Pixie du$t
En 1992, Disney lance un film pour enfants au titre accrocheur : The Mighty Ducks. Le film raconte les épopées d’un entraîneur qui montre à des gamins comment devenir champions de hockey. Contre toute attente, le film connaît un succès au box-office et engrange des profits records.
Voyant là une opportunité en or pour extraire tout le potentiel commercial du film, Disney mobilise toutes les neurones de son département fraîchement créé « Corporate Synergy and Special Projects »([www.disney.com->www.disney.com]) pour concocter une méga stratégie de marketing globale appelée « Disney Expérience ». Bien que dispendieuse, cette stratégie mercantile est toute simple : utiliser toutes les tentacules de l’empire Disney (Radio, Télévision, Journaux, Magazine, Jouets etc.) afin de créer et gonfler artificiellement un événement pour en générer ainsi de colossales sources de profits.
C’est en 1993 que le projet se met vraiment en branle. Disney achète rien de moins q’un « vrai » club de la Ligue Nationale de Hockey (LNH) qu’on nommera comme le club pee-wee du film : Mighty Ducks. On lance la suite du film en 1994. Cette stratégie est également dédoublée puisque Disney achète des parts du club professionnel de baseball les Angels de la Californie et lance au même moment un film le mettant en scène. Les deux équipes seront logés à Anaheim, à deux pas du parc d’attraction Disneyland. Depuis dix ans, en plus des films, les deux clubs seront le sujet d’une multitude de produits dérivés passant des Comic Books aux figurines personnifiant les joueurs étoiles. Les deux clubs de sports ne sont en fait que le maillon d’une vaste chaîne commerciale qui dépasse de beaucoup celui du sport professionnel. En fait Disney possède une infinité (voir [Mediachannel->http://www.mediachannel.org/]) de journaux, magazines, réseaux de télévision et radio. Il faut donc gaver tous ces secteurs en contenu. Les Mighty Ducks et les Angels ne répondent en fait qu’au besoin de fournir du contenu aux chaînes sportives.
Au pays de la convergence
Mais pour que le monde merveilleux de Disney soit vraiment pertinent et profitable, il faut la participation efficace de tous les secteurs qui composent ce système.
Il faut s’assurer d’un transport fluide du contenu entre tous ces différents secteurs pour que tous puissent aboutir dans les millions de foyers américains.
La finale de la Coupe Stanley de cette année fut une nouvelle chance qui s’offrait à Disney afin de déployés toutes les astuces de son « Corporate Synergy and Special Project ». Pour une nouvelle fois, la possibilité de faire converger toutes les activités de son empire dans une seule et même campagne devenait possible avec la présence des Mighty Ducks en finale du championnat de la LNH.
Après une poussée irrésistible et les performances extraordinaires du jeune gardien de but, le club californien fera disparaître une à une les meilleures équipes du circuit. Pour un bref instant, les Mighty Ducks, bien épaulés par le conglomérat Disney, parviennent à séduire les foules. L’amphithéâtre de Anaheim se remplit pour une des rares fois et un hype tout californien se crée. Évidemment, la Californie étant le berceau du deuxième conglomérat médiatique américain – l’As de pique étant la ville de New York – la « Mighty Ducks mania » se retrouve étalée sur tout le continent nord-américain.
Mise en échec
Malgré les efforts titanesques de Disney pour bien promouvoir les matches de la finale sur ses réseaux, les cotes d’écoutes sont restées relativement faibles. La machine de séduction n’a pas su intéresser suffisamment le public. Beaucoup ont accusé la platitude des matches de la finale en raison de l’utilisation abusive du jeu défensif hermétique et sans éclats. (USA Today.com)
Malgré les faibles cotes d’écoute et la défaites in extremis des Mighty Ducks, l’histoire se termine tout de même bien pour Disney. Cette finale de hockey a permis de réutiliser les vieux blockbusters du temps et faire la promotion de ceux en devenir (comme le film The Miracle, qui raconte l’histoire de la conquête de la médaille d’or par la jeune équipe américaine durant les Jeux Olympiques d’hiver de Lake Placid, movies.go.com). Disney a su trouver son compte puisque même si les performances d’un réseau étaient faibles, les bonnes performances d’un autre pouvaient venir éponger les déficits. Par exemple : après que les Mighty Ducks aient disputé leurs matches éliminatoires sur ESPN/ABC, on diffusait sur un autre réseau la trilogie du film The Mighty Ducks (dans laquelle les vrais joueurs du vrai club y tiennent des rôles). Pendant les matches le commentateur sportif, censé décrire le jeu, annonçait fréquemment la diffusion des films sur les autres réseaux appartenant à Disney. On s’assurait également, lors des arrêts de jeu, de bien montrer des vedettes hollywoodiennes venues appuyer l’équipe du haut de leurs loges ( dont Émilio Estevez, la vedette de The Mighty Ducks I, II et III).
Pour être bien certain de faire goûter le « Disney Experience » on n’hésitait jamais à marteler le public avec des références régurgités des contes féeriques de Disney. Les commentateurs du match à la télévision utilisaient ad nauseam les remarques toutes faites comme quoi la fiction venait de rejoindre la réalité et vice-versa. Le président de Disney, invité à commenter la surprenante ascension de son club jusqu’à la finale, expliquait tout cela dans une analyse très éloignée des analyses sportives traditionnelles, mais qui se rapproche davantage du vocabulaire de Disney: « (It’s the) same kind of Cinderella story – it’s amazing », il poursuivra en disant « It’s been done with professionalism, hard work and a little pixie dust. »
Retour sur les enjeux
Aux États-Unis les principaux sports professionnels américains sont diffusés sur 5 réseaux :
ESPN, ABC, FOX, CBS, NBC. FOX est la propriété de NEWS Corporation, CBS de Viacom, NBC de General Electric tandis que les réseaux ESPN et ABC appartiennent à Disney.
En 1998, empressé de satisfaire ses réseaux de sports en manque de contenu, Disney s’engage dans une escalade spéculative entre réseaux compétiteurs afin d’obtenir la diffusion exclusive des matches de la LNH sur ses réseaux ABC/ESPN. Le contrat de cinq ans est évalué à 600 millions de dollars. Probablement dû au fait de sa souche canadienne, la part de diffusion du hockey sur les ondes américaines est la plus petite de tous les principaux sports professionnels. La LNH signe avec Disney un pacte d’exclusivité. Le Hockey ne sera donc diffusé qu’en alternance sur les réseaux ABC et ESPN. (ArmchairQB.com)
Mais la percée du hockey aux États-Unis est un échec. Malgré une mise en marché agressive du début des années 90, le hockey n’a cessé de perdre du terrain dans les cases horaires télévisuelles américaines. Difficile de faire passer un jeu aussi rapide à la télévision diront plusieurs. Difficile de vendre un sport nordique dans des états du sud diront d’autres. La multiplication des canaux est également mise en cause dans la perte d’engouement du public. Alors l’équation est très simple; moins d’auditoire veut dire moins de recettes publicitaires. Moins de recettes publicitaires veut dire moins d’argent et de pouvoir de négociations pour la LNH. Le casse-tête s’avère donc multidimensionnel : attirer l’auditoire, le captiver et le retenir.
Interventionnisme des réseaux
Depuis les vingt dernières années, le hockey nord-américain a subi plusieurs modifications dans la forme et le style de jeu afin de rendre le sport plus « télé-génique » et le formater aux exigences des sbires de la télévision. Le plus important était d’adapter le sport aux goûts et humeurs du nouveau public amené avec la récente ruée des nouveaux clubs du mid-west américain – bastion du football et de la lutte. Une série de mesures plus ou moins réussies étaient motivée par le désir de rendre le sport plus « spectaculaire », au moment même où cette expansion du circuit ne pouvait que diluer le talent. Pour susciter l’engouement pour ce « nouveau » sport, l’idée fut donc de hausser la tolérance de la violence, de l’obstruction et de l’accrochage (même si de récentes refontes de l’arbitrage tentent de contenir l’accrochage démesuré). Tous ces éléments ont par le fait même réduit drastiquement la dimension offensive du jeu – la quasi-disparition de marqueurs de buts aussi prolifiques que les vedettes du passé, au cours de la dernière décennie, témoigne clairement de ce changement de doctrine. Une autre modification qui a considérablement influencé le rythme et la forme d’une partie de hockey est le principe des arrêts de jeu minutés. Ces arrêts fréquents servent littéralement à mettre en scène le match afin de satisfaire les commanditaires qui s’affichent durant les pauses publicitaires, ou dont le logo vient se superposer sur l’écran. Les spectateurs présents dans l’amphithéâtre lors d’un match peuvent témoigner de cette cassure de rythme; à chaque pause commerciale les joueurs regagnent le banc de l’équipe, en attendant que l’arbitre (qui surveille un indicateur lumineux) siffle le retour au jeu. Durant le sixième match de la finale 2003, l’influence de la télévision sur le déroulement du jeu fut à son comble lorsque le joueur étoile des Ducks, Paul Kariya, de retour d’une blessure infligée quelques minutes auparavant, a refait deux fois la même sortie sur la patinoire – la première s’étant faite malencontreusement dans la coupure d’une pause commerciale. Était-ce une pure coïncidence? Était-ce une «prise deux» intentionnelle (du joueur ou du réalisateur de télévision) afin de montrer au public de la télévision la joie de la foule suscitée par son retour au jeu ? Les commentateurs n’ont évidemment pas manqué de souligner le courage et l’héroïsme de la star…
Finalement, le hockey n’a pas été la manne espérée aux États-Unis, tandis que l’enflure du marché, moussée par des corporations américaines comme Disney, menace les équipes canadiennes, dont deux sont déjà disparues dans les années 90, alors qu’au Canada le hockey demeure un classique de la télévision. Même avec un reformatage du style de jeu, le sport n’a pas connu les succès escomptés; les sports traditionnels règnent toujours en roi et maître dans les cœurs du public du mid-west et du sud des États-Unis.
La LNH connaît en ce moment des années difficiles. Beaucoup de propriétaires sont insatisfaits des modestes revenus, quelques clubs font même face à la faillite et certains autres menacent de se retirer du circuit. Parmi ces clubs il y a les Mighty Ducks. À son dixième anniversaire de naissance, le club de hockey de Disney est à vendre.
Mais comme un miracle n’en vaux pas deux (le premier miracle étant la victoire du championnat de baseball par les Angels d’Anaheim qui étaient incidemment en vente à la même époque), le même destin choyait Disney encore une fois cette année, en propulsant son équipe de hockey en finale de la Coupe Stanley. Même si le club d’Anaheim a perdu la finale, sa valeur marchande a tout de même bondi dans les stratosphères. En plein cœur de la Californie, le hockey devenait brièvement un sujet à la mode. Certains joueurs étoiles étaient même invités dans les Talk Shows de fin de soirées et ce, même sur les réseaux compétiteurs.
La dernière finale de la Coupe Stanley a surtout révélé l’énorme influence de l’empire Disney sur tout ce qui concerne la culture du divertissement. Pour Disney, une finale de hockey est un spectacle comme les autres qui ne sert qu’à divertir un public et le retenir attaché à sa gamme de produits. En fait, le hockey, le cinéma, les dessins animés, ce ne sont que des marchandises qu’il faut acheminer au plus grand nombre de consommateurs possible. La présence des Mighty Ducks était l’occasion parfaite pour utiliser un des ses secteurs afin de doper tous les autres et unifier l’empire médiatique que l’entreprise a su paver au fil des années. L’énergie que Disney a investie dans le déploiement de son arsenal, afin de « booster » l’intérêt du public (surtout californien) et l’inviter à croire en un événement qui suscite généralement peu d’intérêt dans cette région des États-Unis, a laissé plus que jamais transparaître l’emprise inhérente, le pouvoir d’intervention et d’homogénéisation que Disney possède sur la culture, le divertissement et le sport.
La présence coup sur coup en finale des deux équipes appartenant à Disney au moment même où l’on veut s’en départir ne témoigne-t-elle pas d’une certaine influence que l’entreprise peut exercer sur certains résultats sportifs et décisions administratives? Pour Disney, le contenu a toujours été dépendant des considérations économiques. Alors pourquoi serait-ce différent pour le sport?
La tradition telle que connue par les amateurs de hockey des générations précédentes semble maintenant disparue. La mutualité entre la télévision et le sport professionnel d’aujourd’hui est plus que jamais irréversible. Pour continuer à coexister, la télévision a besoin du sport et le sport a besoin de la télévision. La fin du pacte télévisuel ABC/ESPN approche. Si Disney utilise tout son pouvoir afin de soumettre la LNH à de nouvelles exigences contractuelles, l’authenticité du sport pourrait encore une fois en souffrir.
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Autres sources :
[Media Channel->http://www.mediachannel.org/]
[Forbes Magazine->http://www.forbes.com/work/2003/02/10/cx_ml_0210sportschat.html]
[Reuters->http://reuters.com/newsArticle.jhtml?type=televisionNews&storyID=2968969]