Dossier Ghassan Salhab

RÉCIT(S)

Deux dangers ne cessent de menacer le monde : l’ordre et le désordre. Paul Valéry.

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Qu’est-ce donc qu’un miroir ? Un puits pour certains, puits sans fond. Chute libre. Pour d’autres, le Diable probablement, sa tanière, sa demeure. D’autres encore : l’absence. La preuve par le plein du vide, ou inversement. Pur instrument de torture. La belle ou la bête. Ou. Plus prosaïquement, un miroir est le reflet inversé du monde du visible. Il est compagnon de la lumière qu’il peut même renvoyer. Il est aussi compagnon de l’instant. Maintenant, imaginons un cercle qui se dessine disons parfaitement, imaginons-nous en son centre, en son point central, tel un compas dont nous serions la pointe fixe. Et ce miroir qui épouse le tracé circulaire, un miroir à double facette, l’une tournée vers l’intérieur du cercle, dont nous autres placés en son centre donc, l’autre tournée vers l’extérieur. L’intérieur et l’extérieur se tournent ainsi invariablement le dos, ne réfléchissant qu’eux-mêmes. Ils appartiennent au même monde et ils appartiennent à deux mondes séparés, indistincts. Certes, rien de plus aisé à priori que de passer à souhait du dedans au-dehors, et vice versa, de s’y refléter à tour de rôle, une facette puis l’autre, narcisses éperdus. Il n’empêche que nous ne pouvons nous dédoubler dans un même temps donné. Nous pouvons par contre imaginer être à la lisière, hors-champ, invisible à toute réflexion, au risque de disparaître aux yeux du monde, au risque de devenir une preuve qui jamais ne prendra corps.

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Demeurer fixe, ne plus bouger, prendre racine. La terre témoin. Improbable axe, improbable arbre. Aux quatre vents, aux intempéries et autres tourmentes, aux flux et aux reflux, aux déploiements et aux replis. Aux desseins. Vois-tu, m’avait dit l’un d’entre nous, le Temps est une montre sans aiguille, sans chiffre, sans heure. Cela avance et cela recule à la fois. Cela tourne en rond. Cela se fige aussi. Cela commence et cela s’achève à la fois, et peut-être ni l’un ni l’autre. C’est affaire de rythme, avait-il ajouté, d’accords. Que pouvais-je lui rétorquer ? Quelle conjugaison encore ? Qu’en est-il alors du Verbe ? Quelle parole encore, quelle incarnation ? La nuit est le jour, le jour est la nuit, le nord est le sud, le sud est le nord, le continent est île, l’île est continent. Folle déclinaison. Oui, cet implacable axe premier, ce point infinitésimal, infinitisme, source du dit univers, soit de l’ensemble de tout ce qui existe, de la totalité des êtres et des choses qui furent, qui sont et qui sont à venir. Une expansion sans fin, où toute notion de démarcation, de territorialité est vaine. Mais qu’est-ce à dire ? Sur quoi cela gagne-t-il ? Quelle est cette conquête continue qui crée le territoire en question, la notion-même de territoire, tout en le rendant obsolète ? Mystérieuse matière assurément.

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L’identité serait cette trajectoire. Le « qui je deviens ? » en lieu et place du « qui suis-je ? », un devenir sans finalité en somme, sinon la fin elle-même, notre fin, qui n’est pas la finalité à proprement parlé, si finalité il y a. Une identité à la fois collective et individuelle. C’est à dire multiple, démultipliée, et commune, dans le sens du commun et de la commune précisément. Ce point infinitésimal, initial donc, à partir duquel n’a de cesse de s’esquisser et de se déployer les identités et le territoire, le dehors et le dedans. Tout à la fois commune et particulière, dans, ou, et hors du cercle. I would prefer not to, répétait obstinément Bartleby. Enoncé identitaire bien évidemment, puisqu’il affirme tout en contestant, puisqu’il est mouvement tout en se figeant. Et ce mot : Arabe. Selon certains, le radical ‘arab désigne le désert et serait à l’origine un mot hébreu « arâbâh ». Le mot dériverait de la racine sémitique Abhar, « se déplacer », mais l’étymologie arabe considère que le mot arabe dérive du verbe « exprimer ». Le mot Aribi a été trouvé dans une inscription assyrienne qui date de 853 avant le fameux Jésus de Nazareth. Le nom de lieu Arabia est transcrit en grec par Hérodote. Par la suite tous les écrivains grecs ou latins élargissent le sens en désignant l’endroit et les habitants par le mot arabique. Il désigne « l’homme du désert » ou encore « l’homme qui a traversé le désert » ; dans cette acception, il représenterait l’identité bédouine, au sens strict, c’est-à-dire l’ensemble des tribus nomades vivant de pastoralisme en Arabie. Exprimer, se déplacer — en se déplaçant. Nomade soit. Mais cela ne se pouvait sans fin (au contrario de cette conquête continue, les limites territoriales de notre planète sont clairement définies, elle ne gagne sur rien dans l’univers, elle en fait juste partie). Fixé désormais, établi, sédentaire dit-on, cette position assise, reflet inversé de l’aventure humaine en somme, et ce qui en découla : le principe de propriété. Principe qui, tout en l’annihilant, engendra la confuse notion de l’unique.

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De la dérive des continents, aux nombreuses migrations des espèces vivantes, de leur dite évolution, des traces trouvées, accidentellement ou non, os, excréments, cendres, outils, instruments, grottes, figures, couleurs, pans d’édifices plus ou moins rudimentaires, plus ou moins raffinés, fragments, strates, que nous questionnons, harcèlement, quel puzzle est reconstitué, quelle histoire, quelle fable est contée, de qui, à qui, de quelle perspective est-elle le nom ? L’ombre se dispute à la lumière, de toujours, bataille acharnée. Le temps et l’espace, dirions-nous.

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Il est dit que pour toute route empruntée, c’est autant de routes auxquelles l’on renonce, et l’on renonce souvent, délibérément ou non. De nombreuses routes ainsi à jamais recouvertes de poussière, d’herbes folles, d’édifices, tels des fleuves qui, ne trouvant leur lit, finissent par se tarir, s’assécher. L’État-Nation semble être la somme de tous ces renoncements, la conséquence-même. Son dépositaire. Tout à la fois sanctuaire et nécropole. Fatalement, « l’homme qui a traversé le désert», comme bien d’autres errants avant lui, rencontra le « Progrès », à moins que ce ne soit l’inverse ; transpercé de part et d’autre, son lien et son rapport aux inséparables temps et espace, à l’autre et au territoire, aux cieux et à la matérialité, à l’infini et au fini, au verbe et au poème, au vouloir et au pouvoir, à jamais bouleversé, retourné, dérouté. Trompe-l’œil et trompe la mort assurément. « L’homme qui a traversé le désert » ne traverse plus. Quelques symptômes cependant.

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Le passeport est la partie la plus noble de l’homme. D’ailleurs un passeport ne se fabrique pas aussi simplement qu’un homme. On peut faire un homme n’importe où, le plus étourdiment du monde et sans motif raisonnable ; un passeport, jamais. Aussi reconnaît-on la valeur d’un bon passeport, tandis que la valeur d’un homme, si grande qu’elle soit, n’est pas forcément reconnue. Que dit Bertolt Brecht dans ses Dialogues d’exilés, sinon que l’identité de l’homme est celle qu’il s’est assigné à lui- même, mais aussi qu’elle l’assigne, le détermine. Et aussi qu’il y a de quoi rire de l’homme.


Ce texte est initialement paru dans une publication de Beyrouth Ya Beyrouth, exposition dans le cadre des “Temps Forts” du MuCEM, Marseille, 4 Mai – 27 Juin 2016.