Rétrospective Grandrieux

PRODUIRE GRANDRIEUX: ENTRETIEN AVEC CATHERINE JACQUES

Dans la cadre de la présence de Philippe Grandrieux et d’une rétrospective de ses films durant le FNC 2012, nous publions un entretien inédit réalisé avec Catherine Jacques, productrice du cinéaste.

Catherine Jacques débute sa carrière en tant que directrice de production, puis productrice exécutive sur de nombreux films d’auteurs tels que Werner Herzog, Nikita Mikhaelkov, Francisco Norden, Valeria Sarmiento, Paulo Rocha. De sa collaboration avec Philippe Grandrieux, naitront trois grands films : Sombre (1998), La vie nouvelle (2002) et Un lac (2008). Plusieurs longs métrages sont actuellement en développement, dont les prochains films de Philippe Grandrieux (Fièvre), Avid Liongoren, Anne Théron, Harold Vasselin et Wael Noureddine.

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Alix Pennequin [AP] : Le cinéma de Philippe Grandrieux est reconnu dans le monde entier et compte de nombreux adeptes, et plus particulièrement chez la jeune génération. Comment expliquez-vous que lors de la sortie des films, les salles sont presque vides ?

Catherine Jacques [CJ] : Comment voulez-vous que je l’explique ? Les salles sont vides car les gens censés être le public de Philippe ne sont peut être pas au courant que les films sont en salle. C’est lié au dispositif promotionnel, c’est à dire que les distributeurs qui investissent de l’argent pour faire de la publicité, de la promotion, devraient faire en sorte que ça se sache et puis surtout que l’on donne toutes les chances aux films d’exister dans une certaine durée. Aujourd’hui, les choses vont très vite et si l’on n’est pas rentable dans l’immédiat, on est évincé du circuit. Et les films de Philippe ne sont pas pensés dans la loi du marché donc effectivement lorsque l’on se confronte à celles-ci, on se rend compte qu’il y a un écart.

AP : Qu’entendez-vous par un cinéma qui n’est pas pensé dans la loi du marché ?

CJ : Philippe ne fait pas des films en se disant « je vais faire un film qui marche » et je ne pense pas « tiens, je vais produire un film de Philippe qui marche ». Quand on fait des films comme ceux de Philippe on les fait sous le regard de l’éternité. Notre démarche a été de faire des œuvres fidèles au désir de l’artiste, sans se soucier de leur rentabilité, de leur positionnement. On a fait les films dans une immense énergie, une grande joie et une absolue sincérité, certains qu’ils seraient vus par un grand nombre. On a fait à ce jour trois films magnifiques dans la plus grande liberté et je dirais dans la plus grande simplicité aussi. J’étais tout à fait d’accord avec ça et j’ai produit de cette façon là. On est vraiment dans une aventure de vie ; on se rencontre, on apprend à se connaître, on apprend à vieillir ensemble. Donc, quand on est aussi libre que ça, la question de remplir la salle, on s’en fout.

AP : Pourtant, c’est aussi votre rôle …

CJ : La rentabilité, c’est du commerce. Produire n’est pas à la base une démarche commerciale.

AP : Oui, je suis tout à fait d’accord. D’ailleurs, on se méprend souvent sur le rôle du producteur qui entraverait la liberté du créateur pour des questions de budget et qui n’aurait d’yeux que pour la réussite financière du film. En faisant des films ambitieux tels que ceux de Philippe, vous prenez des risques pour mettre de l’avant un cinéma que vous aimez. Qu’est ce que c’est pour vous, produire un film ?

CJ : Le rôle d’un producteur, c’est de tenir.

AP : De tenir face à quoi ?

CJ : Face à l’artiste, face à son œuvre qui se constitue. Dans la peinture, il y’a les mécènes qui sont là et qui donnent la possibilité aux artistes de s’exprimer pleinement. Alors, c’est moins compliqué puisqu’il faut une toile, des pinceaux et un peu de peinture. Le cinéma nécessite beaucoup plus de moyens. Et donc, c’est plus difficile. Mon rôle à moi est de tenir tout le long. Et je ne regrette pas d’avoir pu le faire et de toujours pouvoir le faire car en tenant, les choses évoluent, l’œuvre évolue, l’artiste et sa vision du monde évoluent. Et moi aussi j’évolue. J’espère que l’avenir me permettra de penser toujours de cette façon et d’aller pour le coup vers le public non pas dans un souci de rentabilité mais de reconnaissance qui au fond est indispensable à l’artiste et à la productrice car de cette reconnaissance vient la possibilité du film suivant. Ces trois films, de mon point de vue – et je pense que Philippe sera d’accord – constituent une première étape. Ils correspondent à une période de notre existence. Ils ont changé ma vie. A présent, il y’a une nouvelle ère qui s’ouvre.

AP : Une ère nouvelle ?

CJ : C’est une ère qui va davantage prendre en compte le marché parce que nous sommes prêts aujourd’hui pour penser les films à cet endroit. Elle ouvrira le chemin à une nouvelle étape, à un autre mouvement dans son cinéma, un mouvement consacré davantage aux personnages, à la narration, à l’histoire. Les trois premiers films constituent une période dans le travail de Philippe, un triptyque en quelque sorte. Ils sont là et le seront pour l’éternité.

AP : Vous parlez d’une évolution dans l’œuvre de Philippe et aussi dans votre manière de produire, est-ce que c’est Fièvre (le prochain long métrage de Philippe) qui va incarner ce changement ?

CJ : Oui absolument. C’est un long parcours qui nécessite que Philippe et moi soyons en phase. Le film ne peut jaillir qu’à partir du moment où il est accueilli par son metteur en scène, son père et par son producteur.

AP : Est ce que vous êtes « en phase » ?

CJ : Maintenant oui, on est totalement en phase, mais il a fallu un certain temps pour y parvenir. L’intimité de notre relation au travail, nous ne la vivons pas au même endroit.

AP : Par rapport aux contraintes liées au budget du film ?

CJ : Non, il s’agit plutôt de peurs. Elles ne se réveillent pas pour les mêmes raisons. Philippe est seul face à son œuvre, seul face à la possibilité ou non de réaliser le film qu’il a en lui. Et moi je suis seule face à la décision de soutenir du début à la fin la production de l’œuvre. Et la production c’est de l’argent. Et l’argent c’est souvent beaucoup d’emmerdes et d’angoisses ! Donc il y’a un moment où on est comme deux lions en cage et on passe alors par tous les états : états d’amour, de colère, de désamour absolu. Et, il faut certainement passer par toutes ses épreuves puisqu’elles enrichissent la suite.

AP : En fait, le développement d’un film hormis la recherche de financements c’est trouver l’équilibre, le pouls commun, l’énergie motrice pour la suite…

CJ : Oui, nos cœurs battent à présent à l’unisson et avec des méthodes un peu différentes. C’est là que l’on voit qu’on évolue. Aujourd’hui, le marché a pris le dessus et la question de l’argent doit se poser autrement. On a fait le choix de penser le prochain film avec et dans ces contraintes : se donner la possibilité de le financer et aussi de rendre celui d’après possible. Aussi, cela passe par un scénario extrêmement élaboré sans abîmer le désir initial du film et un casting qui ouvre des portes sur le marché. Le marché a besoin d’être rassuré, de croire que les ingrédients sont là pour que ça lui rapporte de l’argent. C’est formidable de penser comme ça aussi. C’est une autre expérience mais nous sommes prêts. On est fort aussi de tout ce que l’on a fait ensemble avant.

AP : Vous disiez dans une entrevue en 2005 (publiée dans le très beau livre dirigé par Nicole Brenez) 1 , ne rencontrer aucune difficulté dans la production de ces films et que vous produisiez ces films de la manière classique, au même titre que n’importe quel autre film (CNC, Arte, Canal + etc.. ). Est ce toujours le cas ?

CJ : Plus que jamais. C’est même de plus en plus classique.

AP : Vous avez la volonté de produire autrement mais est ce que finalement, cela ne restreint-il pas d’une certaine manière la liberté que vous aviez auparavant ?

CJ : Pas du tout. La différence aujourd’hui vient de l’expérience. J’ai appris et compris que les films doivent être pensés, réalisés et produits en fonction de l’économie qu’ils seront capables de générer. Bien sûr on ne peut pas savoir à l’avance si un film va marcher ou pas, mais quand même on sait s’il a des chances d’être vendu et de séduire un public plus ou moins large … Les distributeurs aujourd’hui ont une maitrise de ce genre de choses. Donc plus on a envie ou besoin de moyens qui coûtent chers (du temps, des décors, des équipes, des effets spéciaux…) plus il faut se contraindre à aider le film à être vu, vendu et entendu. Et ce choix des moyens du film, personne ne nous l’impose, c’est notre décision. Notre liberté.

AP : Est ce que vous diriez que le système de financement français est devenu plus « craintif » ?

CJ : Non, il ne prend ni plus ni moins de risques. L’argent aujourd’hui a plus d’importance, encore que … C’est la notion des risques du producteur qui a changé. Avant, il misait son propre argent. Quitte ou double ! Aujourd’hui ce n’est plus vraiment le cas. La mise en danger n’est plus la même.

AP : C’est étonnant de vouloir rendre le cinéma de Philippe plus accessible alors qu’on avait le sentiment qu’il se radicalisait de plus en plus… Sombre est très narratif si on le compare à Un lac

CJ : Certainement pas. Il a cherché, expérimenté et souvent trouvé si j’en crois les passions que ses films déclenchent. Son cinéma est montré dans le monde entier. Ses films sont étudiés, copiés. Il ne s’agit pas de modifier le tir mais d’évoluer, de continuer à expérimenter avec toutes les contraintes du système. Notre volonté commune est, avec le prochain film, de raconter une histoire, de partager une émotion forte avec le public, tout en restant le cinéaste qu’il est avec sa patte si reconnaissable et la productrice que je suis. Nous avons senti et compris que nous étions un peu trop collés dans ce monde de la sensation. Il fallait trouver le moyen de créer un écart entre le film et Philippe, entre Philippe et moi, entre la sensation et l’émotion. Jusqu’à maintenant, l’œuvre de Philippe était très axée sur la transmission d’une sensation. Le spectateur est face à lui-même finalement, face à sa propre intimité qui grâce au film se met à résonner. Il n’est pas seulement face à un film. Philippe a expérimenté à travers une façon de filmer, d’éclairer, de cadrer, de sonoriser, de monter, d’étalonner, et de tout ce qui fait un film en somme son propre langage. Montrez un photogramme des films de Grandrieux, et je le reconnaitrais entre tous.

AP : Comme pour tous les grands cinéastes…

CJ : Sans l’ombre d’un doute. Alors voilà. C’est fait, c’est acquis. Philippe c’est aussi un grand cinéphile et notamment un passionné de Kubrick. Je m’interroge beaucoup sur le cinéma de Kubrick. Il a fait venir à lui un public très large. Quelle est la différence ? Je pense que cela tient à la narration et à la psychologie des personnages. Ce qui est mis en scène dans les films de Philippe, ce qui est le vecteur du rapport aux spectateurs, ce sont les grandes figures comme dans les contes : L’ogre, le loup, la princesse. Et là, on passe à l’étape du personnage. On a essayé d’envisager le film d’une autre manière. D’où l’arrivée aussi d’un nouveau complice qui amène un œil, un désir, un enthousiasme et une expérience différente. Il travaille avec Philippe depuis presque un an au casting du film mais il ne s’agit pas simplement de trouver les acteurs pour les rôles à distribuer mais de faire évoluer le projet, changer les habitudes, faire entendre à un autre endroit le film.

AP : Qui est ce nouveau complice ?

CJ : Philippe El koubi. C’est une espèce de triangulaire cette fois-ci et le film passe à travers les veines de ces trois personnes.

AP : Alors, ce serait d’ouvrir le cinéma de Philippe vers un public plus large ?

CJ : Je dirais plutôt d’ouvrir notre expérience. Bien sur que j’aimerais produire des films où les gens font la queue pour aller les voir. Mais je ne vais pas et je ne peux pas penser un film pour plaire. Seulement la question de la reconnaissance est importante. Quand je débutais, je rêvais de paillettes, d’honneurs, de monter les marches à Cannes, mais pas pour rien ; pour des films qui valent la peine. Je trouve le cinéma de Philippe extraordinaire et si on arrive à cela, ce serait merveilleux. Après, on peut se prendre des coups mais je n’ai pas peur des coups si je suis sure de moi.

AP : Justement, pourquoi le cinéma de Philippe divise autant entre d’un coté l’émerveillement et de l’autre l’abjection ?

CJ : C’est souvent le cas pour les grandes œuvres non ?

AP : Oui. Ce n’est certainement pas un cinéma de l’oubli puisque Philippe réanime notre moi, notre individualité. Vous disiez que dans les films de Philippe, le spectateur est face à lui même…

CJ : Oui, ils vous mettent en connexion avec votre intimité, avec votre vérité. Ce n’est pas un cinéma-réalité. Ce sont des films qui sont purement transmetteurs de sensations. Une amie très proche a vu Sombre à sa sortie. Elle m’a dit « écoute Catherine, c’est un film magnifique mais je ne veux pas voir ce film. Je suis sortie avant la fin car il risque de réveiller en moi quelque chose que j’ai décidé d’éteindre », et c’était très probablement lié à sa vie de femme. C’est ce que j’entends par la vérité de notre propre intimité. C’est ce que l’on n’oserait même pas dire tout haut, seul dans sa chambre. Les films de Philippe viennent nous chercher à cet endroit là. Ils nous le font justement ressentir. Alors, les réactions, elles sont à la hauteur de la force de cette émotion là.

AP: On dit souvent que le cinéma de Philippe est un cinéma élitiste, d’intellectuels… Que répondez-vous à ça?

CJ : Franchement, je m’en fiche. Ceux qui disent, ceux qui pensent, ceux qui détestent… Un jour, tout ce monde là n’existera plus mais les films, eux, resteront.

AP : Les films de Philippe sont donc des films pour l’éternité ?

CJ : Ils le sont déjà. Et personne ne peut me contredire là dessus, même ceux qui les détestent. Ce sont des films qui nous imprègnent, qui nous marquent…

AP : Pensez-vous que les films de Philippe ont rénové le cinéma ?

CJ : En tous cas, je retrouve – et tant mieux – beaucoup de traces de son cinéma dans de nombreux films aujourd’hui. C’est le propre d’une grande œuvre, sa manière de perdurer, de continuer à vivre…

AP : Parlez-nous de votre première rencontre avec Philippe. Comment êtes-vous tombée sous le charme du projet Sombre ?

CJ : Ca ne s’est pas vraiment passé comme ça. A l’époque, j’étais sur d’autres projets. Un homme à peine plus âgé que moi souhaite me soumettre un projet, il avait l’air d’un éternel étudiant, très doux, très attentif et très séduisant… Il me donne de nombreuses directives et dit qu’il doit partir pour Sarajevo. A l’écouter, j’avais l’impression qu’il n’allait jamais revenir… C’est ça que j’ai aimé avec Philippe, je l’ai choisi mais avant tout IL m’a choisie, et pour un producteur, être choisi ça vous donne des ailes. Quand on parle avec Philippe de notre première rencontre, on pense qu’il n’y a pas grand chose à en dire, que c’était au delà de nous. Il cherchait la personne juste pour faire son film. Il avait déjà l’avance sur recettes et pratiquement la coproduction d’Arte. En fait, il m’a lancé une balle, et je la lui ai renvoyée d’une manière qui lui a plu.

AP : Et le scénario de Sombre ? Une écriture particulière…

CJ : Non, c’était un scénario d’une forme extrêmement classique. Il ne l’avait pas écrit seul. Il était accompagné de coscénaristes (Sophie Fillières et Pierre Hodgsoon) avec qui il avait travaillé les dialogues… C’était très classique. Il y avait même la police à la fin qui venait arrêter le tueur. C’est totalement inimaginable aujourd’hui quand on connaît son œuvre, quand on connaît le film. D’ailleurs, ces pages ont été arrachées au moment où Arte a décidé de coproduire le film car cela importait peu. Le film n’était pas situé à ce niveau là. C’était tout de même impressionnant un scénario qui met en scène un tueur de femmes pour qui l’on ressent une forme d’empathie. En plaisantant, on dit que ce sont nos névroses respectives qui se sont rencontrées.

AP : Et c’est là que la rencontre s’est faite ?

CJ : Oui, nos névroses étaient faites pour travailler ensemble. Je n’étais pas sure de bien comprendre tout ce qu’il me disait quand il parlait de la manière dont il allait filmer. Il me disait « la lumière viendra de la terre noire »… A ce moment là, je n’avais aucune idée de ce que cela signifiait. J’étais restée sur ce que j’avais lu, alors la forme dans laquelle il allait construire cette histoire m’échappait totalement. Maintenant, évidemment, j’ai appris à comprendre son langage (rires). J’ai écouté mon intuition et je l’ai laissé complètement diriger les opérations.

AP : Comment décririez-vous votre relation avec le cinéma ?

CJ : J’aime le cinéma et j’aime aimer le cinéma. Je suis très en colère quand ça ne le fait pas. Quand vous sortez d’une projection et que vous êtes bouleversée par un film que vous venez de voir, vos pieds ne touchent plus le sol ; c’est comme votre premier amour, vous vous sentez unique. Et ça, ça vaut le coup, non ?

AP : Une histoire d’amour au final…

CJ : Une histoire de vie.

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Alix Pennequin est une jeune cinéaste indépendante.

Entretien réalisé par Alix Pennequin, le 12 septembre 2012, à Paris.

Révision : Serge Abiaad

Hors Champ remercie Catherine Jacques et Alix Pennequin de leur généreuse participation au dossier Grandrieux.

Notes

  1. Brenez, Nicole. La vie nouvelle, nouvelle vision, Paris : Éditions Léo Scheer, 2005, p.204-205