Sur les traces de Bazin

Pierre Hébert : le révélateur

Le film de Bazin (Pierre Hébert, 2017)

Au début d’un de ses plus beaux textes 1 paru en septembre 1947 dans la revue L’Écran français, à propos du film d’archives sur le Paris de la Belle époque réalisé par Nicole Vedrès avec l’assistance d’un certain Alain Resnais, André Bazin s’exclame : « J’apprécie ce soir le bonheur de n’être pas metteur en scène, car je n’oserai plus toucher une caméra après avoir vu Paris 1900. » Le texte s’intitulait, justement : « À la recherche du temps perdu ». Cette première phrase a été soustraite, dix ans plus tard, de la version que l’on peut découvrir dans le premier volume (si on le trouve) de Qu’est-ce que le cinéma ? dont Bazin supervisa de près l’édition (les trois autres volumes furent édités après sa mort). Ce premier tome sortit à l’automne 1958, aux Éditions du Cerf, exactement deux semaines après que Bazin, à 40 ans, succombe à une leucémie, le 11 novembre 1958, le lendemain du premier coup de manivelle des 400 coups de Truffaut (comment ne pas ressentir un frisson, à chaque fois, à l’évocation de cette funeste coïncidence).

Il est bien connu qu’à la différence de ses amis critiques, Roger Leenhardt, Pierre Kast et Alexandre Astruc, Bazin n’a signé aucun film de son vivant, même si plusieurs lui sont dédiés, des 400 coups au Mépris. Et pourtant, bien que rares sont ceux qui leur ont accordé de l’importance, dans un recoin du numéro 100 des Cahiers du cinéma (superbement illustré par Jean Cocteau), paru au moins d’octobre 1959, au moment où la Nouvelle vague triomphait pour un temps dans les salles parisiennes et ailleurs dans le monde, on peut trouver ces quelques feuillets, s’étalant de la page 55 à 61, illustrés de quelques photos amateurs, simplement intitulés : « Les églises romanes de Saintonge. Un projet de film d’André Bazin ». Sans note explicative et surtout sans fortune critique particulière, ce texte étonnant dort encore aujourd’hui du sommeil toujours paradoxal qui auréole l’œuvre de Bazin, comme d’ailleurs la quasi totalité de ses 2600 articles, dispersés dans des dizaines de journaux et de revues, que depuis quelques années on a commencé à redécouvrir, à retrouver, à retracer 2 .

Châtre (dessin de Pierre Hébert)

Grâce aux travaux dans les archives de Bazin réalisés par Hervé Joubert-Laurencin en 2015, on a appris en effet que le célèbre critique avait effectué deux séjours de repérage au printemps et à l’été 1958 (après avoir remis aux Éditions du Cerf ses textes révisés ?) dans la campagne charentaise de Saintonge, « entre la Vendée et la Gascogne, l’Aunis et l’Angomoi ». L’homme y était à la recherche du charme discret des églises romanes que l’on peut y débusquer, enfoncées dans leurs décors de lierre et de paille, et sur lesquelles la vie environnante avait repris tout naturellement ses droits, sujet et objet de ce premier film dont le « projet » fait apparaître le dessin général. Dans ces archives récemment exhumées on découvre une correspondance avec le producteur pressenti pour le documentaire, Pierre Braumberger (producteur de Paris 1900, réalisateur de la Course de taureaux, film auquel Bazin consacrera un article – en réalité deux articles – fameux, « Mort tous les après-midi », producteur aussi des courts métrages documentaires de Resnais, des premiers films de Rouch, Chabrol, Pialat, Truffaut, Godard). On y trouve également des brouillons, des notes griffonnées, des planches-contacts avec des tirages photographiques plus ou moins réussis (comme nous l’apprend une note technique du laboratoire, constatant le mauvais état des clichés qu’on lui avait remis, et fournissant à Bazin quelques conseils techniques afin qu’à l’avenir il puisse obtenir de meilleurs résultats). De toute cette matière, bien sûr, l’historien et l’amateur de cinéma a de quoi se repaître et se réjouir, sans compter que les seules perspectives nouvelles que cette petite redécouverte ouvre par rapport à la conception que nous nous faisons de Bazin (nourrie pendant trente ans, comme on le sait, d’une version réductrice, simpliste et risible d’un « bazinisme » de pacotille) auraient pu nous suffire et nous satisfaire. Mais dès lors que notre imagination vagabonde et que nous sommes en droit de nous demander ce qu’aurait pu être ce film de Bazin, vient aujourd’hui le temps d’ajouter au savoir de l’historien la griffe d’un cinéaste de génie comme Pierre Hébert. C’est ce que propose Le film de Bazin.

Sablonceau, d’après André Bazin (dessin de Pierre Hébert)

Peut-être faut-il d’office dissiper un premier malentendu que pourrait suggérer le titre. L’intention d’Hébert et de son complice Joubert-Laurencin n’a jamais été de réaliser le film que Bazin rêvait de faire avant de mourir. Le Film de Bazin est bel et bien un film de Pierre Hébert. Il en porte d’ailleurs pleinement la signature, la griffe comme on dit, repérable notamment, et sans jeux de mots, par ce grattage si particulier qui traverse le film, soit par incrustation sur l’image numérique, soit par numérisation d’images grattées directement sur la pellicule (technique avec laquelle Hébert a renoué récemment, et dont découle plusieurs projets de films, de performance et d’installation). On a donc bien affaire ici à un film de Pierre Hébert sur le film de Bazin, à propos de ce projet, à partir de ces quelques matériaux et de ces savoirs accumulés. Mais surtout, il s’agit d’un film sur ces « lieux et monuments » arpentés par Bazin au printemps de 1958 et que reparcourt le cinéaste avec sa caméra, sa sensibilité et son paraphe inimitable. On y apprend notamment que ces églises et ces paysages sur lesquels se dessine une histoire longue et complexe qui relie l’Europe à l’Orient et même à l’Extrême-Orient, que ces terres et ces « demoiselles de pierre » faisaient assurément partie de la géographie affective du « jeune Bazin », lui qui, infatigable curieux, devait sans doute, les jours de beau temps, à vélo, partir à la découverte de ses églises romanes de la campagne de Saintonge. Il était alors jeune étudiant (de 1934 à 1937) à l’école normale d’instituteurs de La Rochelle tout près (en empruntant le pont transbordeur que l’on prend de Rochefort, et qui apparaît en 1968 dans le film de Jacques Demy), et ce, avant qu’il ne découvre, quelques années plus tard, le cinéma et en devienne le plus important critique. Pour Bazin, au printemps 1958, alors qu’il sent peut-être sa santé vaciller et la mort venir, ce projet est sans doute aussi une manière de renouer avec un peu de ce temps à l’état pur, de ce temps perdu qu’il avait le désir de retrouver et que le cinéma lui permettait paradoxalement d’embaumer. Voici ce que le film d’Hébert nous donne à penser, parmi les différentes natures de plaisir qu’il nous procure et qu’il me serait impossible d’énumérer ici, tant elles sont nombreuses et variées.

Le film de Bazin (Pierre Hébert, 2017)

En amont du Film de Bazin de Pierre Hébert, se trouve d’abord le hasard et la nécessité d’une rencontre, celle de l’historien et esthéticien Hervé Joubert-Laurencin (spécialiste de Bazin, de Pasolini, mais aussi du cinéma d’animation) avec le cinéaste. Cette rencontre passe, en bonne partie, par la figure médiatrice d’André Martin (la notion de « cinéma d’animation » luit doit ses lettres de noblesse dès 1953), qui fut ami d’André Bazin, critique aux Cahiers et qui compte aussi parmi les pionniers de la réflexion sur le cinéma animation. Pierre Hébert a pu le côtoyer durant le séjour de celui-ci au Québec au début des années 1960, alors qu’il était lui-même un cinéaste d’animation débutant, qui se nourrissait des textes de Martin à une époque où, en s’appuyant sur des notions baziniennes mal dégrossies, on rejetait en bloc le dessin animé dont il aura été l’un des plus perspicaces observateurs de 1944 à 1958. Il y a donc ces hasards, ces chemins qui se croisent, ces dates qui se télescopent en créant des fulgurances, tous ces temps qui se superposent et ces amitiés qui se nouent, ces rencontres qui se scellent entre les générations.

Ruines à Laleu d’après une planche-contact d’André Bazin (dessin de Pierre Hébert)

Il y a aussi cette poignée de médiocres clichés, pris par Bazin, qui témoignent jusque dans leur maladresse de l’affection que celui-ci éprouvait pour ces modestes églises et les décors humbles qui leur servent d’écrin, clichés qu’Hébert s’est plu à reproduire au fusain. Il y a ce texte oublié, ces notes, ces lettres, ces anecdotes. Il y a bien sûr cette campagne et ses églises romanes qui y survivent dans la même indifférence relative qui réjouissait tant Bazin, et qui n’ont cessé, depuis que l’on pointa sur elle une malheureuse petite caméra en 1958, de lentement évoluer, de se transformer, et sans doute sombrer dans l’oubli, elles aussi. Et puis il y cette autre curiosité, découverte par Hébert et Joubert-Laurencin, en cours de repérage à l’été 2015 : un jardin de sculpture et de monuments romans, réalisé en 1996 et consacré aux églises saintongeaises, sorte de musée exposé dans une aire de repos au bord de l’autoroute A10, et qui propose aux visiteurs venus délasser leurs membres engourdis, des reconstitutions partielles ou complètes de ces monuments dont les « originaux » se trouvent dispersés dans la région, à quelques kilomètres de là. Ce rassemblement factice de ruines artificielles a sans conteste l’avantage de dispenser le touriste paresseux de la « recherche de la clef » dont nous parle Bazin dans son texte et dont il est question dans le film, quête indispensable à qui veut visiter ces « vraies » églises, et qui fait partie tout à la fois d’un « pittoresque toujours renouvelé », tout en étant un « moyen indirect de peindre le cadre rural charentais ». Nul besoin de se perdre dans le paysage et chercher d’introuvables clés à la faveur de ce musée à ciel ouvert : tout y est, la terre est bien bêchée et le gazon est toujours frais coupé.

Ce « projet de film » de Bazin donne lieu à une autre rencontre, un autre télescopage, cette fois-ci avec un vaste cycle de films et d’installations intitulé Lieux et monuments qui occupe Pierre Hébert depuis 2007. Le film de Bazin en constitue le 8e volet, le plus vaste et ambitieux. Après Prague, Berlin, Utrecht, La Rivière-au-Tonnerre, la Place Carnot-Lyon et Halberstadt (où se trouve l’église du XIe siècle abritant la pièce pour orgue de John Cage devant durer jusqu’en 2640), Hébert s’est tourné à son tour vers la campagne saintongeaise, ses lieux et ses monuments qui se trouvent traversés, dans tous les sens du terme, par le film invisible de Bazin. Tous les volets de cet important cycle sont des opérateurs de densification de temps et de lieux. Il s’agit, à chaque fois, grâce à un travail subtil d’animation et de manipulation, d’explorer et révéler un lieu de mémoire sur lequel, préalablement, la caméra numérique de Hébert se sera longuement attardée, assez longuement du moins pour que quelque chose se passe, que le lieu s’anime de quelque façon, que ce soit par le passage des touristes ou des flâneurs locaux, indifférents aussi bien au lieu qu’au monument, la présence de quelque employé bêchant la terre, de quelque enfant sautant par-dessus une palissade ou des vaches plantées dans le décor. À chaque fois le travail d’Hébert consiste, à partir de cette immobilité, à redessiner, retracer, surligner, isoler une figure, la transformer, en dépliant le lieu pour en montrer les couches enfouies.

Le film de Bazin (Pierre Hébert, 2017)

Le Film de Bazin est donc un travail de dépliage, sur fond de mémoire et d’oubli, de ces multiples strates d’histoires, en partant de ces lieux et de ces monuments, étonnants de simplicité et de modestie, ces petites églises, charmantes parce qu’ordinaires, et dont les traits marquants portent la marque du hasard et de la réalité, qui auront toujours (c’est la conclusion du texte de Bazin sur Paris 1900), « plus de talent que tous les cinéastes du monde ». Le projet du film, tel qu’il apparaît dans les Cahiers, se clôt d’ailleurs sur une idée similaire, au moment où Bazin, à propos du noir et blanc parle de la matière si particulière de cette pierre qui superpose « ainsi curieusement au grouillement de la sculpture originale les entrelacs hasardeux de l’usure et du vent ». C’est cette « bonne intelligence de l’homme et des monuments » (le secret saintongeais reposant sur une indifférence relative et mutuelle des constructions, de la nature environnante et des populations rurales) qui lui aura permis d’échapper tant aux touristes-vandales qu’aux restaurateurs imbéciles. Pour que ces entrelacs d’usure et de vent se superposent à ce grouillement de la pierre, il aura fallu que l’on laisse lentement s’écouler du temps. Et de la même manière, il faudra à Pierre Hébert un peu de temps pour nous en faire voir la matière.

Dessin de Pierre Hébert

On retrouve quelque chose de ces entrelacs hasardeux, de ces grouillements de la sculpture tout au long du film d’Hébert, que ce soit par ses interventions au crayon numérique, qui viennent palpiter et clignoter en cernant une forme, un détail, une figure, souvent par grattage sur la pellicule pour évoquer la pluie, l’usure et le vent balayant ces lieux. Les lieux et les monuments sont aussi subtilement découpés les uns par rapport aux autres, et l’on glisse alors sans crier gare du lieu réel à sa fabrique artificielle, de la photographie de Bazin au dessin d’Hébert, tremblant de petits traits clignotants qui semblent tour à tour être des éclairs, des rayures, mais aussi des vibrations électriques traduisant peut-être ce battement, toujours fulgurant, entre le passé et le présent qui est au fond le sujet du film. Car de la même manière que pour Bazin, il s’agissait avant tout de se concentrer sur l’actualité, le « charme contemporain » dans la vie quotidienne saintongeaise, le film de Hébert est préoccupé, lui aussi, par la contemporanéité de ces lieux. En habile transformiste qu’il est, le cinéaste s’évertue par son travail à révéler (comme on le dit d’une photographie ou d’un secret) en un glissando subtil comme le fleuve que l’on entend à plusieurs moments, doux et filant comme la voix sifflante de Michaël Lonsdale qui prononce magnifiquement le texte de Bazin, le passé qui lui est toujours virtuellement co-présent. Tel qu’en lui même, le film de Hébert transforme le projet de Bazin, ces quelques notes d’intention oubliées au fond d’une boite, en un véritable monument érigé à la sensibilité et à l’intelligence de l’homme. Mais le projet s’en trouve ainsi réanimé, fluidifié, galvanisé par le bain révélateur du temps, le regard et le trait agile du cinéaste. Si Le Film de Bazin est un tombeau, les corps, les lieux et les temps qu’il abrite dans son linceul de lumière, vibrent et vivent toujours.

Pendant ce temps, et comme de tout temps, la jardinière, comme une tisseuse tissant la toile des jours, continue de bêcher un lopin de terre sous le regard indifférent des monuments, vrais ou faux, qui échappent sans doute à son attention. C’est en pensant à elle et à tout cela, qu’à mon tour, je savoure le bonheur de n’être pas metteur en scène.

Le film de Bazin (Pierre Hébert, 2017)

Notes

  1. Cet article est paru dans la section Chemins de traverse de l’excellente revue 24 images. Je le republie dans les pages d’Hors champ avec l’aimable permission de Bruno Dequen, que je remercie.
  2. Je souligne simplement trois parutions récentes qui témoignent de cet éveil : Hervé Joubert-Laurencin et Dudley Andrew (dir.), Ouvrir Bazin, Paris, Éditions de l’œil, 2014 ; Hervé Joubert-Laurencin, Le sommeil paradoxal. Écrits sur André Bazin, Paris, Éditions de l’œil, 2014 ; Laurent Leforestier, La transformation Bazin, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2017.