Harun Farocki

QUELQUES PENSÉES SUR “IMAGES DU MONDE ET INSCRIPTION DE LA GUERRE”

« Le désespoir, allié à un courage héroïque, a fait de ces nombres une image. » Cette phrase, la dernière d’Images du monde et inscription de la guerre (1988), clôt le film en le faisant basculer dans un nouveau domaine – celui, peu hospitalier, des questions béantes. Car elle vient brouiller un discours qui, même s’il était complexe, restait somme toute saisissable, à savoir – j’y vais à grands traits -, un profond questionnement sur l’utilité humanitaire de la mathématisation des images ou de toute autre façon systématique de transformer les images en données. Prenant, pour point de départ, une anecdote qui veut que la photographie soit née du besoin de documenter le réel en restant à distance, donc à l’abri de ses dangers, et aboutissant aux cartographies militaires, le film sème de sérieuses inquiétudes quant à ces procédures d’abstraction qui nous sont souvent présentées comme de nouveaux jalons (et l’on craint le prochain) dans le triomphe du progrès sur la nature. Notons au passage que tous ces élans de dit progrès et les discours qui les animent semblent oublier que l’humanité fait partie de la nature.

Images du monde et inscription de la guerre (Harun Farocki, 1988)

Hannah Arendt, dont la réflexion d’une lucidité stupéfiante est ici incontournable tant elle imprègne l’oeuvre de Farocki, notait que la politique – au sens contemporain de ce terme – portait la marque d’excès totalitaires et avait clairement fait défaut à remplir sa fonction essentielle, celle de protéger la vie humaine. « De quelque façon que nous considérions la situation et que nous tentions d’évaluer les facteurs particuliers résultant pour nous de la double menace des formes totalitaires de l’État et des armes atomiques, et surtout de la coïncidence de ces événements, nous ne pouvons même pas nous imaginer une solution satisfaisante 1 … »

Au long de son œuvre, Farocki ne cesse d’insister sur le nouage qui semble allier les technologies de préservation à celles de destruction. La photographie pressentie comme témoin et vestige d’un monde à détruire, le film et la vidéo utilisés pour documenter les bombardements, les SS photographiant pour la dernière fois les prisonniers des camps, etc.

D’un film comme Images du monde…, on aurait pu émerger avec une compréhension des faits, peut-être même avec une petite leçon. Or, la dernière phrase vient justement casser cette pensée lisse et rationnelle. Parce qu’on apprend que, dans la détresse, au contact de l’horreur et de la mort, un groupe de prisonniers d’Auschwitz a réussi à laisser une trace visible (pour ceux qui veulent bien regarder) grâce à des calculs mathématiques : « Avec des explosifs faits de poudre raflée par les femmes à la fabrication de munitions, ils incendièrent un crématoire. Eux réussirent ce que la gigantesque machinerie de guerre des alliés n’avait su faire : ils mirent hors d’usage une installation de meurtre. Aucun des révoltés ne survécut. Sur la vue aérienne, on peut faire la preuve de la destruction partielle du crématoire numéro IV. Le désespoir, allié à un courage héroïque, a fait de ces nombres une image. »

Alors quoi ? La critique développée au long du film ne tient plus ? Ou est-ce sur l’inversion du procédé, c’est-à-dire les données devenues image plutôt que le contraire, qu’il faut s’attarder ?

Une assise semble fiable : il n’y a de système acceptable que celui qui résiste à devenir réducteur. En d’autres mots, il n’y a pas de système. Il y a des leurres, il y a des gaffes, il y a l’ignorance et surtout une intelligence rarement mise au service de l’humanité. L’exemple ne pourrait être mieux trouvé, car s’il y a quelque chose que l’on puisse dire des événements d’Auschwitz, c’est qu’on ne peut rien en faire 2 , qu’on touche à l’impensable, au non-sens, à ce que Paul Ricoeur appelle l’impasse épistémologique dans sa préface à la Condition de l’homme moderne : « La prolifération de l’analyse ne fait qu’épaissir l’énigme. […] L’aveu de l’impensable est très exactement ce qui requiert le changement de front opéré dans Condition de l’homme moderne près de dix ans après l’achèvement du manuscrit des Origines du totalitarisme 3 . »

Auschwitz reste, encore et toujours, du domaine de l’impensable, de la question béante. L’Occident voudrait bien tirer des leçons – et même qu’il les voudrait préventives. On sait, à voir aller le monde, que ces événements qu’on voudrait monstrueux et dépassés trouvent régulièrement leurs doublures en d’autres lieux, d’autres époques, d’autres guerres.

Images du monde et inscription de la guerre (Harun Farocki, 1988)

Ce n’est pas un texte sur Auschwitz

Nous sommes bien loin du punctum barthésien, de la photographie-rencontre, occasion. Dans ce monde nôtre où Farocki cueille ses fragments de discours, les images semblent proliférer pour mieux nous permettre de ne plus regarder. Comme si, de l’existence des images, on présupposait que quelqu’un les regarde. Comme si l’image était, par elle-même, « du vu ». Or derrière ces machines à saisir ou à systématiser les images du monde, il y a rarement des êtres humains. La technologie nous délesterait-elle de nos responsabilités civiles ? Dans Images du monde, nous avons plutôt affaire à des images qui n’ont pas accédé à l’existence parce que les regards ont manqué.

Il y a le moment où l’image est saisie ou générée, et il y a le moment où elle est regardée ou déchiffrée. Entre ces deux moments, un indice en latence, une existence suspendue. « Les militaires, ici comme ailleurs, ne cessent de prendre des vues du monde, bien plus que le regard des soldats n’est en mesure d’évaluer. » (narration d’Images du monde et inscription de la guerre)

Le travail de Farocki ne s’arrête pas au constat intelligent ou au démantèlement des faits ; il n’a pas grand-chose à faire de la dénonciation ; il est à des lieues d’un cinéma qui montre ou qui informe. On serait tenté de dire qu’il ne fait que passer par là pour interroger la rhétorique derrière l’articulation des informations. Revient souvent la question du statut de l’information dans nos sociétés – leur abondance pour le moins suspecte et leur pire forme : la statistique. Nous acquittons-nous de quelque chose en étant informés ? Quelle est la fonction de l’affluence d’information qui nous fait croire que nous participons au monde ? Il ne s’agit certes pas d’une contribution à la collectivité ni d’un appel à l’action.

Images du monde et inscription de la guerre (Harun Farocki, 1988)

Espace politique

Au final, si message il y a – car final il y a, assurément – c’en est probablement un qui porte sur la responsabilité de tous et de chacun dans l’aménagement d’un espace politique au sens classique du terme, sens que Hannah Arendt a tenté de restituer – elle qui n’a pas voulu, non plus, restreindre le discours à Auschwitz. Côtoyant sa notion d’une nature humaine capable d’ouvrir, de préserver, ou de reconstruire un espace politique, et celle, brechtienne, d’un effacement de la distinction entre auteur et public, Farocki construit des oeuvres – films, vidéos, installations – ouvertes qui s’offrent comme des espaces de participation et d’action proprement politiques.

« L’auteur qui a médité sur les conditions de la production actuelle […] son travail ne sera jamais uniquement le travail sur les produits mais toujours en même temps un travail sur les moyens de production 4 . »

Images du monde et inscription de la guerre (Harun Farocki, 1988)

Toutes les images ont été reproduites avec la permission de l’artiste.

Notes

  1. Hanna Arendt, La politique a-t-elle encore un sens ?, Paris, L’Herne, 2007.
  2. Certainement pas de la comédie, comme certains ont cru bon d’essayer, et d’autres de primer.
  3. Paul Ricoeur, « Préface » dans Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Éditions Calmann-Lévy, 3e édition, 2006.
  4. Walter Benjamin, « L’Auteur comme producteur », dans Essais sur Brecht, Paris, Éditions La Fabrique, 2003.