Notes sur Blinkity Blank
La technique de la gravure sur pellicule a été ma porte d’entrée dans le cinéma d’animation. Mes premiers films de 1962 jusqu’en 1966 ont tous été réalisés avec cette technique. L’inspiration est venue d’abord de Norman McLaren (qui par la suite m’a aidé personnellement) puis de Len Lye. J’ai adopté cette technique, d’une part, parce que le fait de dessiner directement sur de la pellicule m’est apparu comme une idée extraordinaire et une limite extrême du cinématographe, et d’autre part, parce que dénué de toutes ressources techniques, c’était la seule chose que j’avais les moyens de faire.
De tous les films de McLaren, Blinkity Blank ressortait indéniablement comme son entreprise la plus radicale et il est tout de suite devenu mon «film-culte». Avant même la vague des films expérimentaux de «flickers» des années 60, il poussait très loin l’exploration de ce qu’André Martin a appelé «l’animation intermittente». Ce film, disait-on, comprenait une majorité de cadres noirs et presque tous les mouvements dont il était constitué étaient des mouvements clignotants. Cet exemple hâtif d’un cinéma de la discontinuité qui prenait comme argument la structure profonde du flux cinématographique (fait on le sait non de mouvements comme tels mais d’une succession d’images fixes) a été la source immédiate de mes deux films Opus-1 et Hop-Op. À mon arrivée à l’ONF en 1964, ayant soudainement accès à tout un éventail de possibilités techniques, j’ai déserté pour une première fois la gravure sur pellicule sans pour autant abandonner l’exploration de «l’animation intermittente» que j’ai poursuivie avec d’autres moyens jusqu’en 1971 (Opus-3, Autour de la perception et Notions élémentaires de génétique).
Je me suis remis avec la gravure sur pellicule en 1978 avec Entre chiens et loup et j’ai enchaîné, jusqu’en 1996, toute une série de films dont cette technique était la composante centrale (Souvenirs de guerre, Étienne et Sara, Chants et danse du monde inanimé – le métro, O Picasso – Tableaux d’une surexposition, Adieu Bipède, La lettre d’amour et le long métrage La Plante humaine). La décision de recommencer alors à graver la pellicule avait été totalement réfléchie et délibérée. J’ai écrit deux livres à ce sujet. Par contre, même si Blinkity Blank restait quant même une sorte d’étoile polaire guidant mon travail, et si je restais totalement préoccupé par le caractère brut et discontinu de ce type d’animation, les «flickers» n’y avaient plus comme telle aucune place. Il s’agissait plutôt d’une recherche centrée sur les potentialités narratives de la gravure sur pellicule. Toutes ces animations, y compris dans les performances en direct que j’ai commencé à faire à cette époque, étaient marquées, au sens le plus général du terme, par une «intention narrative».
J’ai de nouveau abandonné la gravure sur pellicule en 2001 au profit des outils numériques. C’est arrivé sans l’avoir décidé par le simple cours des circonstances d’un télescopage technologique. Mais à cet égard, c’était quand même totalement assumé. Quelques années plus tard, j’ai dû constater que j’avais perdu contact avec cette technique et que c’était probablement définitif. C’est ce que je me disais, sans états d’âme. Mais c’était sans compter avec le fait que les idées qui, pendant des années, avaient encadré ma pratique de la gravure sur pellicule restaient souterrainement vivaces dans mon travail et guidaient obscurément mon usage même des outils numériques. Et le refoulé n’allait pas tarder à ressurgir.
En 2009, pour faire plaisir à mes amis Gionni et Ariele du club de musique improvisée Area Sismica, de Meldola en Italie, qui se plaignaient «de ne m’avoir jamais vu faire ça», j’ai accepté de présenter une performance mixte alliant travail numérique et gravure sur pellicule avec le musicien Andrea Martignoni. Je travaillais alternativement aux deux postes de travail et les deux images étaient projetées l’une sur l’autre sur la même surface. J’étais rouillé et pas particulièrement fier de ma performance de gravure, mais comme la combinaison des deux images était intéressante, nous avons décidé de remettre ça, sous le titre de Digital Scratch, à Vienne en 2011 et à Poznan, en Pologne, en 2012. Pour le plaisir.
Lorsqu’en 2014, le Center for Contemporary Art de Glasgow m’a demandé une performance pour les célébrations du 100ième anniversaire de McLaren, il a été naturel de proposer un hommage à Blinkity Blank en prenant des thèmes visuels tirés de ce film comme argument de notre performance mixte numérique/gravure sur pellicule. Cette performance a été présentée, sous le titre de Rolling over Blinkity Blank, à Glasgow, à Annecy, à Ljubljana en Slovénie, à Nikozi en Géorgie, puis finalement à Montréal, aux Sommets du cinéma d’animation de 2015. Cette performance a été un véritable chemin de Damas où j’ai dû me rendre à l’évidence que mon lien avec la gravure sur pellicule était soudainement restauré.
Lors de la préparation de cette performance, j’ai fait de nombreux visionnements de Blinkity Blank pour sélectionner les segments qui allaient servir de référence. Peu à peu, je me suis surpris à faire défiler le film image par image et à m’intéresser au détail des fréquences de clignotement. J’ai réalisé alors que même si j’avais entendu moult fois André Martin affirmer «qu’il fallait regarder Blinkity Blank image par image avec la bande de film entre les mains», je ne m’étais jamais livré à cet exercice attentif même si j’avais visionné ce film des dizaines de fois au cours des années. Je découvrais une construction étonnante, beaucoup plus complexe que ce que j’avais imaginé : des alternances très irrégulières de noir et d’images, des éléments simultanément à l’écran affectés de rythmes de clignotement différents, en contrepoint. Je faisais ces découvertes à partir du visionnement d’un DVD. En conséquence, mes observations n’étaient pas fiables, les irrégularités que j’observais pouvaient résulter au moins en partie de la transposition à trente images par seconde d’un film fait en réalité à 24 images par seconde.
Quand, après la performance de la Cinémathèque québécoise, j’ai décidé de vraiment reprendre la gravure sur pellicule et que, dans le but de ne pas bêtement refaire ce que je faisais quinze ans plus tôt, j’ai vu la nécessité de mettre en place un processus ordonné de réappropriation qui me mène dans de nouveaux territoires. En priorité absolue, l’étude image par image de Blinkity Blank devait faire partie de ce parcours. Il était en outre impératif que cela se fasse à partir d’une copie film, à vingt-quatre images par seconde, et non d’un DVD, de sorte à avoir accès aux véritables comptes de McLaren. L’ONF m’a accordé l’accès à une copie 35 mm du film – une des dernières – que j’ai pu regarder avec une synchroniseuse qui permettait de compter les images avec précision. J’ai entrepris de faire un relevé complet des réseaux de clignotement.
Cet examen a totalement confirmé ce dont j’avais eu l’intuition sur le DVD, en plus intriqué encore. Mes efforts de notations ont été continuellement débordés par ce que je trouvais, à tel point qu’il m’a semblé que pour bien faire je devrais tout reprendre de zéro, après avoir réfléchi à un système de notation qui rende clairement compte de cette complexité. Je n’ai pas refait l’exercice. Il me reste ces pages de colonnes chiffres enlignées et entremêlées que je ne suis pas sûr de pouvoir encore déchiffrer. Je n’ai pas mené cette étude à terme faute de temps. Mais aussi parce que j’ai rapidement acquis la conviction que McLaren était arrivé à ces formules de clignotement de façon essentiellement empirique, par essais et erreurs, en jugeant selon le résultat, et qu’il n’y avait pas de système formel à découvrir. Je ne me suis pas acharné également parce que l’exercice imparfait que j’avais accompli m’avait tout de même appris suffisamment pour que je puisse aller de l’avant avec mes propres expérimentations.
Une piste de travail et de pensée m’est clairement apparue qui s’organisait autour de l’idée forte de «polyphonie de clignotements». Je ne suis pas sûr qu’il soit exact de définir ainsi le fonctionnement de Blinkity Blank. L’émergence d’un argument narratif dans le cours du film, après une introduction totalement abstraite, a vraisemblablement endigué le développement d’une véritable approche polyphonique. Il y a certes de nombreuses amorces de contrepoint, mais qui apparaissent surtout en soutien ponctuel au thème narratif et ne fait pas l’objet d’un développement autonome. C’est un point que la poursuite (éventuelle ?) de mon étude permettrait de clarifier en ce qui concerne ce film. Pour moi, il suffisait cependant qu’un chemin s’ouvre et qu’il soit fécond.
La série de vingt segments que j’ai animée sur pellicule 16mm, au printemps 2016, et que j’ai tout de suite publiée sur Facebook sous forme de GIF’s, a donné lieu à autant de variations autour de l’idée de «polyphonie de clignotements». Dans chacune de ces courtes boucles, j’ai superposé des grilles d’intermittence à périodicité variable. L’idée polyphonique a été poussée plus loin, à partir du même matériau de base, par répartition sur trois écrans juxtaposés, dans le film Scratch – Tryptique -3, et sur six écrans, dans l’installation vidéo Scratch, présentée au Centre Clark à Montréal en janvier 2017. La même idée a filé son chemin, en gravure sur pellicule 35mm cette fois, dans l’installation vidéo Scratch-2 – polyphonie de clignotements dans la salle Norman McLaren de la cinémathèque Québécoise en mai 2017, et dans le film Mais un oiseau ne chantait pas à l’été 2018. Parallèlement à ce travail d’atelier en 35mm, des performances de gravure en direct sur pellicule 16mm continuent à servir de banc d’essai et d’exploration autour du même thème (Cinémathèque québécoise, avril 2016 ; Université de Montréal, août 2018 ; auditorium du Musée du Louvre à Paris, octobre 2018). C’est un travail en cours.
Ce retour de la gravure sur pellicule précisément aujourd’hui occupe dans mon travail une place singulière, pas encore totalement élucidée, parallèlement à d’autres filons apparemment très différents. J’émets l’hypothèse qu’il s’agit de la forme pure, éthérée d’une recherche sur les durées paradoxales, qui prend appui tant sur le traitement temporel éclaté dans mes films quasi documentaires Lieux et monuments que dans le recours au chevauchement de boucles de durées différentes dans mes installations vidéo, ouvrant sur une combinatoire presque infinie. En tout cas, j’étais très heureux lorsqu’en mai 2017 Le film de Bazin (Lieux et monuments-8) et l’installation vidéo Scratch-2, polyphonie de clignotements étaient montrés en même temps à la Cinémathèque québécoise. La juxtaposition d’objets aussi différents en apparence me semblait dire quelque chose d’important.
Ainsi, je vous livre ces 8 feuillets de relevés peu lisibles des intermittences animées dans Binkity Blank, comme trace d’une énième rencontre avec ce film phare qui agit encore comme une étoile polaire dans mon firmament et avec Norman McLaren qui, d’outre tombe et à travers des détours inattendus, reste toujours mon maître de nouvelles aventures créatives.