L’art de susciter la fausse note

Quelques mots sur la pianiste

Que l’on ne se méprenne pas. Le jeu des acteurs dans le dernier film du réalisateur autrichien est remarquablement juste et Michæl Haneke orchestre une œuvre de main de maître. Trop maîtrisée peut-être… ? Les fausses notes sont dans la salle : des rires incongrus, une forme de perplexité. Les spectateurs semblent avoir vu le film malgré eux. Ils s’attendaient sans doute à autre chose, mais ils n’osent pas être déçus. “Au fond, ces deux personnages sont aussi tordus l’un que l’autre” – telle est l’une des réflexions entendues lorsque les lumières se sont rallumées, une remarque accompagnée d’un rire un peu mal à l’aise qui semblait dire que ce film était lui-même “tordu”. Il est vrai qu’il s’agit d’un objet embarrassant, qui pose des questions dont on ne se défait pas facilement.

Haneke parsème son film de petites occasions de rire : les affrontements violents et puérils qui opposent la pianiste et sa mère, le regard que les habitués du peep show posent sur cette cliente peu commune, le jeune élève qu’elle surprend dans le rayon pornographique d’un marchand de journaux, la malheureuse Shöbert avec sa mère tyrannique et son ignominieuse diarrhée, etc. La première question est donc : pourquoi ces effets comiques dans des scènes dont Haneke ne semble pourtant pas vouloir nous épargner la dureté ? On est loin du petit sourire qui rend les personnages plus humains, plus proches, plus sympathiques. L’humour est féroce, il n’aide pas à aimer ces êtres qui semblent tous malades, névrosés.

Rien n’est laissé au hasard et Haneke joue admirablement avec les sentiments qu’il provoque chez son public. À preuve, la scène d’amour dans les toilettes. Elle est relativement prévisible, attendue, et pourtant elle surprend par sa rapidité. L’absence de résistance de la pianiste rend superflues toutes formes de préliminaires et prend au dépourvu un spectateur encore sous le choc de la jalousie maladive dont la professeure de piano a fait preuve quelques instants plus tôt en s’attaquant à l’une de ses élèves. L’union de Klemmer et de la pianiste promettait de n’être pas banale, mais son intensité dramatique déjoue toutes les attentes. Le plan qui ne montre que le haut du corps du jeune homme, le visage tordu à l’approche du plaisir, a une dimension comique manifestement prévue par Haneke. Et pourtant la scène est grave puisque le déchaînement de passion ne provoque pas chez la pianiste la faille attendue. L’enjeu de la scène n’est plus la révélation qui aurait dû changer la vie de la musicienne, il n’est que l’avènement ou le non avènement du plaisir éphémère et égoïste de son partenaire. Le décalage se confirme avec le pied de nez final constitué par la chorégraphie euphorique que la frustration inspire au jeune homme…

Ce passage n’est qu’un exemple de la distorsion des sentiments qui caractérise ce film. On voudrait s’attacher au comique qui revient sans cesse, mais les scènes où coule le sang placent l’ensemble de l’œuvre dans un tout autre registre. La mutilation génitale que s’inflige la pianiste marque irrémédiablement le film du sceau de l’insoutenable. Et pourtant l’ambiguïté demeure, car on sourit encore lorsque sa mère lui parle de sa mauvaise humeur en apercevant le sang qui coule le long de sa jambe. L’atrocité de la blessure que la pianiste inflige à la jeune Shöbert n’efface pas tout à fait le rire que le trac de l’élève a suscité quelques minutes plus tôt. De même, dans la scène finale, le rire n’est pas loin du tragique tant semblent incongrus le couteau de cuisine et la petite fleur de sang qui s’épanouit sur la poitrine de la pianiste. (Peut-être s’agit-il d’un rire de soulagement à l’idée de voir enfin le film se terminer ?)

Tissée serrée, la trame de cette œuvre offre matière à une inépuisable analyse : effets de miroir entre la mère Shöbert et la mère de la pianiste, mystère insondable des personnages (notamment le jeune Klemmer : trop sain et pas vraiment salaud, trop doué et pas vraiment sensible). Mais le film de Haneke n’“emballe” pas son public, même s’il le manipule de façon très habile. Il a de quoi séduire des spectateurs qui se veulent avertis contre un cinéma trop limpide et pas assez conscient de lui-même. Mais il a surtout de quoi troubler et dérouter : Haneke est partout dans ce film dont il maîtrise tous les effets, mais où se cache-t-il en réalité ? On risque de n’être que perplexe… La pianiste est un film que l’on admire, est-ce un film que l’on aime ?