Neuf secondes de presque rien
Neuf secondes de presque rien et pourtant, quelque chose me bouleverse : une simple gorgée de vin. Logée entre deux bouchées de pain beurré, elle est quasiment invisible, dérisoire. En dépit de la nature aussi ordinaire que fugace de ce geste, mon regard s’y accroche comme à l’éclat d’une tasse ébréchée. Soustraite à son insignifiance, cette gorgée revêt à mes yeux la valeur d’un secret : le pressentiment que quelque chose du sens profond du film, ainsi que de mon rapport intime à celui-ci, s’y trouve déposé.
Depuis que Rosalie (Romy Schneider) est retournée vivre avec César (Yves Montand), qu’elle avait quitté quelques mois plus tôt pour s’enfuir avec David (Sami Frey), celle-ci s’est éteinte. Désespéré, César va chercher son rival et le conjure de revenir : « Tu comprends, elle est là et elle est pas là. Elle fait ce qu’elle peut, je le sens, mais elle fait pas ce qu’elle veut. Elle va pas quoi. Alors, au début, c’était comme au début, enfin, je veux dire, comme avant. Alors, maintenant, elle rit sans rire, elle sort quand il pleut, elle fait n’importe quoi, quoi. Et pire, elle demande rien. T’as l’impression que tu es au musée Grévin. Elle fait des gestes comme dans la vie mais c’est de la cire, tu vois. Et moi, je deviens fou. 1 » Suite à cette discussion, les deux hommes retrouvent toute la famille de Rosalie en Vendée pour y passer quelques jours de vacances. Reparti le soir même pour régler une affaire à Poitiers, César permet dès lors à David et Rosalie de passer la nuit ensemble. Mais rongé par le regret, il s’arrête en chemin et fait demi-tour au petit matin.
La scène commence donc à l’aube. César, la mine et le costume froissés par la nuit d’inquiétude passée dans sa voiture, regagne la maison endormie. Pris d’une soudaine quinte de toux, il réveille Rosalie qui, les paupières encore fardées de bleu, le rejoint dans la cuisine. La caméra accompagne l’arrivée de Rosalie en combinant un court travelling latéral, un panoramique gauche-droite et un léger zoom avant afin de réunir les deux personnages dans le même cadre.
Le choix d’une longue focale écrase la profondeur de champ et intensifie la proximité du couple dont, précisément, le film raconte la fracture. Attablés côte à côte, ils échangent quelques mots rendus d’autant plus insignifiants qu’ils sont toujours prononcés la bouche pleine (finalement il n’est pas allé à Poitiers, on ira peut-être faire du bateau). Rosalie se saisit du verre de César et lui dérobe une gorgée de vin rouge. L’attraction que produit ce geste banal est alors décuplée par son prolongement dans l’inclinaison du corps de l’actrice, qui penche sa tête légèrement à droite après avoir absorbé la liqueur.
Puis, féline, elle se redresse nonchalamment, balaye des yeux son homme avant de lui faire remarquer, non sans ironie, sa triste allure. Par un geste maladroit, César manque de renverser la bouteille sur sa compagne et s’en prend injustement à elle : « Mais aussi c’est toi qui… ». Elle : « C’est moi qui…quoi ? ». Lui : « Rien. ».
Or, ce « rien » est en réalité plein de rancune : c’est elle qui vient de vider son verre de vin et surtout, c’est elle qui a couché avec David la nuit dernière. Mais il n’y aura pas de dispute ce matin car Rosalie ne ressent plus de pitié. Sereine, elle se lève pour aller préparer du café et caresse la joue de César en passant. Tel un Guignol que l’on déplierait de sa boîte, celui-ci s’étire et accroche un sourire à son visage. Fin de la séquence.
Outre cette irrésistible impression de goûter moi-même, par procuration, à l’amertume revigorante de ce vin de table, mon émotion naît ici de l’intime certitude que cette gorgée inaugure, chez celle qui la savoure, la conquête de son indépendance vis-à-vis des deux hommes qu’elle aime. Jusqu’ici, Rosalie est représentée comme une femme soumise aux désirs et aux inconstances des hommes. Elle est un corps que l’on s’échange, un bien que l’on se transmet (à cet égard, il n’est pas anodin que César dirige une société de récupération des métaux). Incarnation des fantasmes des autres, elle est également dépossédée de sa propre image, comme le suggère sa première apparition dans le film, lorsque nous la découvrons à travers les yeux de César.
Ce dernier, sans frapper, entre brusquement dans sa chambre. Le recours à un zoom avant rapide, faisant le point sur le regard de Rosalie, souligne l’agitation de l’amant impatient de retrouver celle qu’il désire. Mais ce procédé agit également sur notre perception du corps de Rosalie/Romy Schneider, dont l’éblouissante beauté semble accrue par son apparition subite, à mesure que son visage occupe une portion grandissante de l’écran. Spectateurs complices de cette image volée, nous entrons dans la vie de Rosalie par effraction.
La scène de la gorgée 2 rompt radicalement avec la représentation de ce corps offert à notre regard. Les gestes accomplis par Rosalie, aussi prosaïques soient-ils (mâcher, boire, caresser), témoignent d’un corps agissant pour lui-même. Tournée vers ses propres désirs (tu sais que je viens de coucher avec David, je m’arroge le droit de boire dans ton verre), Rosalie s’affirme comme un corps ne répondant désormais qu’à sa propre loi. La valeur de cette gorgée, sa portée signifiante, tient au fait que, bien davantage que du vin, ce que Rosalie assimile ici, c’est la pleine conscience de son autonomie. J’aime à penser que c’est à cet instant précis que Rosalie reprend la main sur son existence. Quelques jours plus tard, s’affranchissant enfin de ses deux hommes, elle partira à Grenoble, vivre seule avec sa fille. Elle reviendra après plusieurs années, mais ce sera de son propre chef.
La vie donne parfois au plus petit geste le retentissement d’une victoire. Et le cinéma a ceci d’émouvant qu’il restitue la densité de l’ordinaire en enregistrant cette profusion de signes presque imperceptibles qui en font l’étoffe. Si cette gorgée me bouleverse, c’est parce qu’elle manifeste à mes yeux, en dépit du personnage, et peut-être même en dépit de l’actrice, l’avancée d’une femme vers sa souveraineté. Cette gorgée m’apparaît ainsi comme une promesse clandestine que m’adresse Rosalie : celle de son évasion prochaine hors sa vie de femme docile.