Chronique télévision

OCCUPATION DOUBLE, DU COLLECTIF AU MICRO-SOCIAL

Le sondage BBM (section télévision francophone) de la semaine du 7 au 13 novembre fait état d’une donnée assez surprenante : 3 des 10 premières positions du palmarès sont occupées – c’est le cas de le dire – par la téléréalité vedette de TVA, Occupation Double. Pour les défenseurs d’une télévision de service public, orientée vers l’information, le documentaire, la culture et la fiction de qualité, voilà le genre de statistiques qui peut rendre morose ; c’est qu’OD, même pour une partie importante de ceux qui le regardent 1 , représente l’antithèse de ce que l’on définit habituellement comme de la télévision de qualité. Comment expliquer la popularité renouvelée d’un format –sorte de clone local du Bachelor, qui fait un tabac au sud de nos frontières – dont presque tout le monde raille par ailleurs « l’insignifiance », la « superficialité », l’exotisme de pacotille ? Comme nous ne souscrivons pas à l’hypothèse d’une subite et radicale chute de l’intelligence collective du public de la télévision, force nous est de chercher dans la forme même de l’émission les raisons de son succès, des raisons qui ne sont peut-être pas si « superficielles » qu’on le laisse généralement entendre.

Les filles dans Occupation Double 2011

En ce sens, il peut être intéressant d’aborder la question par le biais « identitaire ». Il n’y a pas si longtemps, les premières places du palmarès télé était presque systématiquement occupées par la fiction : du téléroman Les Plouffe au succès historique de La p’tite vie, des Berger à Lance et compte, l’histoire de la télévision québécoise, sans s’y résumer, se laisse donc avantageusement décrire comme cette suite de séries qui jalonnent les étapes de son développement, renvoyant chaque fois à la nation une image d’elle-même, un portrait qui, à défaut d’être toujours juste, réalise ce « conformisme provisoire » dont parle Éric Macé 2 , cette façon caractéristique qu’ont les publics de plébisciter une certaine représentation de leur être collectif. Bien, entendu, on n’aurait pas trop de mal à montrer qu’entre Les Plouffe et La P’tite vie, on est passé d’une image en miroir, reflet encore incertain d’une identité mal assumée, à une sorte de mise en abyme de la conscience de soi fortement déterminée par les modèles engendrés par la télévision elle-même ; il reste que la médiation opérée sur le réel par la fiction continue à en constituer le vecteur essentiel. Qu’en est-il de ces émissions qui – comme OD – prétendent mettre fin à la médiation, et se placer en position de prise directe sur la réalité ? Comment parlent-elles de nous-mêmes, si elles le font encore ?

Odile et Dave dans Occupation Double 2011

Il semble que le dispositif mis en place par la téléréalité opère un déplacement important du «social ». Qu’ont en commun en effet des émissions comme Big Brother, Loft Story, Survivor et, bien entendu, OD ? On y forme des groupes d’individus soigneusement castés, qu’on coupe ensuite de tout prolongement social avant de leur demander d’agir selon les règles d’une communauté. Autrement dit, alors que la fiction travaille à produire du social à partir du personnel, la téléréalité propose pour sa part un cadre social parfaitement artificiel et contrôlé dont la fonction est précisément de générer du micro-social, et uniquement cela. Dans le cas d’OD, ce cadre est non seulement surtout personnel – c’est-à-dire tout entier déterminé par l’intime – mais encore plus, il se limite en substance à cet aspect des interactions qui concerne les relations entre les sexes. On a souvent fait ressortir le côté « expérimental » d’un tel dispositif, sa dimension « rats de laboratoire » ; mais ce qui frappe par ailleurs, c’est tout ce qu’il partage avec une branche en particulier de la psychologie sociale, développée à l’université Yale dans les années 1960 par Stanley Milgram et qui utilisait des caméras pour filmer – le plus souvent à leur insu, il est vrai – des « sujets » en situation d’interaction, étudiant notamment les questions de conformisme à l’autorité et de « peer pressure ». Pour l’anecdote, il peut être intéressant de savoir que Milgram s’est en outre inspiré pour ses expériences des émissions d’Allen Funt, notamment Candid Camera qu’on identifie souvent comme la première téléréalité…

Que reste-t-il donc de la « représentation sociale », de l’image en miroir de notre être collectif dès lors que les caméras sont braquées de la sorte sur des interactions privées, coupées de leur prolongement vers les zones habituelles du social comme le travail, l’éducation, l’économie, etc., bref l’ensemble des thématiques qui nourrissent, même indirectement, la fiction ? Se pourrait-il qu’il reste surtout ce qu’on y a délibérément placé : des individus qui, sans le pouvoir médiateur de la fiction, ne représentent plus qu’eux-mêmes, atomes en vase clos, prolongement non plus d’un « sens social à construire » mais d’un individualisme triomphant, plus encore, d’un égotisme figé, reproduction dans l’espace représentationnel du petit écran de la société des identités si bien décrite par Jacques Beauchemin 3 ? Cela expliquerait, en partie du moins, le pouvoir d’attraction-répulsion si caractéristique de ces émissions : fascination face au spectacle de notre condition, reproduite dans des conditions idéales de laboratoire et pour cette raison miroir d’un jeu proprement micro-social qui magnétise les esprits; mais aussi, aversion face au vide devant lequel nous plonge un tel dispositif… Cela expliquerait aussi que leur public soit généralement si jeune, et donc soumis encore plus fortement aux impératifs de l’hyper-individualisme ambiant.

En tout cas, il peut être tentant de faire l’hypothèse que l’absence de projet collectif, la mort des idéaux communs, la « société de club » qui sont le propre de la postmodernité trouvent dans une émission telle OD leur prolongement naturel, et le signe le plus sûr d’une fragilisation de notre vivre-ensemble.

Dany et Christyna dans Occupation Double 2011

Notes

  1. C’est le propre de ce genre d’émission que d’être très souvent fustigé par ceux-là même qui la regardent, ce qui constitue déjà en soi un indice intéressant de leur étrange et paradoxal pouvoir d’attraction.
  2. Éric Macé (1992) « La télévision du pauvre. Sociologie du public participant : une relation « enchantée » à la télévision », Hermès, no 11-12.
  3. Jacques Beauchemin (2007), La société des identités, Montréal : éditions Athéna