FNC 2017

Notes sur deux films

Samui Song, Pen-ek Ratanaruang

C’était le troisième film de la journée, peut-être pas le dernier – horaire de festival respectable, me disais-je, me rappelant ces marathons de films d’autrefois, du temps que tout voir était plus important que voir. On arrive au pas de course, on essuie les miettes de sandwich mangé à la hâte – pas le temps de se nourrir, il y a des films à voir! –, on fait un signe de la main à quelques connaissances entraperçues du coin de l’œil – pas le temps de parler, il y a des films à voir! –, on se laisse tomber sur le premier siège disponible, les lumières s’éteignent et aussitôt l’écran nous engloutit – il y a un film à voir. Samui Song, ça s’appelait, de Pen-ek Ratanaruang, mais qu’importe : à ce moment, n’importe quoi aurait pu passer sur cet écran. Enfin, peut-être pas n’importe quoi, mais aussitôt le rythme langoureux des images, typique d’un certain cinéma asiatique qui m’est cher, m’emporta dans un ailleurs indéfinissable satisfaisant pleinement mon épuisement (le trop-plein de cinéma commençait déjà à se faire sentir en cette première journée de festival).

L’impression de flotter avec le film, de se perdre dans l’entre-deux des images plus que dans les images elles-mêmes (presqu’aucune ne me sont restées en tête), plus rien ne m’importait sauf l’expérience du cinéma : l’obscurité de la salle, la solitude au sein de la foule anonyme, l’image qui nous écrase (il faut s’asseoir dans les premières rangées, sinon aussi bien rester chez soi), le déroulement ininterrompu de la projection, qui ne se plie pas à nos besoins ou nos envies… Tout ce qui aurait dû m’agacer dans ce film – un scénario qui s’éparpille à force de vouloir dérouter le spectateur, des moments d’autoréflexivité qui tentent de sauver l’incohérence générale et de combler le vide, une violence aussi grotesque que gratuite en finale, qui ne semble être là que pour choquer un certain public et en titiller un autre –, tout cela passa devant mes yeux indifférents, qui voyaient mais ne voyaient pas, alors que mon esprit se lovait confortablement dans cette salle du Quartier Latin, à mille lieux au fond des images mouvantes face à moi. J’étais au cinéma, dans le cinéma, dans un cinéma qui se passerait de film ; peut-être que c’est ce que je recherche au cinéma avant tout, cette expérience, indépendamment du film qui la soutient, et que je si je voulais tout voir autrefois, c’était surtout pour perpétuer cette expérience de la disparition aussi longtemps que possible.

Puis le générique défila, les lumières se rallumèrent, le songe éveillé prit fin, et en retrouvant le monde un sentiment de vacuité s’installe : c’est sans doute cela, du divertissement, me disais-je, une expérience qui nous divertit de tout, même (voire surtout) de l’œuvre qui devrait être l’objet de notre attention. Il me restait encore un film à voir ce jour-là, mais j’étais bien assez diverti (je craignais que la prochaine étape ne soit la disparition définitive) ; mieux vaut rentrer chez soi pour alléger un peu le calendrier de projections à venir.

La caméra de Claire, Hong Sang-soo

Depuis quelques années, mon Festival du Nouveau Cinéma est dédié à Hong Sang-soo : anticiper le dévoilement de la programmation, c’est espérer que tous les films qu’il a réalisé depuis l’automne dernier y trouveront leur place (cette année, il en manquait un sur trois), et planifier son horaire, ça commence par les projections des Sang-soo, après tout s’organise autour de ces piliers immuables (et vaut mieux aller aux premières représentations, sait-on jamais, une catastrophe pourrait nous en faire rater une, il faut être prudent). Ce qui m’impose aussi, chaque année, à trouver les mots pour exprimer mes sentiments sur ce cinéaste essentiel, dans l’espoir que, peut-être, enfin, un distributeur en prendra bonne note (de mémoire de cinéphile, aucun de ses films n’a jamais été présenté à Montréal dans une salle régulière). Mais même si je me moque bien de cette rumeur qui veut que Sang-soo réalise toujours le même film, je crois deviner d’où elle provient tant il me semble en effet de plus en plus difficile de décrire la spécificité de telle œuvre par rapport à telle autre – c’est-à-dire que quand je lis ici et là que The Day After, par exemple, est un film mineur, semblable à d’autres plus réussis, je me dis qu’il y en a certains qui éprouvent cette même difficulté mais se contentent de l’ignorer en répandant cette rumeur mensongère –, et j’en viens à me demander comment honorer par ma propre écriture le travail d’un cinéaste qui se renouvelle sans cesse, comment ne pas republier chaque fois le même texte.

Or, cette difficulté m’apparaît particulièrement éloquente : puisque la mise en scène de Sang-soo change très peu de film en film, puisqu’elle se réduit, en apparence, à quelque chose de très simple, à un « enregistrement » diraient les mauvaises langues, puisqu’à peu près tous ses derniers films s’articulent autour de longues conversations en plans-séquences autour d’une table, ce qui change en premier lieu, ce sont les acteurs, leurs dialogues, la matière humaine réunie autour de cette table. Il faut dire qu’il y a longtemps que la critique peine à cerner le travail des acteurs (je veux dire, au-delà des compliments d’usage, souvent des clichés interchangeables qui passent à côté de la singularité inhérente à chaque interprétation), j’ai presque envie de dire que nos amis les auteurs ont été fort bien accueillis parce qu’ils permettent justement de se détourner des humains à l’écran, de concentrer son écriture sur la mise en scène, ou pire, sur la technique, ce qui est toujours plus simple que de se retrouver seul à seul avec cette matière humaine – et cela se comprend bien, avouons qu’il est particulièrement ardu de décrire le comportement humain, surtout en se fiant au souvenir d’une projection unique, de trouver les bons mots pour pointer ce geste, cette posture, cette démarche, ce ton de voix, ce tic révélateur qui nous donne l’impression que ce personnage est ainsi plutôt qu’autrement.

L’un des deux films de Sang-soo présentés au festival cette année, La caméra de Claire, semble adresser cette question : Claire (Isabelle Huppert) croise à Cannes plusieurs membres d’une production coréenne, dont un cinéaste (Jung Jin-young) qui aurait couché avec une assistante (Kim Min-hee) alors qu’il est en relation avec sa productrice (Chang Mi-hee). Le cinéphile reconnaît rapidement l’aspect autobiographique de l’anecdote, Sang-soo ayant divorcé de sa femme récemment après avoir avoué, à Cannes justement, son affaire avec cette même actrice, Kim Min-hee, rencontrée sur le tournage d’un précédent film (Right Now, Wrong Then). Or, Claire, avec sa caméra, dit qu’elle peut changer les gens, qu’en les prenant en photo elle les transforme, et lors d’une discussion on nous dit que pour faire une œuvre honnête, un artiste doit être honnête dans la vie. Nous pourrions penser que Sang-soo tente ainsi de chercher une rédemption par l’art, qu’en répétant les événements de sa vie dans son art il essaie de mieux les comprendre (« The only way to change things is to look at them again very slowly » dit Claire), voire à éviter des erreurs (ce qui était tout le sujet de Right Now, Wrong Then aussi, le film recommençant du début à la mi-temps pour répéter les même événements avec des variantes), mais sans doute que son ex-femme trouverait que cette honnêteté arrive trop tard, et qu’elle resterait sceptique à cette idée qu’un film honnête sur une malhonnêteté passée puisse permettre à un cinéaste de changer. Il me semble toutefois que Sang-soo ne fait pas un film sur lui, ou en tout cas pas en priorité, mais plutôt sur ses acteurs, et en particulier sur Kim Min-hee : après tout, ce n’est pas Claire qui change, mais ceux qu’elle photographie.

Dans ce cas, peut-être que La caméra de Claire nous invite à voir le cinéaste comme un non-auteur, quelqu’un qui ne s’impose pas par-dessus le sujet de ses images, d’où cette sorte de degré zéro de l’écriture visuelle qui peut donner l’impression « d’enregistrer » plus que de « mettre en scène » comme on l’entend d’habitude, et si les films de Sang-soo peuvent se renouveler, c’est simplement parce qu’à l’instar de Claire il encourage ses acteurs à se révéler, honnêtement, à la caméra, ce qui lui fournit une source intarissable où puiser son inspiration. En même temps, il serait vain de nier que Sang-soo soit un auteur, avec ses thèmes et sa mise en scène qui lui sont propres, mais malgré la parenté évidente de ses films, il nous incite à éviter le jeu de la comparaison, à considérer chaque film comme une entité autonome, et à comprendre chaque œuvre uniquement à travers les relations humaines captées cette fois-ci par sa caméra (quand, dans Yourself and Yours, une même actrice interprète plusieurs personnages, provoquant confusion chez leurs prétendants, Sang-soo se moque peut-être aussi de ceux qui ne peuvent pas faire la différence entre ses divers films). Autrement dit, pour écrire une vraie critique de La caméra de Claire, il faudrait faire tout le contraire du présent texte, ou en tout cas il faudrait accompagner ces considérations d’écriture qui réfléchissent celle de Sang-soo par une description attentive de l’interprétation de Kim Min-hee et d’Isabelle Huppert, et nécessairement la spécificité du film s’imposerait – à la question comment honorer par sa propre écriture un cinéaste qui se renouvelle sans cesse, il faudrait affronter (honnêtement) cette difficulté relevée plus haut… mais je me sens trop paresseux (pour ne pas dire lâche), ce sera pour une autre fois. L’année prochaine, peut-être.