Zoom Out

Par un jour de grands vents…

Ce texte est également publié sur la plateforme Zoom Out, en guise de présentation du programme commissarié par Sébastien Hudon, lequel porte sur des oeuvres inédites du cinéaste amateur, artiste, photographe et professeur Omer Parent (1907-2000). Nous le publions ici dans une version enrichie de références plus étoffées et vous invitons à faire l’expérience des oeuvres qu’il contextualise.

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pour Elliott […] comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie ! – Les chants de Maldoror, Comte de Lautréamont.

Une de Le Soleil, mardi 8 mai 1945 (source : BAnQ)

Nous sommes à Québec le 7 mai 1945. La capitulation de l’Allemagne est annoncée depuis quelques heures à peine 1 . Dans toutes les grandes villes des pays alliés, tant en Europe qu’en Amérique, les citoyens euphoriques se massent spontanément dans les rues et célèbrent la « Victoire ». À cette occasion, on relate que les étudiants de la capitale paradent dans la haute-ville, manifestant un « excès de joie ».

Espiègles, carabins, ils envahissent le parlement déserté par les ministres 2 . Vu leur nombre et leur insistance, les collégiens parviennent à forcer l’entrée principale des différentes chambres du palais législatif et ciblent celle des députés. Certains conquièrent la galerie de la presse alors que d’autres grimpent en triomphe sur les pupitres. Fuse un désordre d’encriers, de bills en confettis, de serpentins, de gruau, de pois à soupe et de poudre à laver 3 . L’éphémère assemblée réclame la présence des membres du gouvernement de l’Union nationale et, plus spécialement, le premier ministre Maurice Duplessis (1890-1959), alors à Montréal.

Page de la deuxième section dans Le Soleil, mardi 8 mai 1945 (source : BAnQ)

Tandis que la rumeur des revendications résonne encore, les textes des oriflammes brandis à l’occasion sont transcrits dans les quotidiens des 8 et 9 mai. Ceux-ci réfèrent à un chaos d’éléments distincts : « À bas la taxe de luxe de Duplessis ! » 4  ; « Joie des Facultés non-essentielles » ; ou encore « Vive Truman », « Vive de Gaulle », « Vive Churchill » ; « Vive King » ! Dans le cortège, un pantin du défunt chef du IIIe Reich est porté en triomphe sous les arches des portes de l’antique citadelle. On peut imaginer leurs chants 5  : « Hitler chez Satan ! » ; « Les vers dévorent Hitler » ; et sans oublier un bien senti : « Le Boche est fourré » 6 .

Hourra Léger ! … à mort l’académisme (?)

Nous sommes toujours à Québec, le surlendemain, soit l’après-midi du 9 mai 1945. En provenance de la gare Windsor à Montréal, sur le « train rapide » de 10 h 20 7 , Fernand Léger (1881-1955), peintre d’« avant-garde » français expatrié aux États-Unis en 1940, est accueilli par une foule d’étudiant·e·s de l’École des beaux-arts de Québec. Devant la gare du Palais, ils portent haut des étendards de fortune sur lesquels on peut lire : « à mort l’académisme ! » ; « Hourra pour Léger ! » ; « En “fous” à la conférence arc-en-ciel ! ». À leurs côtés se tiennent leurs professeurs Marius Plamondon (1914-1976) et, derrière la caméra, Omer Parent (1907-2000). Tous permutent pour prendre la pose devant l’objectif. Une fois la petite foule alignée, la caméra balaie le champ, montrant les étudiant·e·s articuler un slogan difficile à décrypter. À l’extrémité droite, on constate la présence d’un homme coiffé d’un chapeau et dont la stature nous est familière. D’un geste directif, il prend Léger par la manche afin de le soutirer aux manifestants. L’instant suivant, nous comprenons qu’il s’agit du premier ministre, Maurice Duplessis.

Arrivée de Fernand Léger devant la gare du Palais, Omer Parent, 1945

Nous sommes bien le 9 mai 1945 puisque, le soir même à l’amphithéâtre de médecine de l’Université Laval, Léger présente, sous le patronage de l’Association canadienne pour l’avancement des sciences (ACFAS), une conférence 8 intitulée « La libération de la couleur » 9 . Lors de cette allocution, l’artiste explique à l’auditoire que « La couleur est une des nécessités vitales, c’est une matière première aussi importante que l’eau et le feu, sans la couleur le monde ne pourra vivre. […] Après la guerre, les films qui paraîtront sur les écrans seront en couleurs » 10 .

En phase avec ces propos, cette conférence est assortie à une projection cinématographique en « technicolor ». C’est l’occasion de projeter en tête d’affiche et pour une première fois au Canada 11 le film Fernand Léger in America. His New Realism de Thomas Bouchard (1945), conservé aujourd’hui à la bibliothèque de Harvard, et de lancer le livre Fernand Léger : la forme humaine dans l’espace (1938-1944) 12 .

Hernani la nouvelle

Le lendemain, 10 mai 1945, la même conférence est représentée dans l’amphithéâtre « art déco » du Jardin botanique de Montréal, cette fois sous le double patronage de l’ACFAS et de la Faculté des lettres de l’Université de Montréal 13 . Au sein d’une salle comble, la projection du film, commentée par Léger, fait l’effet d’un coup de théâtre sensationnel comparé à une nouvelle « bataille d’Hernani » par Éloi de Grandmont 14 , journaliste au quotidien Le Canada. Si bien que les esprits échauffés, déjà excités par l’arrivée d’un printemps de tous les espoirs — la guerre est finie ! — en viennent à interrompre le conférencier illustre. Au moment où ce dernier fustigea l’enseignement académique des arts, on entend vrombir dans l’assistance : « À bas Maillard ! À bas Maillard ! ».

À lire l’article d’Éloi de Grandmont, on comprend que ces quelques jours de mai 1945 furent un véritable moment pivot. Pour un ensemble de praticien·n·e·s québécois·e·s issu·e·s de plusieurs médias artistiques — incluant le cinéma et la photographie —, ce rare alignement d’astres se révélerait être l’amorce de changements paradigmatiques dont on ne mesurait pas alors toutes les dimensions.

La caution de Léger 15 insuffla du courage aux légions estudiantines. En quelques heures et avec une redoutable efficacité, tout se passe comme si c’était l’acte de naissance d’une « modernité » artistique qui venait d’être signé. Dès ce moment, à Québec comme à Montréal, Omer Parent et son proche ami Alfred Pellan allaient revendiquer des réformes et de nouvelles approches dans les Écoles de beaux-arts du Québec, inspirées du « Bauhaus » (Dessau, Allemagne) et des expériences de László Moholy-Nagy au « School of Art Institute » (Chicago, États-Unis). Ils allaient mettre « à bas l’académisme » 16 .

Robert Lapalme, À bas Maillard et l’Académisme, encre sur carton, 57,2 × 36 cm, (1945), collection Musée national des beaux-arts du Québec.

Quant à Charles Maillard (1887-1973), directeur de l’École des beaux-arts de Montréal, mais aussi — l’histoire l’a parfois oublié — directeur général des beaux-arts de la Province et administrateur de l’École des beaux-arts de Québec, il allait remettre sa démission à peine un mois plus tard à la suite d’un nouveau coup d’éclat fomenté par les étudiants de Pellan (Jean Benoit, René Chicoine, Lucyl Martel et Mimi Parent en tête) le 12 juin 1945, à l’École des beaux-arts de Montréal 17 . Un instant rendu célèbre dans la scène d’ouverture mémorable du film biographique d’André Gladu (Pellan, 1986).

Hasard et contingences

On ne peut que conjecturer au sujet du concours de circonstances inouï en vertu duquel se sont rencontrés Duplessis et Léger, deux figures que l’on suppose avoir des positions opposées en matière d’art : simple hasard ? Serait-ce plutôt que Duplessis devait accueillir Léger de manière confidentielle sur l’invitation de Jean Bruchési (1901-1979), sous-secrétaire d’État et aussi président de l’ACFAS, l’après-midi précédant sa conférence ? Cela, tandis que les étudiants d’Omer Parent aux beaux-arts de Québec, certainement prévenus par Pellan de l’heure « H » de l’arrivée de Léger, se coordonnaient pour l’évènement ? Serait-ce alors que tous étaient venus accueillir le « peintre français de réputation universelle » et furent simplement surpris de cette co-présence ? Le seul fait qu’existe aujourd’hui un film témoignant de cette invraisemblable rencontre évoque bellement le Deus ex machina d’un cinéaste habitué aux mises en scène et facéties amicales…

Condamnés au silence de la pellicule 8 mm, nous ne saurons sans doute jamais quelle fut la teneur des échanges entre les figures cet après-midi-là. Devant l’absurdité qui consisterait à prêter l’oreille pour entendre l’écho de leur voix, conviendrait-il mieux alors de titrer cet extrait en paraphrasant d’une boutade Le Comte de Lautréamont : « Munis de leurs imperméables et fedoras par un jour de grands vents, Maurice Duplessis, Fernand Léger, Omer Parent et Marius Plamondon se rendent fortuitement aux chutes Montmorency… pour en découdre sur l’académisme » ?

Notes

  1. « Radio Prague annonce que les Allemands ont décidé de se rendre », Le Soleil, vol. 64, n° 109, 8 mai 1945, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3439448.
  2. « Manifestation impromptue », Le Soleil, vol. 64, n° 109, 8 mai 1945, p. 13, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3439448?docsearchtext=impromptue.
  3. « Séance du cabinet Duplessis », Le Devoir, vol. 36, n° 106, 9 mai 1945, p. 3, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2779837?docsearchtext=gruau.
  4. « Taxe du “pauvre“et non taxe de luxe », Le Canada, vol. 43, n° 32, 11 mai 1945, p. 4, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3573082?docsearchtext=pauvre.
  5. René Paradis, « Mouchons-nous, Hitler est mort »; [interprété par] Taffnut, Lachine/Star, 1945, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/1177.
  6. « La Vieille Capitale célèbre la Victoire avec enthousiasme », Le Soleil, vol. 64, n° 109, 8 mai 1945, p. 3 et 35, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3439448?docsearchtext=capitol.
  7. « Horaire des trains du Pacifique Canadien », L’action populaire, vol. 33, n° 14, 9 mai 1945, p. 3, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2578477?docsearchtext=horaire%20trains.
  8. « Conférence par M. Fern. Léger », L’action catholique, vol. 38, n° 11,794, 7 mai 1945, p. 3, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3523113?docsearchtext=avancement.
  9. « La libération de la couleur », La Presse, vol. 61, n° 172, 11 mai 1945, p. 5, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2884543?docsearchtext=ACFA
  10. « Sans la couleur le monde ne pourra vivre », Montréal-matin, vol. 15, n° 257, 11 mai 1945, p. 4, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/4480903?docsearchtext=ACFAS.
  11. Selon les informations dont nous disposons, il s’agirait peut-être de la véritable première mondiale que jusqu’ici l’on situait à La Sorbonne (Paris) le 5 avril 1946. Voir : Julie Guttierez, « Léger in America », un documentaire à quatre mains? » dans Fernand Léger et le Cinéma, Éditions Rmn – Grand Palais, Paris, 2022, p. 192-197.
  12. M.A. Couturier, Maurice Gagnon, Siegried Giedion, François Hertel, S.M. Kootz, Fernand Léger, J. J. Sweeny, Montréal, Éditions de l’Arbre, 1945
  13. Nous précisons que cette conférence de 1945 est la deuxième présentée par Fernand Léger à Montréal. La première eut lieu sous les doubles auspices de l’ACFAS et de la Société d’art contemporain à la salle de « l’Ermitage » au Collège de Montréal, le vendredi 28 mai 1943, soir précédent le vernissage de l’exposition particulière de l’artiste à la Galerie Dominion, La Presse, 29 mai 1943, p. 28, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2962261. À cette occasion, Léger présenta un programme de films en couleurs. Certains journaux parlent de deux, et parfois, de trois films en couleurs « montés par Léger lui-même » et prêtés spécialement par le MoMA. Seulement deux de ces films ont pu être identifiés avec clarté dans les articles, soit Ballet Mécanique (Fernand Léger, 1924) et Entr’acte (René Clair, Francis Picabia et Erik Satie,1924). Certains articles ajoutent la présentation d’un autre « film surréaliste en couleurs », dont nous n’avons pas pu déterminer l’identité pour le moment, voir « Fernand Léger parle de peinture moderne », La Presse, 29 mai 1943, p. 28, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2962261?docsearchtext=entracte. L’artiste montréalaise Françoise Sullivan assista à cette représentation et discuta longuement avec Léger.
  14. Éloi de Grandmont, « Reprise de la “ Bataille d’Hernani ” à la conférence de Fernand Léger », Le Canada, vol. 43, n° 34 14 mai 1945, p. 8, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/3573084?docsearchtext=maillard.
  15. « Fernand Léger raconté par Alfred Pellan », Le Devoir, vol. 61, n° 49, 28 février 1970, p. 4, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2777806?docsearchtext=windsor. Remerciements sincères à Valérie Boulva de nous avoir transmis ce texte.
  16. Robert Lapalme, À bas Maillard et l’Académisme, encre sur carton, 57,2 × 36 cm, [1945], collection Musée national des beaux-arts du Québec. Legs Madeleine Poliseno Pelland (2011.1268), https://collections.mnbaq.org/fr/oeuvre/600043442.
  17. Voir « Académisme vs Art vivant », Le jour : indépendant politique, littéraire et artistique, 30 juin 1945, p. 4, https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2753549?docsearchtext=academisme.