Regards sur l’enfermement (3)

Pour ne jamais en sortir… Le cinéma de Cronenberg

L’idée que de considérer la filmographie de David Cronenberg du point de vue de l’enfermement peut surprendre, lui qui n’a cessé de faire circuler ses personnages de monde en monde dans eXistenZ, dans la ville pour Rabid, sur les routes dans Crash. La libre circulation des flux et des corps semble le mot d’ordre de sa mise en scène. C’est une caméra mobile qui évolue dans l’espace et saisit ou laisse fuir des figures ambulantes. Cependant, l’enchaînement des lieux provoquent l’enfermement, l’impossibilité de sortir ou plutôt de s’en sortir.

En effet, si nous survolons la filmographie du cinéaste canadien, nous remarquerons que chaque film répète des lieux. Les protagonistes évoluent dans des espaces clos et leurs enchaînements proposent des circuits qui diffèrent mais ne sont jamais identiques. Dans Dead Ringers le cabinet gynécologique et les appartements des protagonistes commutent. Dans Crash, les personnages oscillent entre ballades en voiture sur des portions d’autoroute, des logements ou des parkings.

Crash

Nous nous retrouvons entre la réalité et des espaces virtuels, dans une télévision puis dans un salon, nous passons d’une église à Trout farm, nous voyageons de bars en chambres d’hôtel, nous vacillons entre un actuel et des visions. Bref, tout n’est qu’aller retours, connexions, enchevêtrements, réagencements, explorations d’intérieurs. Cependant il n’est aucunement question d’une vision totalisante, jamais un lieu n’est dévoilé dans son intégralité. La ville est un labyrinthe mobile, une succession d’espaces clos que le montage met bout à bout. Ce n’est pas tant la contiguïté d’un lieu avec un autre qui crée le raccord que la présence d’un corps, le rappel d’une lumière, l’écho d’une mélodie. Alors toutes ces scènes forment la ville. Chaque échappée, chaque appel du dehors, bref, tout ce qui lui appartient ne peut en sortir. En effet, si la musique fuit de l’appartement de James et Catherine c’est pour mieux replonger dans la voiture de Vaughan. Ce qui s’envole, ce qui semble être délogé, finalement plane au dessus de la ville et finit toujours par y replonger. Alors rien ne sort, tout s’enferme. La ville est un agencement. Ce qui importe c’est l’alternance d’espaces afin de créer un réseau. S’il devait y avoir un centre, ce dernier ne serait jamais géographique ou fixe, il serait ce sur quoi la caméra s’arrête : la chair.

David Cronenberg pose son décor dès l’ouverture de ses films. Une fois les lieux exposés, les personnages peuvent s’y glisser. Ensuite, tout sera affaire de connexions et de réagencements. Cependant, même si les travellings peuplent les films du cinéaste canadien, les mouvements du plan tout comme ceux à l’intérieur du plan se heurtent à la limite d’un décor, à l’enfermement d’un corps dans un espace clos, à la répétition des mêmes déplacements. C’est la séquence d’ouverture de Crash. Un long travelling ricoche sur le métal, vogue d’avion en avion jusqu’à trouver la chair. Catherine, organisme vivant, est saisie en plan fixe en dévoilant son sein au métal. Cette caméra évolue dans un espace clos, le hangar. Le mouvement zigzague, il ricoche sur les objets du décor mais ne cherche jamais à fuir. Toujours au loin, une barrière s’était installée, lui figurant sa limite. Mais il n’est jamais question d’aller au-delà, il s’agit plutôt de jouir de l’espace qui nous est donné et d’en faire un lieu d’expérimentations.

Shivers

Déjà dans Shivers, les personnages expérimentent l’enfermement. Chacun est dans la cellule d’un immeuble gigantesque lui-même isolé sur une île. Alors, dès le générique, des photographies se succèdent et nous donnent à voir, grâce à la visite guidée en voix off du promoteur immobilier, les différentes pièces fermées qui le constituent : les chambres, le parking, la piscine, la cuisine. Rien de plus statique qu’un montage photographique accompagné d’un commentaire : le générique est une succession d’espaces clos. « Partez à la découverte du ciel et des étoiles sans quitter votre paquebot, ici tout est à portée de la main 1 ». La résidence immobilière ne nécessite pas d’en sortir, tout est là. Il y a l’équipement sportif pour les loisirs, les câbles pour la télévision, un cabinet médical et un dentiste. Chaque espace clos se trouve à l’intérieur d’un autre espace clos, lui-même définit, déjà délimité. Alors lorsque le mouvement s’installe, il est évident que la caméra sera déjà à l’intérieur. Nous sommes à l’arrière d’une voiture, immédiatement sur l’île. Quant à Eric, le personnage principal, dès le premier plan, son corps enfermé dans la chambre abrite à son tour quelque chose. Le montage souligne doublement cette figure. Eric quitte son appartement pour le couloir, l’ascenseur, sa voiture, son bureau. Dans l’ascenseur la caméra s’en mêle. En effet, les prises de vue cassent les lignes de fuite et abolissent ainsi, la profondeur de champ. L’espace clos se scinde et se referme sur lui-même, il n’y a plus d’échappée possible. Dans l’ascenseur, un jeune couple et le propriétaire sont isolés dans un coin du cadre. Eric prendra leur place après leur départ, comprimé dans l’angle de cette cage. Un plan se définit souvent en fonction de son occupant. La caméra l’isole. Dès les premiers plans, rien ne s’échappe, tout se contient. Alors le cadrage nous dévoile la tragédie du film, puisque le corps lui-même emprisonne un monstre. En véritables poupées russes, David Cronenberg isole les figures et tout contenant est lui-même déjà contenu.

Ces séquences d’ouvertures nous donnent le ton des films. Même si les thèmes abordés sont tortueux et originaux, le cinéaste n’en reste pas moins classique dans son découpage (classicisme qu’il affirmera de plus en plus_. Une première séquence est une scène d’exposition. Personnages et décors s’installent et se fondent. C’est le début de leur symbiose, de leur affectation réciproque.

eXistenZ

Dans eXistenZ, le cadrage en plongée enferme les protagonistes et dévoile leur importance. Isolés de la foule, la caméra sert à redéfinir leur espace. Celui de Ted perd sa profondeur. Nous sommes, spectateurs, devant lui, il nous fait littéralement face et affirme l’aplat de l’image. Aucun flou, aucune profondeur du champ, seuls un mur, une chaise, Ted et l’écran. Allégra sera enfermée d’une toute autre manière. Une plongé et une géométrie triangulaire confinent la conceptrice de jeux vidéos. Une longue table, un mur, une porte fermée, le plafond, bref, toutes les façades, comme autant de signes d’un enfermement sont présents à l’image. La ligne de fuite, quant à elle, tout comme dans l’ascenseur pour Shivers, se retrouve bouchée par l’angle de prise de vue et l’écran devient ce quatrième mur. C’est dans l’enfermement, comme capturés ou déjà pris au piège avant même que l’histoire ne commence – comme une métaphore anticipée – que les personnages nous sont présentés.

Les personnages errent, se baladent, dérivent dans des espaces dont ils ne pourront jamais s’échapper. Marilyn Chambers ne pourra jamais sortir de Montréal, ville mise en quarantaine circonscrite par l’armée. Un contour, une délimitation s’impose toujours à ces personnages car leur errance ne les conduit nulle part. Ce n’est jamais une fuite qui pousse le personnage à se déplacer. Spider répète des circuits. Cependant il ne s’agit jamais d’une progression dans l’espace mais plutôt d’une exploration du temps.

Crash

Dans Crash les balades nocturnes à bord de la Lincoln de Vaughan ne servent plus à se rendre d’un point à un autre de la ville, dont les ponts et les axes des autoroutes en font une véritable forteresse. Ces voyages donnent lieu à des expérimentations, une sexualité en mouvement. Alors les déplacements ne servent tout simplement plus une dimension spatiale. En effet, c’est ce que préfigurait la dernière séquence de Shivers dans l’immeuble puis l’errance dans la ville de Rabid, fuir ne sert à rien puisque l’on ne pourra jamais s’en sortir.

Rabid

Les personnages au fil des films deviennent alors ces flâneurs dont nous parlait Walter Benjamin, et la ville se transforme en un intérieur. C’est un espace intime. Ils l’habitent de façon littérale. Ils y puisent leur énergie. Ils s’adaptent à son rythme. Alors en sortir n’est plus un but. Il s’agit davantage de composer avec elle, se laisser envahir par elle. Les personnages sont des marcheurs et déambulent dans la rue, cependant, ils traînent avec eux la vigilance de l’observateur (Spider) ; car le flâneur traque, suit, enquête malgré lui au hasard d’une rue (M. Butterfly), il saisit les choses au vol. Les personnages créent, ils inventent, fabulent (Naked Lunch), ils élaborent des formes, proposent des agencements, ils conviennent d’un tempo (Crash).

Ils recherchent des espaces libres.

Le personnage chez David Cronenberg vit en poète citadin. Il compose des possibilités d’existence. Les corps au même titre que les lieux s’investissent (Dead zone), tout se visite. Mais David Cronenberg chasse de plus en plus la foule dans laquelle le personnage pourrait trouver une échappée. Il empêche la fuite avec le flot de la masse dans les premiers plans de Spider. La foule ne peut jamais être un refuge, ou bien ce lieu dans lequel personne n’est visible ou lisible. La ville n’est jamais abordée comme une multiplicité mais plutôt par rapport à la façon dont elle se fond et se révèle à une singularité, un corps, une chair, un personnage. Ces protagonistes ne sont jamais anonymes. Leurs traces ne s’effacent jamais, comme en témoigne la dernière scène de Crash. Mort, ce sont les traces de Vaughan qui hantent cette séquence. Alors ces flâneurs sont ceux qui choisissent leurs chemins dans la ville de façon à toujours rester en son antre.

Le personnage n’est jamais « l’homme des foules » de Baudelaire ou bien l’asocial inconfortable dans sa propre société de Poe. Le personnage est sorti de la foule, il est « l’homme délaissé par la foule 2 .» Celui qui expérimente les intérieurs.

Crash

Notes

  1. Voix off pendant le générique de Shivers.
  2. Walter Benjamin, Charles Baudelaire, trad. Jean Lacoste, d’après l’édition originale de Rolf Tiedemann, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque », 2002, troisième édition, p. 85.