PÉLERINAGE DANS LES SOUTERRAINS AVEC JEAN-PIERRE BOUYXOU

Détournements & pornocratie

Pierre-Luc Vaillancourt : C’était la projection de Graphyty vendredi dernier, et voilà plus de quarante ans que le film est terminé. Il y avait pourtant encore des gens qui sortaient et semblaient insultés par le film, et ce dans le cadre d’une soirée de films pornos…

Jean-Pierre Bouyxou : Ce que je trouve amusant, c’est que le film a dérangé des gens parce qu’ils venaient voir des films pornos — et qu’on n’y voit pas de gens qui baisent. Graphyty n’est pas un film pour exciter les gens ou pour se branler en le regardant. Alors qu’à l’époque — il a été commencé en 68 — dès qu’il a fait 3 minutes ou 5 minutes j’ai commencé à le projeter en public. C’était un work in progress, c’est-à-dire que quand j’avais des bouts de pellicule à gratter, je les rajoutais au film qui devenait alors de plus en plus long. Ce qui est au début du film est ce qui a été fait en dernier, et ce qui est à la fin a été fait en premier, puisque je rajoutais les bouts au début de la pellicule. À l’époque, ce qui choquait terriblement, c’était le côté porno du film : c’est pornographique à la façon des graffitis dans les toilettes, c’est-à-dire qu’il y a des inscriptions et de petits dessins pornos, ce sont des bites, des sexes de femmes, des pénétrations, des choses comme ça, tout à fait caricaturales. Ça s’appelle Graphyty parce que c’est un graffiti, simplement au lieu d’être fait sur des murs de toilettes ou des pupitres d’écoliers, c’est inscrit et gravé sur la pellicule 16mm, image par image.

Jean-Pierre Bouyxou, Graphyty, 1968.

PLV : C’est un peu comme McLaren, mais en plus pervers… Est-ce qu’il t’arrivait d’avoir des problèmes physiques avec le film, puisque tu l’altérais directement : des cassures par exemple ?

JPB : Le film cassait très souvent parce qu’évidemment, je n’avais pas le matériel adéquat pour faire ce genre de travail; McLaren travaillait en Rolls-Royce. Je n’avais pas de boîte a gratter comme en utilisent les dessinateurs quand ils dessinent sur la carte à gratter, ou de petits hachoirs… j’utilisais la pointe d’un canif ou d’un ciseau, je frottais avec une lame de rasoir. Parfois les couleurs viennent simplement de la façon dont la pellicule est rayée, gravée, et lacérée. Selon la profondeur du grattage, ça fait apparaître des couleurs, y compris sur la pellicule noir et blanc. Pour l’essentiel, je rajoutais des couleurs avec des marqueurs, du mercurochrome, du vernis à ongle, des encres de chine, tous des produits qui déteignent. Ce qui est amusant, évidemment, c’est que je faisais mes collures non pas avec une monteuse ou une table de montage, mais je mettais deux bouts de pellicule bout à bout et je les montais avec du ruban adhésif, comme avec un pansement : c’était très épais et ça passait très mal dans les projecteurs. Alors ça cassait très souvent, et quand ça se produisait la pellicule éclatait en mille morceaux et je devais jeter des mètres et des mètres de film, qui étaient remplacés par d’autres quand je trouvais un peu de pellicule. Le film raccourcissait et rallongeait à la fois, et changeait en permanence parce qu’il y avait des choses qui apparaissaient et disparaissaient au cours des projections. Il y a plusieurs séquences, si on veut — une séquence était en fait une séance de travail, lorsque pendant quelques heures j’étais enfermé pour travailler et gratter la pellicule — j’avais récupéré des films en 8mm, pas Super-8 mais 8mm, qui étaient pour l’essentiel des petits documentaires très bêtes sur le nudisme et le culturisme, où l’on voyait des athlètes prendre des poses pour faire valoir leurs muscles. J’avais collé ces morceaux de pellicule, toujours avec du ruban adhésif, sur ma pellicule 16mm; auparavant, j’avais également traficoté ces bouts de films, en laissant toujours une image visible ; mais il y avait aussi les perforations collées sur le film. Tous ces morceaux-là sont parmi ceux qui ont disparu car ça bloquait le projecteur ; la projection s’interrompait, mais pas la séance : on ne rallumait pas la salle, et j’avais mis une musique qui, elle, continuait. Car ce n’était pas un son optique mais des disques ou une bande magnétique, ou bien, dans des festivals de pop musique, les musiciens qui improvisaient pendant la projection : donc la musique continuait. Le temps de dégager la pellicule qui avait explosé dans le projecteur, de recoller les deux bouts de films et de reprendre la projection : plusieurs minutes d’intermission donc, et parfois, après quelques secondes, le film cassait à nouveau. Ça énervait beaucoup le public. Je n’avais pas encore vu Hurlements en faveur de Sade de Debord, mais c’est assez la même démarche, un film pour emmerder le spectateur, le sortir de son confort de spectateur passif… je ne sais plus ce que je voulais dire ?

Graphyty, 1968.

PLV : Un McLaren irrévérencieux et vitriolant alors, plutôt que pervers…

JPB : Je n’avais pas vu le film de Debord, et à l’époque je n’avais pas encore vu le long métrage d’Isidore Isou — que depuis j’ai vu et que j’aime beaucoup — ni les films de Maurice Lemaître; par contre j’ai fait un passage dans le groupe lettriste. Il y a des choses qui relèvent complètement du lettrisme dans les signes imaginaires, les idéogrammes qui sont sur la pellicule… mais j’aimais déjà beaucoup les films de McLaren. Ça m’a sans doute influencé, c’est du McLaren très mal élevé… c’est McLaren en train de faire Mai 68, et c’est une dimension qui manque complètement à McLaren, que je continue d’aimer par ailleurs. Le film de McLaren que je trouve le plus radical est une succession d’images blanches et d’images noires qu’il n’a jamais projeté de son vivant car il le trouvait lui-même trop radical, et c’est ce qu’il a fait de plus sidérant… c’est du Debord !

PLV : Satan bouche un coin aussi a une dimension déstabilisante…

JPB : À l’époque, en 68, les gens réagissaient très violemment aux deux films, à Satan bouche un coin et Graphyty. La présence de la petite fille dans Satan bouche un coin a suscité beaucoup de réactions — à plusieurs reprises, j’ai été complètement agressé par des spectateurs qui avaient vu la petite fille pratiquant des actes sexuels avec Molinier… alors que c’était une petite nièce à moi qui a été filmée un tout autre jour, pas au même endroit et pas du tout dans le même décor. Mais parce que c’est un montage rapide, les gens étaient persuadés d’avoir vu et ce, tout de suite après la projection — « mais non, vous ne l’avez pas vu, je n’ai pas filmé ça », « mais enfin monsieur, ce qu’on vient de voir c’est odieux, faire sucer un vieux monsieur travesti par une petite fille, c’est dégoûtant… », « mais non, c’est vous qui imaginez ça! ». Satan bouche un coin, le même avatar que Graphyty, a été tourné sur pellicule inversible et monté sans table de montage ni visionneuse, sans rien, en regardant simplement la pellicule par transparence pour voir ce qu’il y avait dessus, et monté avec une paire de ciseaux et du scotch…

Satan bouche un coin, 1968.

PLV : Pourtant, l’ouverture du film, c’est un montage fulgurant !

JPB : Il y a certains moments du film qui ont disparu au cours des projections… les collures étant extrêmement rapprochées, et comme c’était des collures de scotch, le film cassait en passant dans les projecteurs, et la pellicule se fendait sur des longueurs importantes : il y a donc une partie du film qui a disparu aussi !..

PLV : La musique est très étrange, presque carnavalesque…

JPB : Une musique de fête foraine, complètement ! C’est un disque que j’avais trouvé complètement par hasard, et acheté sans savoir ce que c’était. J’avais envie d’avoir la Danse macabre de Saint-Saëns, et le disque que j’avais trouvé dans une collection de disques à très très bon marché, très réduit, ça s’appelait Fantaisie pour orgue et percussions, d’un certain Georges Montalba…

PLV : – et qui est ce Georges Montalba ?

JPB : – On ne le sait pas exactement. Il y a quelqu’un qui a prétendu… qui s’est réclamé… un certain sataniste anglais…

PLV : – Anthon la Vey ?

JPB : – Voilà! Il a prétendu que c’était lui… mais ce n’est pas certain, à certains détails près ça ne colle pas. Donc une musique extrêmement étrange, tout à fait décalée par rapport à la partition qui est interprétée. Ça fait musique de fête foraine, de cirque, musique de limonaire, avec un côté à la fois dérisoire et complètement pompeux et pompier qui m’avait tout à fait séduit. Quand j’ai fait le film, je n’ai pas pensé à la musique, mais lorsqu’il s’est agit de le projeter une première fois, il a fallu une musique; j’ai tout de suite pensé à ce disque-là, et en plus ça commence avec les coups de minuit, qui sonnent bien détachés les uns des autres, et avec l’orgue qui commence à jouer mais très en sourdine… je me suis dit que c’était parfait de commencer la projection par ces douze coups de minuit, et dans le noir car le film lui-même ne roule pas encore. Mais le son n’était pas optique, le disque accompagnait la copie originale du film : alors évidemment il s’abîmait un peu, il se rayait, et il y avait des crachotements qui collaient très bien avec l’image, qui elle-même se détériorait au cours des projections. C’est ce qui reste du film d’ailleurs, c’est cette copie qui a fini par être contretypée. Il y a des séquences surexposées et d’autres sous-exposées, ce qui colle parfaitement car on devine ce qui se passe sur l’écran plus qu’on ne le voit : on peut donc imaginer beaucoup de choses…

PLV : Le générique est très mystérieux, et parfait, presque illisible…

JPB : Il a été fait plus tard, à Bruxelles, car le film avait été projeté jusqu’alors sans générique. À la fin de l’année 68 quelqu’un m’a dit « mais c’est con, ton film n’a pas de générique, il en faudrait un ». Un ami était en train de tourner un film en 16mm et avait encore pour quelques heures une caméra 16mm et un bout de pellicule et il m’a dit « si tu veux je te passe ma caméra et la pellicule si tu veux faire un générique ». Alors chez moi, sans matériel d’éclairage et au rouge à lèvres, on a écrit des génériques sur le corps de deux amis, un garçon et une fille. Le garçon était Noël Godin, le futur entarteur, et la fille était sa compagne d’alors… simplement, comme je n’avais pas de matériel pour éclairer, le générique est absolument illisible, on distingue quelques lettres, parfois un prénom ou un nom, mais rarement le prénom et le nom entiers. Évidemment, je m’en fous que le générique ne soit pas lisible, c’en est quasiment une parodie… ça ne donne pas prise à la mégalomanie du créateur !

PLV : – À qui appartenait la caméra que tu avais alors empruntée ?

JPB : – Étienne O’Leary. Il possédait sa propre caméra, une Beaulieu 16mm à ressort, qu’il fallait remonter. Il vivait à Paris à l’époque… je l’ai rencontré en 67, après nous nous sommes fréquentés pendant un an et demi, grosso modo. On s’est perdu de vue pendant les événements de Mai 68, curieusement. On a commencé Mai 68 ensemble. C’était les côtés exaltants de Mai 68, on rencontrait des gens et on liait connaissance avec une facilité tout à fait renversante, on devenait les amis très proches de gens qu’on avait jamais vus auparavant, et que quelques fois on n’allait plus jamais revoir. Il se passait beaucoup de choses partout, partout, partout ! Pendant les premiers temps des événements, on se retrouvait tous les jours… puis emportés par les vagues de tout ce qui se passait, on ne s’est plus retrouvés dans les mêmes lieux, enfin la vie a fait qu’on ne s’est plus vus. Pendant longtemps, j’ai cherché la trace d’Étienne : tous les nombreux amis qu’on avait en commun ont également perdu sa trace … Jean-Jacques Lebel, Pierre Clémenti, de qui il était très proche, ne savaient pas ce qu’il était devenu, il avait complètement disparu. Je n’ai appris que plusieurs années après qu’il était retourné au Québec.

PLV : Les films d’Étienne O’Leary sont encore aujourd’hui absolument inconnus au Québec…

JPB : Étienne avait toujours, ou presque toujours, sa caméra avec lui, et il filmait ce qu’il se passait autour de lui. Il sortait sa caméra quand il était en visite chez quelqu’un, ou lorsque les gens passaient chez lui, lorsqu’il était dans un café ou dans la rue. Il n’y avait pas de montage ensuite : c’était à l’écran dans l’ordre où ça avait été filmé. Mais sa caméra lui permettait de revenir en arrière et de faire des superpositions et surimpressions d’images, et elle pouvait également filmer image par image… et surtout, ce mec était vraiment génial. Souvent il cachait l’objectif, en mettant sa main devant l’objectif; il s’était aussi construit des caches en carton, qui cachaient une partie de ce qui était filmé. Il arrivait donc à faire des clignotements absolument fascinants et hypnotiques.

Étienne O’Leary, Chromo Sud, 1968.

PLV : – Ça crée un journal filmé rempli de superbes géométries, avec un rythme vraiment enivrant !

JPB : – Absolument ! Le problème, c’est que les films avaient disparu physiquement… personne ne savait où ils étaient, il était parti avec eux, personne n’avait de copie. Ces films n’avaient pas d’existence légale, on se réclamait de l’underground, ça ne passait pas par le circuit des normes. Chaque projection que j’ai vue d’un film d’Étienne O’Leary a été vécue comme un événement par les spectateurs. Je n’ai jamais vu une projection sans voir les gens complètement fascinés et bouleversés par ce qu’ils avaient vu, toujours ! Mais par contre, il y a eu très peu de textes, très peu d’articles, il n’était pas méconnu… il était inconnu ! Tout au moins aux yeux de la culture officielle, ce qui a contribué à le faire disparaître et oublier complètement. Lorsque la Cinémathèque française a fait, en 1999 — ou 2000, je ne sais plus — une gigantesque rétrospective sur l’histoire du cinéma expérimental en France depuis ses origines jusqu’à aujourd’hui, un ami, Raphaël Bassan, qui est un des rares critiques et historiens spécialisé dans l’expérimental, a parlé aux programmateurs de la rétrospective, Nicole Brenez et Christian Lebrat, et leur a demandé : « Est-ce que vous passez des films underground? », et ils ont dit « mais quels films underground? ». Ils ne connaissaient même pas l’existence de ce mouvement qui a eu lieu en France, d’une durée très brève, de 67 à 69 à peu près, et qui se réclamait de l’underground. On parlait de cinéma souterrain à l’époque… et eux n’en connaissaient même pas l’existence. C’est alors par l’intermédiaire de Raphaël Bassan qu’ils m’ont contacté… donc ils ont vu mes films à cette occasion-là, et je leur ai parlé d’autres réalisateurs dont ils ignoraient l’existence. Ils connaissaient les productions de Zanzibar et des choses comme ça, ils connaissaient les films de Clémenti… mais ils ignoraient tout des films de O’Leary, Michel Auder, René Vautier, Alain Montesse, et de plein de gens ! J’ai parlé de façon très enthousiaste et persuasive, apparemment, des films d’Étienne O’Leary… mais il s’agissait de les trouver. Alors, ils ont lancé une recherche auprès des cinémathèques du monde entier pour essayer de retrouver les traces des films, et c’est de cette manière-là qu’on les a trouvés à la Cinémathèque québécoise, qui était très timide, car il a fallu insister. Car comme je savais qu’Étienne O’Leary était reparti au Canada, Christian Lebrat, le co-réalisateur de cette gigantesque rétrospective, a toujours orienté ses recherches vers le Canada et il a toujours insisté auprès de la Cinémathèque québécoise pour qu’eux-mêmes fassent des recherches… et ils ont finalement dit : « ah ouais… on a les films! », mais ils ont d’abord dit que non, ils ne les avaient pas, et qu’ils ne connaissaient pas ce Étienne O’Leary. Apparemment, les films auraient été déposés, ils ne savaient plus par qui, à la Cinémathèque, et les boîtes n’avaient jamais été ouvertes et les films jamais projetés, ni même visionnés. Ils ignoraient tout à fait ce qu’ils avaient là! J’ai bien peur qu’ils n’en fassent pas beaucoup plus depuis !

PLV : Malheureusement non… que dalle ! Est-ce que vous et votre groupe de comparses aviez été mis en contact avec le cinéma underground américain de l’époque ?

JPB : Il y a un élément fédérateur… fédérateur quasiment par hasard ! Un jour, un copain me dit : « Il y a une projection de films underground américains ce soir, vient avec moi! » Moi et un autre copain, Raphaël Moringu, avec qui j’ai partiellement fait Satan bouche un coin, sommes allés à la projection en question, amenés par cet homme. C’était une projection privée, dans un appartement, un grand appartement dans le quartier de Montparnasse, chez quelqu’un de visiblement très riche, mais je n’ai jamais su chez qui ça c’était passé. Il y avait beaucoup de monde… pour un appartement ! Il devait y avoir vingt-cinq ou trente personnes, pas plus. À l’époque, au début de l’année 67, on entendait beaucoup parler du cinéma underground américain, mais personne ne savait exactement ce que c’était, il s’agissait d’un cinéma invisible ici. Tout ce qui avait été montré ici, c’est quelques films de Kenneth Anger, et c’était pratiquement tout. Peut-être quelques films qu’on pouvait rattacher aussi à ce mouvement, comme Hallelujah the Hills de Adolfas Mekas, mais on ne connaissait pas ce cinéma. Un Américain proche de ces cinéastes underground, new-yorkais pour beaucoup mais pas tous, était donc venu en France comme ambassadeur de ce cinéma, avec des valises pleines de bobines de films 16mm. C’étaient des films de Stan Brakhage, Bruce Conner, Bruce Baillie, Robert Breer, Gregory Markopolos, etc. et également un film de l’homme en question, qui était venu avec toutes ces copies. Il s’agissait de Taylor Mead, qui a été notamment un acteur fétiche d’Andy Warhol. Étienne O’Leary était à la projection et le connaissait : je ne sais plus quand, comment, et où ils s’étaient rencontrés… mais il connaissait assez bien Taylor Mead, qu’on voit d’ailleurs dans un de ses films et qui avait été tourné avant la soirée en question. Il le connaissait déjà, donc. C’était Taylor Mead qui avait fait la programmation de la soirée en choisissant les films : il a montré un film d’Étienne O’Leary, qui était son premier, pas tout à fait le tout premier, mais son premier qui comptait pour lui, Day Tripper… et également un film de Francis Conrad qui a disparu maintenant, Heads and Tails. Tout ça passait sans présentation, on voyait les films sans savoir à qui les attribuer. C’est alors en discutant avec les gens qui étaient là — tout ça se passait dans la fumée des joints — que j’ai appris que tel film et tel film avaient été tournés à Paris, un par un jeune canadien, qui s’appelait Étienne O’Leary, et qui était là, à côté, et à qui j’ai été présenté, et l’autre film par un jeune américain, qui vivait aussi à Paris, mais qui n’était pas là à cette soirée : Francis Conrad. C’est alors que j’ai eu la révélation toute bête qu’on pouvait faire des films même si on n’avait pas les moyens ; il n’était pas nécessaire d’avoir un producteur, une équipe technique et beaucoup d’argent pour faire un film… il suffisait de se procurer une caméra et de se démerder pour avoir un peu de pellicule, et on pouvait tourner. Le côté parfaitement non conventionnel de celui qui ne respectait pas les codes de la narration, les codes esthétiques, qui se foutait que ça soit bien fait ou mal fait selon les critères habituels : ça me convenait parfaitement, je retrouvais l’anarchie transposée dans la façon même de faire le cinéma. J’étais emballé, et j’ai alors décidé de faire du cinéma. J’étais très, très fauché, alors en dernier recours, pour palier les moyens de me procurer une caméra et d’acheter ou de voler un bout de pellicule pour pouvoir filmer, je prenais de la pellicule usagée, des amorces, des choses comme ça, pour tout de même faire un film.

Satan bouche un coin, 1968.

PLV :Satan bouche un coin est venu avant Graphyty ?

JPB : – Oui. Le film est assez court, il était un petit peu plus long, peut-être deux ou trois minutes ont disparu… mais le tournage a commencé en 67, fin août, début septembre, à Paris; ce sont les scènes avec Étienne O’Leary et Michèle Giraud, qui était sa compagne; ensuite je suis reparti à Bordeaux, qui était encore à l’époque mon point d’attache. Pendant tout un temps, une bobine de deux minutes et demie seulement avait été tournée avec O’Leary, puis ensuite j’ai pu acheter une autre pellicule. Ce qui avait été tourné à Paris du film avait été co-réalisé avec Raphaël Moringu… et lorsque nous avons visionné ces deux minutes et demie en projection, nous avons découvert que la plupart des scènes étaient sous-exposées et qu’on ne voyait pas grand-chose à l’image. Je me suis dit tant pis, ça ne me dérange pas forcément. Par contre Raphaël Moringu s’est découragé et a abandonné, j’ai alors continué seul. À Bordeaux, j’étais voisin et ami de Pierre Molinier, et donc vers octobre ou novembre 67, je suis également allé tourner deux minutes et demie chez Pierre Molinier. En décembre 67 ou janvier 68, quelqu’un m’a filé une autre bobine de deux minutes et demie et j’ai été filmer chez des copains; alors le tournage s’est étendu sur plusieurs mois, et à chaque fois j’avais la caméra pour un temps très bref : le tournage n’a duré que quelques heures, mais réparties sur plusieurs mois. Un ami avait des entrées, enfin des connexions, avec le centre culturel ou la maison de la culture – je ne sais plus comment ça s’appelle officiellement – de Toulouse, et il a pu organiser une projection de films underground français. Évidemment, j’étais resté très en contact avec Étienne O’Leary, qui était devenu un ami très proche ; j’étais lié à Clémenti, à Jean-Jacques Lebel, à cette mouvance… c’est comme ça qu’on apparaissait les uns dans les films des autres, on se prêtait les caméras, on se rendait des services. Au centre culturel de Toulouse donc, où il y a eu cette première projection, il y avait nos films, ceux de Clémenti, Michel Auder, Étienne O’Leary, René Reffret, et ceux d’un Américain, des bobines que Taylor Mead avait laissées à Paris. Elles doivent toujours s’y trouver d’ailleurs… et Philippe Bordier, qui était lui-même cinéaste et qui faisait partie de ce groupe très informel, groupe entre guillemets : « on va passer ton film aussi ». Mais il n’était pas encore monté. Alors il a été monté essentiellement en une nuit de quasi fièvre… de quoi je parlais déjà ?

PLV : de la genèse de Satan bouche un coin.

JPB : alors, c’est en rentrant de cette projection de Toulouse qui avait lieu au tout début du mois de mai 68, juste avant les événements. Les événements avaient commencé en mars en fait, avec des occupations d’usines de plus en plus nombreuses, des facs qui se mettaient en grève, des mouvements sociaux de plus en plus importants. Mais le pays n’était pas encore paralysé comme il l’a été pendant un mois et demi. Après cette projection de Toulouse, René Reffret, un des cinéastes dont un film était présenté, était venu de Paris avec la voiture qu’il avait emprunté à ses parents, une DS19; et lui, Étienne O’Leary, Raphaël Moringu, Michel Auder et moi avons décidé de passer par Bordeaux, je ne sais plus pourquoi. Alors à Bordeaux, nous avons improvisé, dans un tout petit ciné-club, qui était le ciné-club de la Fédération anarchiste, une projection le soir même, et les gens qui étaient au courant par le bouche-à-oreille sont venus. Ensuite, au lieu de rentrer bêtement à Paris, nous avons décidé de prendre le chemin des écoliers et d’aller à Nantes, où l’on avait un point de chute. Nous nous sommes aussi arrêtés plusieurs fois en cours de route pour organiser des projections, dès qu’il y avait un projecteur 16mm quelque part. De cette manière-là, nous avons projeté nos films dans des salles de bistro, dans une usine occupée, c’était très rigolo et très étonnant. C’est un cinéma qui a quand même la réputation d’être projeté par et pour les esthètes un peu fumeux, et je me souviens un jour, à la présentation d’un film, un spectateur furieux a dit : « si vous montriez ça à des ouvriers, ils vous donneraient la fessée, et ils auraient bien raison ! ». Et bien le film a été montré à des ouvriers qui ont été bien décontenancés, mais pas plus qu’un public bourgeois, cultivé et averti. Ça c’est très bien passé ! Certains ont été passionnés, nous avons eu de chouettes discussions avec eux. La dernière de ces projections a eu lieu dans un amphithéâtre d’une fac occupée à Nantes. Et la projection a été interrompue car quelqu’un me disait : « voilà les fachos »; et effectivement, il y avait des étudiants d’extrême droite qui arrivaient avec des gourdins et des barres de fer. Donc les étudiants grévistes sortaient… bagarre ! L’assaut des fascistes repoussé, ils revenaient s’asseoir dans la salle, et la projection reprenait. À ce moment-là, on a appris que ça bardait vraiment à Paris, ce qu’il est convenu d’appeler les événements de Mai 68. Alors nous sommes rentrés dare-dare à Paris, juste à temps pour être accueillis par un ami commun à nous tous, qui était Jean-Jacques Lebel. Il nous a emmenés dans une assemblée générale, informelle et improvisée, un des lieux d’agitation, c’est là qu’en petit comité on s’est dit… et bien faisons ça culturellement ! c’est très bien, les ouvriers occupent les usines, les étudiants occupent leurs facs : il faut que les artistes fassent quelque chose aussi ! « On ne va pas occuper un atelier d’artiste, de peintre. Et si on occupait un théâtre, quelle bonne idée ! » On a tout de suite pensé à la Comédie française, comme symbole de la culture gaulliste et bourgeoise, la culture conventionnelle quoi ! Jean-Jacques Lebel a eu une très bonne idée : « Non ! C’est trop attendu justement. Ça serait mieux de prendre un bastion de la culture bourgeoise, mais qui passe pour quelque chose d’anti-conformiste, d’audacieux et d’avant-gardiste ». Il a proposé l’Odéon, qui était le lieu de Jean-Louis Barrault et de Madeleine Renaud, le lieu convenait tout à fait à cette définition qui avait été donnée, le lieu idéal… et je crois qu’on a eu tout à fait raison. Barrault a très bien réagi à l’occupation de son théâtre, et ça lui a coûté son théâtre ! Mais je crois qu’on a eu raison de le prendre comme emblème de cette détestable récupération par la culture officielle d’une culture moins conventionnelle. Le lendemain, l’Odéon était pris d’assaut !

Étienne O’Leary, Chromo Sud, 1968.

PLV : Tu connaissais Roland Lethem à cette période ?

JPB : – J’ai connu Roland Lethem un tout petit peu après… les pavés de Mai 68 étaient encore chauds, il y avait encore pas mal d’endroits occupés, le drame général venait de se terminer mais les événements n’avaient pas encore tout à fait cessé. Un copain m’avait proposé de passer quelques jours à Bruxelles avec lui, c’est alors que j’ai rencontré Roland Lethem, Noël Godin, Patrick Ela, et d’autres jeunes cinéastes et peintres. Bruxelles était à l’époque une ville où il se passait beaucoup de choses, culturellement, ou plutôt contre culturellement, une ville en effervescence. Il y avait beaucoup de choses et de gens passionnants. Je m’y suis directement beaucoup plu, et j’y suis carrément resté plusieurs années. Roland Lethem est devenu, et est toujours, un de mes amis les plus proches.

PLV : Vous avez alors collaboré sur des films… tu apparais dans La fée sanguinaire !

JPB : – Oui! Dans La fée sanguinaire, j’ai fait un ange qui transporte un fût d’huile dans lequel se trouve en fait la fée sanguinaire, et d’où va sortir la fée pour aller castrer les méchants connards ! Et le film se termine, en fait il faut être belge pour reconnaître l’endroit et goûter ce que ça avait de drôle, on se retrouve devant le Palais Royal, la demeure où habitent le roi et la reine. L’autre ange est Raphaël Moringu, avec qui j’ai fait une partie de Satan bouche un coin et beaucoup d’autres choses aussi ! Pendant le tournage de Satan bouche un coin, la Fédération anarchiste avait organisé un congrès qui se passait à Bordeaux. À l’occasion du congrès, il y avait une exposition de documents photos, tracts et objets sur l’histoire de l’anarchie. Avant que l’exposition ne ferme, et que ces objets soient dispersés et retournent aux gens qui les avaient prêtés, les responsables m’ont demandé si… le fait est que j’étais en train de faire un film, et ils le savaient car j’avais visionné les rushs, si on peut appeler ça des rushs, au ciné-club anarchiste ; donc ça me donnait une sorte d’aura, de prestige… j’étais un cinéaste parce que j’avais tourné des bouts de pellicule ! Ils m’ont demandé, donc, de faire un court documentaire sur l’exposition. Ils ont loué une caméra et acheté quelques bobines de pellicule, et en une journée j’ai filmé ce que je trouvais d’intéressant dans l’exposition, et des cartons également car c’était muet, et j’ai fait le montage en une autre journée. C’était deux bobines de deux minutes et demie, donc un film de grosso modo cinq minutes, qui s’appelait L’anarchie, tout simplement. Il a été fait en même temps que Satan bouche un coin, donc je ne sais pas si c’est L’anarchie ou Satan bouche un coin mon premier film. L’anarchie a beaucoup circulé dans les cellules locales et régionales de la Fédération anarchiste. Il a beaucoup circulé dans ces endroits-là. Par contre, je n’ai jamais eu de copie et je ne sais pas ce que l’unique copie, l’originale, est devenue, je l’ai perdue de vue depuis longtemps ! Pendant cette nuit de fièvre où j’ai monté Satan bouche un coin – j’ai ensuite continué le montage pendant un jour ou deux, mais guère plus car il fallait que la copie soit prête pour la projection, qui je crois était le 4 mai, à la maison de la culture de Toulouse – pendant cette nuit de fièvre, donc, il y avait quand même une scène qui était la dernière que j’avais tournée, et qui était vraiment trop surexposée, alors j’ai décidé ne pas l’inclure au film. Mais je trouvais dommage de foutre la pellicule en l’air, donc j’ai gratté une partie de cette pellicule pour faire des graffitis dessus… et c’est devenu un film ! On voit encore des bribes de la séquence qui avait été tournée et ratée dans le montage. C’était une fille qui s’enduisait le sexe de mayonnaise et qui se branlait dans la mayonnaise.

PLV : –Par la suite il y a eu Sortez vos culs de ma commode ?

JPB :Sortez vos culs de ma commode… j’étais encore en Belgique, dans les derniers temps que j’étais là-bas, en 72. En fait, j’étais à cheval entre Bordeaux-Paris dans un premier temps, puis Bordeaux-Paris-Bruxelles, mais j’habitais à Bruxelles. Un jeune copain de Noël Godin et de moi-même avait été appelé pour faire son service militaire. Il a tout de même réussi à se faire réformer, mais il a quand même passé deux ou trois jours dans une caserne. Il a volé deux bobines de films dans la caserne, qui traînaient dans un bureau… il les a ouvertes, et en regardant le générique à la lumière il a vu que c’était des films militaires, faits par le service cinématographique des armées. Je pense d’ailleurs que ce n’était pas forcément des films faits en Belgique, mais sans doute post-synchronisés en Belgique ; je pense plutôt que c’était anglais, et très con, pour apprendre comment on manie un flingue et des conneries comme ça. On se demandait quoi en foutre… Graphyty ne pouvait être continué éternellement… Enfin, j’avais gratouillé mes premiers morceaux de pellicule vers le premier mai 68… et j’ai du décider d’arrêter grosso modo un an plus tard, donc ça s’était étalé sur près d’un an. Noël Godin me dit : « Pourquoi ne prends-tu pas ces films et tu les grattes? ». Mais ça me faisait chier de refaire Graphyty, je voulais passer à autre chose ! Je n’avais pas envie de faire une carrière à la McLaren, devenir un gratteur de pellicule pour le restant de mes jours ! Je ne sais plus lequel de nous deux… on a pris cette décision ensemble de s’attribuer chacun un des deux films et de les projeter tel quel. Au départ l’un ne pouvait être projeté sans l’autre, en se les attribuant sous des titres fastidieux. Lui avait pris Les cahiers du cinéma, et moi Sortez vos culs de ma commode. La première projection eut lieu à la Cinémathèque Royale de Belgique à Bruxelles et ça a fait scandale. Puis les films ont été projetés plusieurs fois dans quelques festivals de cette manière-là, et un jour quelqu’un nous a dit : « J’ai la possibilité de vous faire faire des génériques gratuitement dans un laboratoire ». On a vite improvisé chacun un générique complètement farfelu en attribuant des postes… un mélange de copains, de complices, de gens qu’on aimait bien, des gens célèbres et complètement stupides, d’ennemis. Si bien qu’au générique, le nom de ma voisine de palier pouvait côtoyer celui d’un chanteur de variétés débile, de Jean-Luc Godard, ou Jacques Lacan ! C’était l’équivalent exact au cinéma du geste de Marcel Duchamp prenant une pissotière pour en faire une œuvre d’art ! Nous avons détourné le film ! Mais bon, ça reste un détournement et un ready-made quand même.

PLV : Pendant une époque, tu as beaucoup travaillé avec Jean Rollin, comme acteur principalement ?

JPB : Oui, mais aussi comme assistant, comme scénariste… j’ai collaboré à pas mal de films. À une époque, j’ai beaucoup travaillé avec lui, pour gagner de quoi vivre… Comme ses films de vampires marchaient très, très mal, il faisait des films pornos, alors je collaborais aux films pornos. Un jour, il me dit : « Il y a un producteur fou qui voudrait que je fasse un film en une journée! ». Je trouvais le projet très excitant… « Allez, accepte! » Le plus simple c’est d’improviser, si tu dois suivre un scénario, certainement ça devient très compliqué, il faut trouver une situation de départ puis improviser. Poussé au cul par moi, il a accepté la proposition, à la condition expresse que je sois son assistant. Le matin du tournage, lorsque je suis arrivé, il se trouvait que la veille, avec un copain et une copine, on avait passé la nuit à beaucoup beaucoup boire… j’avais passé une nuit blanche, j’étais encore saoul, avec une monstrueuse gueule de bois ! J’arrive sur le plateau, en fait dans le salon du producteur, tout simplement. Eh bien, j’arrive, et Jean me dit : « Puisque tu trouves ça si excitant l’idée de faire un film en une journée, eh bien c’est toi qui va le faire! ». Donc j’ai improvisé le film en une journée. Le point de départ a été trouvé par Jean. Dans le film, un réalisateur, moi, qui suis présent donc devant la caméra, est sur le point de commencer un tournage. C’est alors qu’il reçoit un coup de fil de son producteur lui apprenant qu’il doit faire Les deux orphelines, d’après le roman mélodramatique très célèbre du dix-neuvième siècle. Il apprend donc qu’il doit en faire un film porno. Il doit alors l’apprendre à ses comédiens et les amener à tourner du porno. Il fallait respecter le cahier des charges si je puis dire, c’est-à-dire qu’il fallait que le film ait son nombre de pénétrations, de fellations, d’enculades. Il fallait respecter ça, d’autant plus que le producteur était présent ; cela dit il m’a foutu une paix royale. C’était en son direct… c’est même pas une décision, c’est venu comme ça. Je suis omniprésent dans le film, pas forcément sans arrêt devant la caméra, mais je donne les instructions à haute-voix, on m’entend donner les ordres… Ça montre tout, ça fait découvrir à pleins de gens les coulisses du cinéma pornographique. C’est à la fois une fiction et son propre making off… pas à la Exhibition de Jean-François Davy, il n’y a pas d’interview et de choses comme ça ! Mais chaque incident qui se produisait sur le plateau était instantanément intégré, et lorsque quelqu’un dit : « tu dois mettre des plans de coupe ! », pouf : on l’entend dire ça et tu vois tout de suite les plans de coupe qui arrivent, qui ont été faits tout de suite. Le montage a consisté à enlever les claps et à mettre les titres. Le titre de tournage était Histoire d’X, mais le film est sorti sous le nom d’Amours collectives.

Jean-Pierre Bouyxou, Entrez vite… vite, je mouille!, 1979.

PLV : – C’était en quelle année ?

JPB : – Ça, c’était en 76. Et puis j’en ai fait un deuxième, deux ans après, donc en 78, toujours grâce à Jean Rollin, et également en une journée. En fait, Jean devait faire deux films en trois jours, avec les mêmes acteurs, sauf une qui devait impérativement partir à la fin du deuxième jour. Donc Jean m’a proposé : « Je fais un film, pendant une journée et demie, puis tu fais le deuxième, toi, en une journée et demie. Tu seras l’assistant sur le mien, je serai l’assistant sur le tien ! » C’était lui le producteur en plus ! Il s’est passé… il y a eu un incident, la pellicule bourrait dans la caméra, et comme on tournait pas à Paris il a fallu aller chercher une caméra, donc le tournage a pris du retard. Jean n’a pas pu tourner son film en une journée et demie mais en deux jours, largement complets. Donc je n’avais plus qu’une journée pour faire le mien. Comme je n’avais plus l’actrice qui devait partir, je l’ai trouvé malin comme un con ! Mais c’était très sympa le tournage de films pornos dans les années soixante-dix, il y avait une ambiance extrêmement ludique… très sympa, très chaleureux ! Le soir c’était… orgiaque n’est pas le bon mot, plutôt une convivialité qui allait jusqu’à tous baiser ensemble ! En fumant énormément de joints, en sniffant pas mal de cocaïne, et en buvant énormément. On a fait la fiesta pendant une bonne partie de la nuit, si bien que j’étais le premier à me réveiller le lendemain matin, à onze heures et demie à peu près. « Nom de Dieu, j’ai un film à faire en une journée et il est déjà cette heure-là! ». Pareil, j’avais une gueule de bois monstrueuse. Il a fallu bouffer, alors je n’ai pris que l’après-midi pour tourner le film puisqu’on avait les décors jusqu’au soir ! Et là, j’avais un scénario à respecter. Le scénario au départ s’inspirait d’un fait divers authentique, les sœurs Papin. Les sœurs Papin, dans les années 1930, étaient bonnes dans une famille bourgeoise et avaient assassiné leur patronne et sa fille. Les surréalistes avaient beaucoup défendu les sœurs Papin, ils s’étaient enfermés pour elles, et elles avaient inspiré une pièce de théâtre de Jean Genet, Les bonnes. Et aussi un très beau film, Les abysses, dont le scénario a été écrit par un mec oublié aujourd’hui, mais c’est un très grand dramaturge, Jean Vautier. Donc j’ai pris ça comme point de départ sauf qu’une des deux sœurs devait être la fille que je n’avais que pour une demi-journée, et que je n’avais plus. Et évidemment, au lieu de tuer leur patronne, c’est dans la débauche et dans le cul que ça se fait… tout ça est joyeusement anar et blasphématoire. Le film a été bouclé vers dix heures le soir… de toute façon il fallait dégager les lieux ! Après, je n’ai fait que quelques petits trucs pour la télé…

PLV : Tu as toujours continué à écrire, avec La science-fiction au cinéma, L’aventure hippie

JPB : – Oui ! L’écriture a toujours été ma principale activité, celle qui m’a fait vivre en fait. J’ai écrit pas mal de livres sous des pseudonymes. J’ai fait dix sept ou dix huit romans, des livres sur le cinéma, et beaucoup de livres comme nègre, pour d’autres gens.

PLV : Et récemment tu as eu une carte blanche à la Cinémathèque française, il y a déjà deux ans, où tu as pu présenter des films plus anciens mais aussi des films récents…

JPB : – Oui! Il y avait entre autres Yves-Marie Mahé… c’est Nicole Brenez qui m’a fait découvrir. Elle a passé mes films pornos à la Cinémathèque, et avant une projection d’Amours collectives, elle m’a demandé : « Est-ce que tu m’autorises à passer un très court métrage d’Yves-Marie Mahé, c’est un film porno expérimental, c’est vachement bien! » C’est là que j’ai découvert, j’ai ensuite vu les autres, et je trouve sa démarche passionnante, c’est un vrai auteur ! C’est tout à fait fortiche, car c’est uniquement des images détournées, mais l’usage qu’il en fait est très foRrt. Dans les gens contemporains, il y a lui et il y a aussi Stéphane Du Mesnildot que je trouve intéressant. Stéphane Du Mesnildot a aussi écrit un bouquin très intelligent sur Jess Franco !

PLV : – Que tu connais aussi !

JPB : – Oui! Avec qui j’ai tourné dans la même période que Jean Rollin… un peu avant et un peu pendant en fait… et puisqu’ils ne s’aiment pas tous les deux, c’est assez rigolo!

Cet entretien a été réalisé et retranscrit par Pierre-Luc Vaillancourt. Paris, le dimanche 17 mai 2009.