“Before Sunrise” et “Before Sunset”

Passages du temps et de l’amour

I

Au début de Before Sunrise (1995), on entend l’ouverture de Didon et Enée de Purcell, choix musical nullement anodin si on compare l’histoire d’amour que raconte le film et celle que narre le célèbre opéra. Dans ce dernier, la reine de Carthage, Didon, qui s’est résolue à déclarer sa flamme au prince troyen, Enée, meurt de douleur quand celui-ci, trompé par un mauvais esprit, la quitte et retourne en Italie. Before Sunrise, lui, raconte l’histoire d’une rencontre entre un jeune américain, Jesse Wallace (Ethan Hawke) et une jeune étudiante française, Céline (Julie Delpy), dans le train Budapest-Vienne, puis de leur aventure amoureuse d’une nuit dans la capitale autrichienne. Une rencontre due au hasard. Gênée dans sa lecture à cause d’un couple d’autrichiens qui se dispute à côté d’elle, Céline change de place et s’asseoit non loin du jeune homme. Une discussion s’engage entre eux à propos du couple qui se chamaille. Un autre se forme… Si en apparence les deux récits que des siècles séparent ont peu de choses en commun, un lien évident les réunit : l’amour et la séparation. Qu’en est-il de nos jours de ces thèmes ancestraux ?

Before Sunrise 1995

Cette première scène pose tout l’enjeu du film. La dispute du couple autrichien plane en quelque sorte au-dessus de toute rencontre amoureuse, c’est-à-dire entre la beauté et l’émotion fulgurante de l’amour naissant et leur inéluctable déchéance à plus ou moins long terme. Beauté humaine forcément tragique car la question du temps est incontournable. C’est bien de cela dont il est question. Mais d’abord, Jesse et Céline se lèvent et vont dans le wagon-restaurant pour discuter. Lui se rend à Vienne après un séjour à Madrid, et, elle, retourne à Paris après des vacances chez sa grand-mère. Ils sympathisent, s’apprécient. Ils parlent d’eux-mêmes, abordent différents sujets mais ce qui retient notre attention est l’attachement du cinéaste pour le moment présent, périssable en quelque sorte à l’instant même où il est vécu. À ce titre, Jesse parle d’une idée d’émission pour une télé locale câblée qu’il a eue : demander à 365 personnes dans le monde entier de tourner leur propre vie en vingt-quatre heures. La vie telle qu’elle est vécue pour capter la poésie du quotidien mais Céline pense que cela risque d’être ennuyeux. Comme en contrepoint à cette fuite perpétuelle du présent, la mort est évoquée. Jesse parle qu’il a vu étant petit le fantôme de sa grand-mère entre les gouttes d’un tuyau d’arrosage dirigé vers le soleil pour créer un arc-en-ciel. Fugace et illusoire « présence » d’une morte. Céline l’écoute, séduite et embraye sur le fait qu’elle a pris le train par peur de l’avion, imaginant l’explosion de ce dernier en plein vol. « J’ai peur de ces secondes où on est conscient, où l’on sait qu’on va mourir. » dit-elle.

Qu’est-ce qu’une rencontre ? Quel est cet instant fugitif, le présent de la présence humaine, où tout se noue ? Que reste-t-il de cette présence que la personne soit vivante ou morte ? Questions essentielles que ce beau film interroge sans relâche. Justement le train arrive à Vienne. Il est temps de se séparer. Les deux jeunes gens regrettent de ne s’être pas rencontrés plus tôt. Soudain, Jesse fait une proposition à Céline : étant donné qu’il doit prendre son avion le lendemain matin et n’a pas de quoi se payer l’hôtel, il tente de la convaincre de descendre et de se balader avec lui toute la nuit dans la ville. Comme Céline hésite, il lui demande de changer d’optique et de se projeter dans dix ou vingt ans lorsque celle-ci sera mariée et que son mariage aura perdu de sa vigueur. Elle repensera alors aux hommes qu’elle a croisés et à ce que sa vie aurait pu être avec l’un d’eux. Par exemple lui. Il ajoute : « Pense à ça en revenant au présent pour savoir ce que tu loupes. Quel grand service rendu à toi et à ton futur mari de savoir que je suis aussi raté, ennuyeux et peu motivé que lui et que tu as fait le bon choix. » Ses propos ne sont pas fortuits. Le pari de Jesse joue sur le fait que d’un côté, le monde offre tellement de choix que ceux-ci peuvent plonger un individu dans la dissolution, une hésitation permanente, ou à l’inverse dans un conformisme extrême, et de l’autre côté, que l’exclusivité du choix amoureux nous tire de « la marmite de la multitude ». Comment être sûr de ce choix ? Qu’est-ce qui l’enclenche ? Intriguée et séduite, Céline accepte le pari. Les voilà errant dans la capitale autrichienne.

Dans la façon dont Before Sunrise est réalisé, suivant sereinement ses personnages dans leurs pérégrinations, il ne tombe ni dans un éloge romantique, ni dans une plate visite touristique. Il fait preuve d’une sobre élégance, d’un luxe discret par exemple dans le choix de la musique classique et en installant cette histoire d’amour à Vienne, ville historique, dont chaque monument évoque la beauté et le temps, autrement dit, la splendeur encore présente des siècles passés. Ce contexte a un étroit rapport avec ce qui va se nouer. Céline et Jesse déambulent, un peu étourdis de leur propre audace. Ne se connaissant pas, ils peuvent se découvrir sans craindre un quelconque jugement ou développer une stratégie amoureuse futile puisque cette nuit doit être sans lendemain. Ils tombent rapidement amoureux l’un de l’autre et échangent un baiser dans une cabine au sommet de la Grande Roue de Vienne (le Prater), la capitale s’étalant sous leurs yeux dans un beau coucher de soleil. Cliché comme la tentation d’un paradis aussitôt désiré que révoqué. Confrontation serrée qui se joue entre passé et présent, entre la beauté d’une ville historique prestigieuse et la beauté éphémère du sentiment amoureux mais aussi entre la mémoire et l’oubli : nous sommes là dans un parc d’attraction, qui n’évoque plus la capitale autrichienne proprement dite, où la foule noie la singularité de chaque être humain dans une indifférenciation généralisée.

Il apparaît que les deux personnages naviguent entre idéalisme et désillusion. Symptôme caractéristique d’un monde rêvé dont il faut faire le deuil. Ce n’est guère propre à leur génération, mais plutôt à l’existence humaine en général, et là plus précisément à la jeunesse avec les espoirs, les appréhensions et les mille questions qui se posent à elle dans la découverte du monde. Comment envisager et résoudre ces éternelles équations existentielles ? C’est bien ce que les personnages expérimentent au même moment notamment par rapport à la sexualité, enjeu qui les concerne de plein fouet. À ce titre, la sexualité masculine et féminine ne se développent pas de la même manière. Au jeu de la vérité, la question des premières pulsions sexuelles est posée : Céline évoque une histoire réelle avec un homme et Jesse son fantasme d’une pin-up dans le magazine Playboy !

Tout les réunit cependant même s’ils viennent d’un milieu différent et ne sont pas de même nationalité : elle, une française et, lui, un américain comme un pont établi entre les deux frères ennemis, le nouveau monde et le vieux monde, les Etats-Unis et l’Europe, dont les rapports sont aussi conflictuels qu’amicaux. Mais les choses changent et le monde « bouge ». Les repères deviennent plus flous ou incertains. Céline a été élevée dans la révolte de mai 68 par des parents qui s’aiment et qui l’aiment ; elle n’a pas à s’en plaindre. « Mais pour moi, le combat est différent. C’est toujours la même merde, mais on ignore qui est ou ce qu’est l’ennemi. » dit-elle. Elle avouait plus tôt détester qu’une guerre se déroule à 300 kilomètres d’ici, que des gens meurent de faim et que rien n’est entrepris pour arrêter cela, puis aussi que les médias contrôlent les esprits, phénomène qu’elle voit comme « une nouvelle forme subtile de fascisme. » À l’inverse, les parents de Jesse ne s’aimaient pas et ont divorcé sur le tard ; son père lui a avoué un jour qu’il avait été mis au monde par erreur et depuis Jesse voit ce monde comme un endroit où il ne devrait pas être. Il en a pris son parti et ne doit son existence qu’à lui-même. Tous deux avancent dans le brouillard. Le passé est lourd et n’offre plus de points d’attaches tandis que le présent est ambigu et menaçant. Si Jesse ne peut manquer d’évoquer Hemingway qui a bourlingué en Europe (son roman Le soleil se lève aussi peut faire écho à Before Sunrise, c’est pour se détacher d’une telle entreprise. Celle-ci n’est même plus un point de repère ou digne d’imitation.

Ils en viennent fatalement à parler de leur passé sentimental et des relations entre hommes et femmes : Jesse vient de quitter une jeune fille qu’il avait rejointe à Madrid et Céline, elle, s’est séparée il y a six mois d’un jeune homme qui n’avait rien pour lui : « Pourquoi est-on obsédé par des gens qu’on n’aime pas ? » Jesse se fera plus « cinglant » quand il dira que ce qu’il y a de pire dans une rupture « c’est de se rappeler combien tu as peu pensé à l’autre et de se dire que l’autre a aussi peu pensé à toi. On aimerait croire qu’on souffre tous les deux mais ce qu’on pense, c’est : “Bon vent !“ » Plus tôt, quand Céline lui demande s’il connaît des couples heureux, il répond : « Bien sûr. J’en connais. Mais je crois qu’ils se mentent. » La beauté est là mais la désillusion est partout. Céline avait fait part de l’histoire de sa grand-mère qui, durant toute sa vie, a aimé un autre homme que celui avait qui elle a vécu. Infini mystère des êtres. « L’autre aurait fini par la décevoir » finit par dire Jesse qui rajoute : « Les gens se font des idées romanesques sans rapport avec la réalité. » Céline ironise dessus en faisant remarquer à Jesse que, dans la Grande roue, il souhaitait l’embrasser devant un beau coucher de soleil et devant Vienne étalée sous leurs yeux. Imagerie romantique aussi séduisante qu’illusoire. Jesse est non pas cynique mais tente d’être plus « réaliste » (et parfois se trompe), ne tenant pas à s’illusionner comme lors de l’intervention de la chiromancienne (« Tu files ton fric, on te remonte le moral. »). Même lorsqu’un jeune homme aux bords du Danube leur demande de choisir un mot à partir duquel il écrit un poème, il ne peut s’empêcher de suggérer que celui-ci a été écrit avant. Cependant, le poète avait précisé une chose importante : « ‘Si vous aimez mon poème, s’il ajoute à votre vie, vous payez ce que vous voulez. » Qu’est-ce qui ajoute à la vie ? Surtout que nous mourrons totalement oubliés un jour ou l’autre.

Before Sunset 2004

C’est dans un cimetière que Céline emmène Jesse comme pour rappeler cette loi du temps et de la mort. De l’oubli aussi. Elle se souvient qu’elle est déjà venue ici adolescente, endroit qui l’avait plus impressionnée que les musées. Le vieux gardien du cimetière lui avait dit que presque tous les gens enterrés ici étaient anonymes (parfois juste un prénom) : ceux-ci avaient été rejetés par le Danube au début du siècle à cause d’accidents de bateaux. Elle avait pensé alors que quand « personne ne savait qu’on était mort, on n’était pas vraiment mort. » Subtil et beau dialogue qui évoque non seulement la fugace et insignifiante présence humaine dans un monde qui se déploie avec ou sans elle mais que cette même présence peut être poursuivie par le souvenir que chacun en garde. Traces friables sans doute mais vivantes dans le présent. Ce dialogue fait écho à ce que disait Jesse concernant l’identité : si au fur et à mesure que l’humanité avance, nous sommes de plus en plus nombreux – Jesse dit que nous étions moins d’un million il y a 50 000 ans et que maintenant nous sommes plusieurs milliards -, que peut bien alors signifier la réalité d’une identité ? «Ça représenterait 5 000 fractionnements de chaque âme depuis 50 000 ans, un bip en temps terrestre.» Qu’est-ce qui singularise chaque individu ? Notre personnalité serait-elle divisible en regard du nombre de personnes habitant la terre ? Infinitésimale présence. Un bip ? Si le romancier Witold Gombrowicz a déjà fait allusion à cette étrange division, le film, lui, s’interroge sur la rencontre amoureuse, de ce lien singulier qui attache un homme et une femme l’un à l’autre et qui rend leur présence respective si indispensable. Qu’est-ce qui nous lie à quelqu’un parmi l’immense choix qui nous ait offert ? Que resterait-il de cet éclat au fur et à mesure des années ? Où est l’erreur commise quand ce lien se dissout ? Dilemme ancestral dans un monde où la présence humaine devient quasi insignifiante. Présence voilée et vacillante, happée par le décor et laminée par le temps comme l’évoque une affiche annonçant une exposition du peintre Seurat devant laquelle, un peu plus tard, les deux jeunes gens s’arrêtent. Céline fait remarquer à cet instant que les personnages du peintre se fondent dans leur environnement comme si celui-ci les effaçait, ces derniers n’étant que transitoires tels des fantômes.

Le film, patiemment, décline son thème en de multiples variations comme l’ont fait en leur temps plusieurs musiciens classiques (Beethoven, Mozart etc.) dans leurs compositions. Sans cesse, il égrène cette équation de l’amour et du temps, entre la beauté de celui-ci et son inéluctable dépérissement, trimballant les deux personnages entre attachement et hésitation. Quand ils se promènent au bord du Danube, chacun d’eux tente de deviner ce qui pourrait agacer l’autre s’ils restaient ensemble. Épineux problème que ce futur virtuel. Chacun n’ose y répondre : Jesse parle d’une femme qui, un jour, n’arrêtait pas de lui poser cette question et comme il a fini par répondre qu’elle n’acceptait pas la critique, celle-ci a rompu. Céline avoue qu’elle n’a pas aimé sa réaction à la diseuse de bonne aventure. Tout à tour, ils y reviennent par des biais différents, s’interrogeant sur les motivations, sur l’engagement amoureux et la sexualité. Il est même fait allusion par Céline (pensée paranoïaque pour elle) au féminisme qui aurait été « inventé par les hommes pour baiser plus ». Et bien sûr le temps. Surtout que cette question du temps est plus d’actualité que jamais dans notre époque si chronophage quand, Jesse, agacé par l’adage « La technologie fait gagner du temps. », ajoute : « Pourquoi gagner du temps si on l’emploie à bosser encore plus ? Personne ne dit : “Le temps gagné grâce à l’ordinateur, je le passerai dans un monastère zen.” » Toutefois, quand Jesse dit qu’il préfère mourir en ayant réussi quelque chose plutôt que d’avoir eu de bons rapports affectifs, Céline lui rappelle, fort à propos, qu’un jour, un vieil homme qui n’avait pensé qu’à son travail, lui a avoué, à cinquante deux ans, qu’il n’avait rien donné. Obsédantes et lancinantes questions que leur jeune âge se pose, en regard d’un passé qui les a déjà expérimentées. Ils en sont d’ailleurs tout à fait conscients. Jesse le dit : « Les hommes, les femmes, c’est sans fin. Comme un disque rayé. Tous les couples ont cette conversation. Ça ne débouche jamais sur rien. » C’est précisément ce qu’ils sont en train de faire et Céline avait fait remarquer que « S’il y a de la magie dans le monde, elle est dans l’effort de compréhension, de partage. C’est presque impossible d’y parvenir mais qu’importe ? La réponse est dans l’effort. » Ces paroles ne sont pas vaines en regard de ce que tisse le film.

Certes, on peut reprocher à celui-ci de ne pas arriver tout à fait à soutenir son propos et de se diluer par instants par un manque de concision dans certains dialogues. Cependant, il possède à l’évidence une sensibilité, un charme et une élégance qu’il est bien rare de trouver dans le cinéma actuel. Le film n’est jamais autant passionnant que quand il recentre son propos sur l’expérience que vive les jeunes amants. Autour d’une table sur un bateau, Céline et Jesse se donnent comme finalité, malgré les sentiments qu’ils éprouvent de plus en plus l’un pour l’autre, de ne se voir que cette seule nuit. Ni illusion, ni prévision. Serment de peu de valeur car ils vivent leur nuit sans la vivre tout en la vivant et quand ils se retrouvent allongés dans un parc, Céline évoque son envie de faire l’amour mais craint d’être malheureuse du fait qu’ils ne se reverront pas. Tentations, revirements, questionnements et attirances (et même humour quand Céline ironise sur le fait que Jesse serait capable de rompre leur vœu pour simplement s’envoyer en l’air), mais ils évoquent tout de même la possibilité de se revoir. Jesse se fait même plus précis : « Si j’avais à choisir maintenant, entre ne plus te revoir et t’épouser, je t’épouserais ! Du romantisme à la con… » Céline avoue : « En réalité, j’avais décidé de coucher avec toi en descendant du train. À force de parler, je ne sais plus. Pourquoi on complique tout ? » Les deux amants finalement s’enlacent… La caméra se fait pudique puis nous montre le ciel bleu à l’aube, fidèle au rendez-vous. Comme une petite mort annoncée.

Le lendemain, dans une rue, Jesse et Céline aperçoivent par une fenêtre un homme qui joue au clavecin une variation tirée des Variations Goldberg de Bach, et ils se mettent à danser au son de cette musique d’une autre époque. Nouveau chevauchement du présent et du passé. Jesse veut arrêter le temps et regarde Céline pour prendre une photo d’elle. Non avec un appareil photo qui, par son automatisme, ne retient rien mais avec ses propres yeux et sa propre mémoire. Alors ils se regardent tout simplement. Regardent leur visage. L’idée est belle, comme pour ne pas oublier ce petit matin de beauté et de grâce qui, à jamais, va s’enfuir et s’effacer. Qu’est-ce qui est plus essentiel que le visage de l’être aimé ? On ne peut faire plus délicat ou tout du moins plus amoureux que d’en référer au visage de quelqu’un pour exprimer non seulement la beauté mais la présence d’un être aimé. Au fond qu’est-ce qui exprime mieux que tout autre partie du corps l’individualité de quelqu’un sinon son visage ? Sans celui-ci, les corps se ressemblent et deviennent semblables les uns aux autres, quasiment interchangeables, dans leur triste matérialité physique. Le visage exprime l’unique et irremplaçable présence de quelqu’un. Mystérieuse présence et mystérieux visage qui enveloppent et baignent en retour notre propre être d’une lumière apaisante et souveraine. Ce n’est pas un hasard si au pied d’une statue, Jesse évoque un enregistrement de Thomas Dylan lisant un poème de W. H. Auden, présence d’une voix qui s’est tue. Il s’agit de As I walked out one evening qui parle de l’amour et du temps :

« Les horloges de la ville, Se mirent à retentir. Que le temps ne te trompe pas, Le temps ne peut se conquérir. En migraines et en soucis, Vaguement la vie suit son chemin. Le temps imposera son caprice, Aujourd’hui ou demain.»

Tout le sujet de Before Sunrise est là et Céline lâche à ce moment les plus belles paroles du film : « Tu as dit tout à l’heure qu’après quelques années, un couple se met à haïr, les réactions prévues et les manies de l’autre. Pour moi, ce serait le contraire. Je ne suis amoureuse que quand je sais tout d’un homme. Comment il se coiffera… la chemise qu’il portera tel jour… ce qu’il racontera à telle occasion. Là, je sais que je suis amoureuse. » En effet, à l’inverse de ce que beaucoup de gens considèrent, l’amour ne meurt pas de l’ennui dû à la répétition de la présence de l’être aimé ; il est surtout dans le contentement quotidien et concret de celle-ci, pour ce qu’elle est, et rien que pour cela. Comme une fugue de Bach que l’on peut écouter et écouter indéfiniment sans jamais se lasser, émerveillé de sa fulgurante beauté. Et là, seule compte l’indispensable présence d’autrui qui nous accompagnera jusqu’à la mort. Une présence sans cesse présente.

Voilà le moment fatidique de la séparation et une fois de plus, le temps est toujours ponctuel à ce rendez-vous. Au fond, à trop douter, les amants se sont enfermés dans le piège qu’ils ont voulu déjouer. Jesse accompagne Céline à son train et ils se rendent compte que cette séparation leur coûte chers. Ravis de s’entendre dire l’un l’autre qu’ils aimeraient se revoir, ils prévoient de le faire tout d’abord dans cinq ans, puis dans un an, puis dans six mois… Scène émouvante traitée avec une grande sobriété qui évite tout sentimentalisme. Ils s’embrassent, émus, et se quittent.

La fin du film est d’une très grande beauté et d’une rare élégance. Une fois que les deux amants se sont séparés, nous revoyons, au petit matin, sur une musique de Bach, les lieux qu’ils ont parcourus. Sauf que ces lieux maintenant sont vides de leur présence. Le cinéaste nous montre le parc où Jesse et Céline ont fait l’amour, le tout avec tact sans faire un gros plan sur la bouteille de vin et les verres qui traînent encore dans l’herbe humide du matin. Toute la grâce du cinéaste est là, de faire sentir la présence à jamais enfuie, l’absence par le temps qui se déroule doucement. Signe qui n’est pas anodin, une vieille dame traverse l’écran d’un pas hésitant… Chacun de leur côté, Céline dans le train, l’air rêveuse et Jesse, dans le car, tout aussi rêveur, vont dans des directions opposées. Nous restons sur Céline qui sourit en songeant à son amant et à leur nuit mémorable, présence à jamais indélébile.

II

Le second film, Before Sunset (2004), suite du premier, est tout à la fois d’une veine similaire et différente. Inversement à Before Sunrise , le début du film présente les lieux que les deux amants vont parcourir et « habiter ». Ce qui surprend, c’est le défi radical que prend Richard Linklater : une déambulation dans Paris où Jesse et Céline ne font pour ainsi dire que marcher pendant tout le film. Et parler. Là où Before Sunrise offrait des ellipses narratives, ici tout est filmé en continu. On ne peut que louer le pari qu’il tente de tenir (et qu’il tient) en adoptant une mise en scène simple et dépouillée, faite de plans séquences pour la plupart. À la première vision, Before Sunset peut manquer de respiration mais une seconde permet de s’habituer à la cadence du film et de s’y insérer pour en capter la petite musique intime.

Before Sunset ne raconte rien d’original ou plutôt, il fait plus que cela, il pose et repose ce que peut être l’amour dans la société d’aujourd’hui. Et il le fait avec une grande pudeur sans jamais verser dans la mièvrerie. Comme dans Before Sunrise, là où un énorme piège l’attendait, Richard Linklater l’évite une nouvelle fois avec élégance. Tout au long de cette déambulation, Jesse et Céline ne ressemblent à rien d’autre qu’à un homme qui retrouve une femme, et le cinéaste restitue le charme de cette nouvelle rencontre. Une sorte d’anti-film hollywoodien (et même d’anti-Amélie Poulain). Jesse est devenu romancier. Et le voilà à Paris dans la célèbre librairie Shakespeare & Company à St-Michel en train de répondre aux questions de quelques journalistes pour la promotion de son livre qui raconte l’histoire d’un homme et d’une femme, une nuit, à Vienne… Et là, dans un coin, il y a Céline qui, ayant appris son intervention par la presse, a fait le déplacement. Jesse la remarque, finit ce qu’il avait à dire et la rejoint. Ils se font la bise avec une touchante maladresse puis décident de se retrouver dehors. Jesse retourne à New York et a peu de temps, une heure ou deux… Il rejoint Céline qui lui propose d’aller prendre un café. Ils se mettent à marcher.

Après neuf ans de séparation, les deux amants sont un peu gênés par de telles retrouvailles. Ils ont acquis de la maturité. Nous apprenons que Céline n’a pu se rendre à Vienne : elle a dû aller à l’enterrement de sa grand-mère le jour même où elle devait retrouver son amant. Mais elle tient à savoir si Jesse s’y est rendu et dans un premier temps, celui-ci annonce qu’il n’y est pas allé. Quand Céline lui demande pourquoi, un seul regard de Jesse lui suffit… et elle comprend. L’art de suggérer.

Une nouvelle fois, Before Sunset pose le dilemme de l’amour, du temps et de la mort. Au moment où les amants devaient se retrouver, cette dernière les en empêche. Une grande cohérence suit les deux films sur ce point, déjà dans le titre, le premier évoquant le moment avant le lever du soleil, et le second, celui d’avant son coucher. Before Sunset nous propose en quelque sorte de faire le tour du cadran inscrivant par sa mise en scène et son dispositif narratif cette relation au temps (le temps du film est égal au temps de la déambulation des deux personnages) mais aussi cette même relation par rapport à l’amour. Le spectateur aura noté que les deux films ont été réalisés à neuf ans d’intervalle, c’est-à-dire la même période de temps pendant laquelle les deux amants ne se sont pas vus, les inscrivant dans une temporalité effective. Les deux comédiens ont vieilli eux aussi de leur côté, donnant une concrétude plus grande, littéralement physique, au propos du film. C’est ici le dilemme principal étant donné que Jesse et Céline ne se sont pas vus pendant neuf ans et ont vécu une seule nuit ensemble. Le point important est que ce tour du cadran s’effectue en même temps qu’une dissolution de tout idéalisme, de tout fantôme encombrant les rapports humains. Nous ne sommes pas ici dans la carte postale mais dans la réalité. Before Sunset est le constat étrange d’un monde désabusé d’où peut naître la beauté : un amour sans rêve si je peux dire. Ou sans romantisme. Autrement dit, l’amour.

Tout d’abord, le film tisse le grand désenchantement dans lequel le monde contemporain est plongé. Y compris politiquement. Céline travaille pour la Croix Verte, une organisation pour l’environnement. Elle évoque que l’industrie exploite une main-d’œuvre bon marché, que l’environnement est négligé et que cinq millions de personnes par an meurent de maladies liées à l’eau. Jesse, lui, n’a pas trop l’air de s’intéresser à tout cela bien qu’il admire sincèrement le travail qu’effectue Céline. Cette relation concrète au monde est importante dans tout le déroulement du film pour éviter toute illusion, que celle-ci soit amoureuse ou idéologique. Céline fait allusion à son travail pour aider des villageois mexicains (envoyer des crayons aux enfants dans les écoles) et constate : « Il n’était pas question de grandes idées, mais de crayons. Je vois ceux qui font vraiment le travail et ce qui est triste, c’est que ceux qui donnent et travaillent le plus, ceux qui rendent ce monde meilleur, n’ont généralement pas l’ego ou l’ambition d’un leader. Ils n’ont que faire de récompenses superficielles. Ils se fichent que leur nom ne soit jamais dans la presse. Ils aiment vraiment aider les autres. » Jesse se rend compte aussi de son côté que les gens « essaient d’avoir plus d’argent, d’avoir plus de respect, d’être plus admirés. C’est épuisant. » Ah, le soucis de sa propre image… Il serait aisé de tourner en ridicule de tels propos alors que ce sont bien les utopies, les idéologies, les idéalismes qui ont traîné et qui traînent encore le monde dans le sang et l’horreur. Il ne s’agit plus de se payer de mots mais d’être concret, par des faits aussi simples et humbles puissent-ils être.
De même dans la scène au café, Céline fait allusion à un moment de sa vie, lorsque adolescente, elle est allée à Varsovie ou sévissait encore un régime communiste. Elle s’est rendue compte au bout de trois semaines que quelque chose avait changé en elle. Son esprit était plus clair et elle écrivait dans son journal intime des idées qu’elle n’avait jamais eues. « La télé était dans une langue inconnue, il n’y avait rien à acheter, pas de publicité et tout ce que je faisais, c’était marcher, penser, écrire. Mon cerveau était au repos, libéré du délire de la consommation. » Il n’y a ici nul éloge du régime communiste mais du contentement de vivre sans les illusions suscitées par un système marchand. C’est dans cette même scène qu’est évoqué par Jesse l’adage bouddhiste « Libérez-vous de tout désir et vous verrez que vous avez déjà tout. » Situation existentielle impossible à réaliser car l’être humain est un être de désir mais capable aussi de désirer des chimères, au point de s’y perdre. Dilemme inextricable que pose le film par rapport à l’amour tant celui-ci est porteur d’espérances mais aussi de tant d’échecs. Que désirer et surtout que désirer de durable et de réel pour exister ?

Le film est habile à jongler entre l’idylle amoureuse et sa désillusion programmée. S’il se passe à Paris, ville soi-disant romantique avec sa belle lumière, il corrode en même temps tout romantisme pour redonner vie à une notion comme l’amour, ce qui est fort rare. Il dit même une chose encore plus cruciale : l’amour n’est pas romantique ou le romantisme n’est que le fantôme de l’amour. L’amour n’est pas un rêve mais une réalité. Et une réalité sans rêve. Si les dialogues sont si justes, c’est parce que les deux comédiens ont certes participé à leur élaboration (ils sont tous les deux remarquables) mais aussi parce que leur cohérence est en accord avec tout le restant du film qui joue sans cesse de la différence entre la beauté du sentiment amoureux et sa réalité effective dans le temps. Au cours de leur promenade, Jesse évoque qu’il avait prévu une seconde fin à son roman. Intriguée, Céline lui demande de la raconter et Jesse s’exécute : « On fait l’amour pendant dix jours, c’est juste une partie. Ils apprennent à mieux se connaître et réalisent qu’ils ne s’entendent pas. » Céline réplique : « J’aime bien. C’est réaliste. », ce à quoi Jesse rétorque : « Mon éditeur pensait autrement. » Céline conclut : « On veut tous croire à l’amour. C’est vendeur. » Céline pense même que Jesse a idéalisé la nuit qu’ils ont passé ensemble. Même si ce dernier répond que c’est une fiction, Céline trouve flatteur et dérangeant que le livre soit basée sur elle : « Faire partie de la mémoire de quelqu’un. Me voir à travers tes yeux. » N’y a-t-il en fait rien de plus beau ? Elle a même cru que Jesse l’avait oubliée, avait oublié sa présence. Pas du tout comme il le dit : « J’avais une image précise de toi dans mon esprit. » Comme dans Before Sunrise, le film pose ce dilemme non seulement entre ce que se disent les deux personnages vis-à-vis de leur relation mais d’une façon emblématique dans sa mise en scène. Là encore, il ne s’agit plus de se payer de mots, de s’illusionner mais d’agir et d’agir concrètement et avec humilité.

Pour prolonger cette perspective, si Jesse et Céline prennent un bateau-mouche, la promenade touristique et romantique n’a pas lieu et le film ironise sagement sur ce sujet. Même Céline, française vivant à Paris, avoue n’en avoir jamais pris un. Et tout ce dont ils parlent sur ce bateau-mouche n’a rien de romantique mais évoque le temps qu’il faut pour comprendre et accepter d’être désillusionné. À redevenir réel. C’est-à-dire voir clair. Et là seulement, tout est possible. Après l’évocation du cynisme du monde et des tentations irréelles mais séduisantes qu’il propose pour substituer la réalité au rêve, le film aborde le temps humain de l’amour. Et même le temps humain tout court. Et à l’évidence, dans ce monde si difficile à vivre, où les hommes et les femmes se déchirent, s’usent et usent de stratégies alambiquées, rivalisent de pouvoir les uns sur les autres (le cinéphile se rappellera certains films de Bergman ou de Maris et femmes de Woody Allen), il invite à sauver ce qui peut être encore sauvé, l’amour. Un peu plus même car il s’agit ici tout simplement de la beauté irradiante de la présence humaine que Before Sunrise posait déjà avec acuité. À cause de leur inconscience (ne pas avoir échangé leur numéro de téléphone), du temps a passé et les a séparés. Ils se sont ratés, mais pas tout à fait non plus. Chacun cherche à justifier ce ratage d’une manière ou d’une autre. Jesse part dans des regrets inutiles : en fait, il dédouble la réalité, ce qui n’a pas eu lieu par ce qui aurait pu avoir lieu : « Si ta grand-mère avait vécu une semaine de plus ? » Mais ce qui est arrivé est arrivé et rien d’autre. Le réel a toujours raison. Céline prend un autre biais : « Quand on est jeune, on croit toujours qu’on rencontrera plein de gens qui compteront. Plus tard, on se rend compte que ça n’arrive que quelques fois. Et on peut se tromper. Rencontrer la mauvaise personne. Le passé est le passé. Ça devait en être ainsi. » Etait-ce une fatalité ? Se seraient-ils haïs ? Céline se résigne : « Le monde est peut-être moins libre qu’on le pense. Vu les circonstances, c’est ce qui arriverait à chaque fois. Deux atomes d’hydrogène, un d’oxygène, ça fait toujours de l’eau. » Sans doute que la comparaison est osée mais pas tout à fait farfelue non plus. Sauf que là, ils sont à nouveau en présence l’un de l’autre.

Before Sunset devient ainsi de plus en plus intime et délicat. Céline s’attache à des choses en apparence insignifiantes. Elle fait penser à une luthiste qui égrènerait une douce mélodie, discrètement, à l’écart du bruit permanent du monde. Petite, elle était sans arrêt en retard à l’école car elle regardait les marrons tomber, les fourmis traverser la route ou l’ombre d’une feuille sur un arbre. Et elle ajoute dans l’un des plus beaux dialogues du film à l’émouvante simplicité, dépouillé de tout artifice : « Et c’est pareil avec les gens. Je vois en eux des détails si personnels qui m’émeuvent, qui me manquent et qui me manqueront toujours. On ne peut remplacer personne parce que chacun est fait de tant de beaux détails. » C’est pour cela qu’elle ne peut jamais oublier les gens qu’elle a aimés. Ils sont à jamais irremplaçables avec leurs qualités spécifiques et « Ce qui est perdu est perdu. » Chaque relation qui finit la heurte et elle ne guérit jamais. « Même les aventures sans lendemain, je les évite parce que les choses les plus banales vont me manquer. Je suis obsédée par les petites choses. » Elle ajoute : « Je me rappelle que ta barbe avait quelques poils roux et que le soleil les faisait briller le matin où tu es parti. Je m’en suis souvenue et ça m’a manqué. » Si on se rappelle ce qu’elle disait dans Before Sunrise, Céline n’est amoureuse que quand la présence de l’être aimé, par ses détails, ses attitudes, ses manies, peut être répétée quotidiennement, la cohérence entre les deux films est sans faille. Seul le véritable amour peut vaincre ce temps-là, car lui seul peut renouveler l’être aimé sans lassitude, simplement par l’attachement indéfectible à sa présence. Céline évoquait peu de temps auparavant, dans le jardin, la mort de sa grand mère et son cadavre dans le cercueil. Elle se souvenait de ses jolies mains chaudes et douces qui la caressaient : « Mais rien dans ce cercueil ne ressemblait à son souvenir. Toute la chaleur était partie. » Implacable tragédie de la vie. Si la présence humaine est friable et volatile, elle est tout aussi belle qu’indispensable mais pas éternelle. Jesse répond : « J’aime bien vieillir, tu sais ? J’ai l’impression… C’est plus immédiat. Comme si j’appréciais mieux les choses. »

Au fur et à mesure que le film avance, il construit pudiquement son chemin, corrode toutes les illusions (y compris celles de la romance amoureuse), écarte sagement les tentations chimériques pour recentrer son propos sur l’essentiel. Subtilement, c’est sur cette désillusion que Before Sunset fait surgir la simplicité et l’humilité que peut être l’amour. Face à un monde en plein bouleversement où tout est transformé en marchandises et où certains prennent la pornographie pour le stade ultime de la libération sexuelle, où la communication entre les gens est difficile, et où les couples sont perdus (« Les gens ont une aventure ou même toute une relation, ils se séparent et ils oublient. Comme s’ils avaient changé de marque de céréales. » dit Céline), le film se fait sensible, délicat sans oblitérer le poids des années et des désirs qui meurtrissent les chairs et les âmes. Là encore, loin de tout romantisme, tentation illusoire de se croire plus idéal que l’on est et qui ne peut aboutir qu’à l’échec. Céline parle ainsi d’une amie psychiatre qui, en consultation, a affaire à des couples qui se séparent alors qu’ils s’attendaient « à ce que la passion et le désir soient les mêmes. » Obsédante présence du temps qui défait tout.

Jesse, lui, est devenu un homme résigné. Ni heureux, ni malheureux, il constate la différence entre ses aspirations juvéniles et sa réalité d’homme au présent. Il a fait un mariage sans amour. De son côté, Céline a, quant à elle, poursuivi une carrière professionnelle liée à ses idéaux. Elle connaît des liaisons éphémères que seul l’éloignement peut faire durer. Comme son actuelle liaison avec un reporter photo souvent absent. Lentement mais sûrement, le film fait le tour du cadran et remet les pendules à l’heure. Il faut être patient avec Before Sunset . Après avoir fait émerger le cynisme du monde, la complexité des rapports humains, le poids du temps, il attire notre attention sur l’histoire personnelle et intime de ses deux personnages. Ils ont bien du mal à se quitter. À chaque fois, Jesse essaie de prolonger le moment avec une Céline consentante. Après le bateau-mouche, il demande à son chauffeur de raccompagner Céline chez elle. Durant le trajet, les failles des deux amants surgissent. Ils avouent leur misère sentimentale et leur profonde solitude. Tous deux ont construit leur vie bon gré, mal gré. À un moment, Céline s’en prend à Jesse. Elle se souvient de leur nuit à Vienne et avoue qu’elle a du mal depuis à s’engager dans de véritables relations. Elle passe des moments agréables mais quand son amant s’en va, elle s’en accommode sans souffrir. Peu à peu, elle s’est exclue du champ de l’amour. Et c’est en lisant le livre de Jesse qu’elle s’est rappelée leur amour et a réalisé combien sa tranquille anorexie sentimentale était sécurisante mais terriblement vide. Du coup, en colère, elle demande à sortir de la voiture mais Jesse parvient à la faire rester.

Et la seule chose que ce dernier peut lui dire à ce moment est d’une simplicité étrangement belle et émouvante : « Je suis juste si heureux d’être avec toi. Je suis si content que tu ne m’aies pas oublié. » Reste cette implacable évidence après que toutes les illusions aient été dissoutes. Évidence bien réelle celle-ci. Céline n’a rien oublié non plus et c’est bien ce qui « l’ennuie » d’autant qu’elle s’était faite une image faussée de Jesse, homme marié, ayant un enfant et publiant un roman. Jesse lui rappelle tout de même qu’au cours de leur discussion, elle ne s’est plus souvenue qu’ils aient fait l’amour mais Céline avoue qu’elle a fait semblant d’oublier. Jesse confie que sa vie est minable et que sa relation avec sa femme est inexistante. Il raconte même les rêves qu’il fait de Céline. Celle-ci, touchée, a un geste tendre vers lui qu’elle réprime aussitôt et que Jesse ne voit pas.

Toute cette scène dans la voiture est forte et juste notamment par le jeu sobre des comédiens (les respirations lasses que prend Jesse avant de prononcer certaines phrases et les inflexions brisées de la voix de Céline). Certes, que les deux amants aient une vie ratée arrange leurs retrouvailles. Le plus important est encore une fois cet émerveillement grâce à la désillusion. Une fois les illusions tombées, que reste-t-il ? Ce qui est, simplement eux, deux présences humaines, ici et maintenant. Rien d’autre. Plus le film se fait dépouillé, plus il vise à l’extrême simplicité et plus celle-ci se fait aussi fragile que belle. Si rien n’est évité dans tout ce que se disent les deux personnages, il ne faudrait pas croire que le film est sombre. Au contraire, il est tour à tour enjoué et sérieux. Durant leur déambulation, Jesse et Céline ne cessent de se taquiner (le jeu de main de Céline), de parler de sexe d’une manière ouverte, amusée ou déguisée. Une grande complicité les unit.

Une fois devant chez-elle, Céline prend un instant Jesse dans ses bras pour vérifier s’il se dissout bien en molécules quand on le touche, allusion à ce qu’il disait en parlant de ses rares relations sexuelles avec sa femme. Les deux amants ont bien du mal encore à se quitter, ce qui est touchant : Jesse dit à son chauffeur qu’il raccompagne Céline devant chez elle mais une fois devant chez elle, il lui demande à ce qu’elle lui chante une chanson. Et ils montent. Plus le moment de la séparation approche, et plus ce qu’ils sont en train de vivre risque d’être perdu à tout jamais.

Dans son appartement, Céline s’exécute et, à la guitare, elle joue une valse dont les paroles évoquent sa nuit passée il y a neuf ans avec Jesse. Elle prononce même le prénom de celui-ci dans la chanson. Pouvait-elle l’éviter ? Non. Tout est dit et le film joue délicatement sur l’humour pour ne pas dire ce qui est en train de se nouer. C’est alors qu’une autre chanson intervient. Jesse met un disque compact : une chanson de Nina Simone. L’allusion à Nina Simone est intentionnelle puisque la célèbre chanteuse est morte comme le souligne Jesse et que la chanson s’intitule Just in time. Titre prémonitoire qui évoque encore le temps. Nul hasard encore si Céline évoque alors les deux concerts de Nina Simone auxquels elle a assistés avant de restituer par sa gestuelle, ses mimiques, l’incroyable présence de la chanteuse à jamais disparue. Puis dans un même mouvement, elle lance un regard à Jesse et lui dit : « Tu vas rater ton avion. » Et celui-ci répond, un sourire illuminant son visage : « Je sais. » On peut reprocher au film cette dernière phrase et d’annoncer en quelque sorte une conclusion « heureuse » malgré la fragilité et l’incertitude dont le film a fait preuve tout du long. C’est vrai, un simple sourire, un regard auraient été plus « parlants » et nous auraient emmenés dans une conclusion évidente mais tue. C’est un détail et même s’il a son importance, il ne retire rien au charme et à la beauté du film. Il se termine ainsi, sobrement, sur la pointe des pieds.

Très différent de cet autre grand film sur le couple et l’amour qu’est Eyes Wide shut de Stanley Kubrick, Before Sunset évoque le beau et mystérieux lien qui réunit deux êtres au point où leur présence mutuelle devient indispensable, rendant enfin ce monde digne d’être habité. Comme les personnages l’évoquent eux-mêmes, soit les gens s’illusionnent sur l’amour ou soit ils se mettent ensemble sans réelle envie. Souvent aussi, ils se ratent pour différentes raisons qui peuvent aller de la stupidité à la peur. Sauf qu’à ce jeu-là, la vie ne présente pas tous les jours de telles beautés. La mort est au bout du chemin : les lots de consolation seront alors chèrement payés en amertume et en aigreur. Comme tous les regrets, ceux-ci ne révèleront que l’incapacité de n’avoir pas agi au moment où il le fallait, et traduiront une façon de se réconforter pour se sentir moins coupable.

Le film ne pouvait se conclure autrement, Jesse et Céline ayant fait le tour du cadran qui, seul, peut leur permettre de s’aimer en ayant pris en compte d’emblée le beau et lourd tribut à payer par un tel choix exclusif. D’autant plus beau et plus lourd qu’il est fragile parce que sans rêve. Sans illusion. Simplement là, présent, tangible, réel. Before Sunset, par sa mise en scène d’un dépouillement radical, ne fait que rendre plus palpable cette évidence-là. Sa force n’est pas de réinventer l’amour, ni même de l’inventer, mais d’en montrer l’émouvante simplicité, fragilité et réalité. N’est-ce pas là l’évidence la plus difficile à admettre ? En tout cas, l’art (l’expérience esthétique en général et ici celle du cinéma), par la permanence de sa présence, est là aussi pour nous rappeler cette évidence si nous avions la séduisante tentation de nous dissoudre dans l’infini bruit du monde.