Notes sur le cinéma et la publicité
Le cadre est fixe ; l’image est granuleuse et un peu accélérée. À la terrasse d’un café, trois solides messieurs d’une époque révolue jouent aux cartes. Le contraste des noirs et des blancs laisse deviner que ce jour s’est écoulé sous un soleil de plomb. L’homme assis au centre s’appelle M. Pinclair et est brasseur. Il s’impatiente. Entre alors dans le cadre un serveur avec une grande bouteille de bière bien froide et trois verres qu’aussitôt Pinclair remplit. Il en souligne la robe riche, l’odeur et surtout la désaltérante fraîcheur sous les mimiques complices de ses deux comparses. Le serveur, lui, en rajoute, semblant indiquer que c’est là un fin produit, qu’on en redemande et qu’on vend des hectolitres de ce plaisir liquide. Tout ça n’aura duré que quarante secondes, à l’été 1895, et a depuis été répété des milliers de fois.
Tournée par les Frères Lumière eux-mêmes, cette première réclame n’est pas seulement une nouvelle forme pour une pratique déjà existante, la publicité. En utilisant la photographie animée, elle est à l’origine d’une tragique confusion entre les moyens mis en œuvre par le cinéma pour représenter une émotion et la nature intrinsèquement séduisante de l’image. Entre les images de l’Histoire – fût-elle celle du cinéma – et une banale publicité de bière, la bêtise qui occupe aujourd’hui les écrans trouve une réelle légitimité dans ce court film : la publicité animée est née des mêmes yeux, des mêmes mains et du même appareil à manivelle que le cinéma.
Dispositif commun et renversement des influences
C’est d’abord parce qu’ils partagent depuis les origines un dispositif, celui des moyens de production, que le cinéma et la publicité sont intimement liés : on utilise les mêmes boîtes de production, les mêmes techniciens, les mêmes studios, les mêmes équipements du tournage au montage, et les mêmes canaux de diffusions. Bien sûr, il y a la télévision, dont le développement a accéléré la confusion ontologique propre au cinéma : entre communication et art, entre culture et création, entre art et industrie. Mais il y a aussi, de plus en plus, le grand écran de cinéma où la publicité dispute maintenant au long métrage la capacité d’étonner par la reproduction mécanique de la réalité, par l’image de la réalité. Avant le film comme pendant le film.
L’insertion de la publicité dans les films, d’abord comme moyen de financement, est devenue par un étrange renversement une sorte de caution publique, la crédibilité recherchée par un film qui sollicite la cohésion et l’approbation générale. Ainsi, pour réussir, le dernier bijou des infographistes d’Hollywood doit s’associer à un géant du hamburger. Il serait faux de croire que seule la visibilité du film est ici recherchée : c’est d’abord l’adhésion sociale nécessaire à un mode de vie (hamburger et autres dérivés) qui est recherchée.
Parasite du cinéma plus que demi-sœur, la publicité a si bien imposé ses normes qu’elle balise maintenant les références esthétiques et narratives des jeunes cinéastes. Ainsi, il est difficile de voir la différence entre les réalisations “alimentaires” de certains jeunes réalisateurs et leurs œuvres “d’auteurs” tellement l’image, le rythme et même les acteurs sont semblables. De même, les actrices de cinéma se font tout naturellement les porte-parole de grandes marques de cosmétiques, et d’autres “comédiens”, connus uniquement pour leurs rôles multiples dans une “saga publicitaire”, tournent films ou séries télé et se retrouvent en haut de l’affiche, déjà bien servis par la popularité qu’ils ont acquise avec l’annonce à la télé. Pensons ici à ces petits couples des publicités des cafés Tim Horton ou des magasins d’ameublement Brault & Martineau qui, vivant de romance et de mauvais humour, passent leur vie à manger des beignes et à acheter des nouveaux fours à micro-ondes avant de se demander en mariage. Ou encore à Benoît Brière, M. Bell Canada lui-même, qui rend gloire aux vertus de la téléphonie sans fil et des services à la carte, avant d’apparaître sur scène dans du Molière. En dehors de justifications économiques bien réelles, ces comédiens, loin de prouver qu’ils sont versatiles dans leur art en jouant dix personnages à la fois, montrent surtout qu’ils n’ont rien à dire, qu’on peut leur faire dire n’importe quoi, du “soap publicitaire” à la tirade cornélienne. Le comédien, comme l’image, est une donnée autonome, un signe quelconque et interchangeable.
De l’époque où de grands cinéastes réalisaient une lucrative publicité entre deux films au système où l’on se voit accorder le privilège de faire un film après avoir fait ses preuves (de docilité) sur une vingtaine de spots publicitaires, c’est tout le dispositif de production, l’expertise technique et la créativité des cinéastes qui ont été détournés à des fins économiques. Et il est faux de dire que l’on veut donner du travail à des artisans quand les studios sont en jachère : le cinéma et la publicité ne partagent simplement plus les mêmes outils, le cinéma est devenu l’outil de la publicité sur des écrans où la séduction repose sur le rejet des possibilités critiques de l’art. De dispositif commun, l’image animée est devenue la prérogative quasi exclusive de la publicité, et si aujourd’hui le pouvoir du cinéma sur les masses s’est essoufflé, c’est que l’image publicitaire crée seule les nouveaux mythes et la cohésion populaire.
La pacification des esprits
Quand tout s’équivaut, quand il n’y a plus de montagne au bout de la plaine, ou quand toutes deux figurent dans la même image plate de carte postale, aucune géographie, aucun relevé topologique, aucune critique ne sont possibles. L’image, comme le comédien, n’est qu’une marchandise, un signe autonome, relatif et interchangeable. Entre un plan de Bresson et de Besson, il n’y a plus que “l’R du temps” : c’est un rapport complaisant à l’image et à sa fascinante vacuité qui s’est condensé en un brouillard médiatique voilant la vision panoramique d’un monde déjà fragmenté, sur-représenté, sur-joué dans lequel nous avons sur-vécu d’avance…
On a déjà dit beaucoup sur le galvaudage des émotions par la publicité (voir [Pub : Tendresse et Dressage->http://www.horschamp.qc.ca/medias/fev2001/caresse.html]). Ce glissement a brouillé les possibilités affectives du cinéma et, puisqu’une image en vaut une autre, n’importe quelle autre, la publicité s’intronise d’elle-même en une espèce “d’image-émotion” référentielle. Ainsi, le milieu de la publicité et les publicistes s’octroient eux-mêmes des “Oscars” lors de galas mettant en scène un dispositif glamour emprunté au cinéma : le star-system. On assiste à la prolifération des fonds d’archives, des chaires d’études universitaires, des projections événements, des “Grandes Nuits de la Pub” sur écran géant, etc. Après l’appropriation des moyens de production du cinéma, l’image publicitaire se donne une histoire, un passé apologiste (“Fellini lui-même a fait de la pub !”) et une légitimité qui lui donne une place dans la mémoire collective.
Le cinéma de la vacuité, déjà bien en vue, est tellement en phase avec la forme publicitaire qu’il s’y confond. Commercial, bruyant, clinquant, il est celui qui, comme la publicité, dicte la norme en matière de qualité cinématographique. Au-delà de l’esthétique chromée de certains praticiens et de ce que d’aucuns considèrent comme de petites manies formelles (montage rapide, son léché composé de couches et de couches de subtilité tonitruante taraudant une musique racoleuse des films de Villeneuve, de Turpin, ou de je ne sais qui d’autre tant il y en a), c’est l’intronisation de la forme sans contenu. De Run Lola, Run (Tom Tykwer) à Amores Perros (Alejandro Gonzàlez Inarritù), il y a la même variation qu’entre Musique Plus et All my Children. On a fait du cinéma le terrain vague de la pensée, sous prétexte de chercher à rejoindre un public plus grand, plus large, mais pourtant plus infantilisé par un propos de plus en plus étroit pris dans le corset d’une forme de plus en plus rigide. C’est le détournement volontaire puis la réduction instantanée des expériences humaines, de plus en plus confinées au simulacre (cas vécu, mais aussi publicité-témoignage de Wal Mart) ou à un spectacle permanent (Reality Show, mise en situation ou info-pub devant public) mis en scène par des publicistes qui ont décrété qu’une image n’est finalement rien d’autre qu’une image.
Aveugles et analphabètes
Accuser des réalisateurs de participer à un système qui les dépasse est aussi vain que de s’en prendre à ce système lui-même. Il ne s’agit pas de dire que ceux qui font de la publicité sont tous des salauds, des putes ou, pire, des proxénètes de la pensée, et que, à la limite, toute publicité est néfaste.
L’éducation aux médias, les écoles de cinéma et la glorification de la culture pop qui s’y est développée ont soigneusement évité toute critique, toute réflexion éthique sur les implications de l’image et de sa sur-utilisation. Le surplus de réel, dans la publicité comme dans le cinéma, nous a détournés et peut-être rendus insensibles au “Réel réel” et à sa complexité. Plus technique que réflexif, notre rapport au monde est complètement brouillé par l’image qu’on nous en donne. On nous a aveuglés pour mieux nous guider à travers un monde fictif qui a fait de l’image sa principale grammaire et des analphabètes ses plus grands scribes.