Nazarbazi, toucher avec les yeux, résister par les gestes

À la fois inattendu et d’une grande puissance, le film d’archives de Maryam Tafakory intitulé Nazarbazi déploie un parcours à travers plus de 80 films iraniens postrévolutionnaires allant de 1982 à 2010. Bien qu’il soit impossible de les retracer toutes, on peut citer de mémoire quelques-unes de ses nombreuses références à des réalisateurs notoires tels Asghar Faradi (Les enfants de Belle Ville, 2004 ; La fête du feu, 2006), Darius Mehrjui (Leila, 1996, premier grand rôle pour Leila Hatami), Ebrahim Hatamikia (L’odeur de la chemise de Youssef, 1995), et encore à l’œuvre féministe Le jour où je suis devenue une femme (2000) de Marzieh Meshkini. Le cinéma iranien postrévolutionnaire élabore un langage audiovisuel marqué par la nécessité de respecter, mais aussi de contourner les interdits imposés par la censure. Il va sans dire que les personnages féminins sont au cœur de cette nouvelle politique de la représentation, leurs corps, leurs rôles et leurs gestes devant impérativement répondre aux codes d’une conduite « islamiquement correcte » et véhiculer une image « positive » de la femme souvent standardisée et confinée aux figures classiques de l’épouse fidèle, de la fille et de la mère. Accepter ces contraintes et ces rôles produit toutefois un effet inattendu : il accorde une nouvelle importance aux rôles féminins qui gagneront une présence et une puissance nouvelles à l’écran 1 .

Le regard de Maryam Tafakory traverse ces multiples échantillons filmiques avec une précision chirurgicale dont la justesse et la finesse s’avèrent néanmoins moins aseptiques que poétiques. Le film est composé d’une série de motifs qui s’enchainent au montage, générant quantité d’effets de répétition : les lumières s’allument et s’éteignent, les bracelets aux poignets tintent, les mains peinent à se rejoindre, les regards s’accumulent, les escaliers labyrinthiques hypnotisent, le verre encore se brise, et la robe de mariée, plus lourde que gracieuse, s’y impose comme le symbole d’une époque. Tafakory intercepte, collecte, découpe et remonte ces fragments, ces instants filmés qui semblent avoir échappé au maillage strict des codes de la représentation et leur restitue, par cet effet de montage, leur puissance vitale. Il en ressort un film haptique qui donne forme aux sensations, visualise la force du désir, la violence du silence ainsi que celle, plus implicite encore, reliée à l’étouffement de ces gestes.

Au défaut de pouvoir représenter ces sensations à l’œuvre dans les corps, ce sont les éléments naturels comme l’eau et le vent qui les matérialisent, renforçant alors leur statut primordial. Le feu sur l’eau, le souffle du vent, les vêtements et les tissus balayés par le vent qui se lève, les corps frappés par les vagues : tous ces éléments agissent comme les révélateurs symboliques de ces émeutes intérieures que les corps retiennent.

In order to show you where your desire is, it is enough to forbid it to you.

Et là où la chair disparaît à l’écran, voilà que Tafakory la réinscrit dans la narration à l’aide de textes poétiques qui accompagnent les images (entre autres ceux de Derrida, d’Adonis et de Forough Farrokhzad).

I have no skin except for caresses (Roland Barthes).
Je n’ai pas de peau (sauf pour les caresses) 2 .

À l’élan figuré par les éléments naturels s’accompagne celui incarné par les gestes et les regards. Les corps masculins et féminins, souvent découpés à l’écran, se résument aux mains, aux pieds, aux visages, ou même aux détails, un œil entrouvert, une bouche, et mettent en scène à la fois la tension vers le corps de l’autre, la répression du geste, et le tiraillement intérieur qui en dérive. Après quoi il y a des objets : un téléphone, des feuilles, la bandoulière d’un sac, ces prothèses que l’on touche à la place de la main de l’autre.

When they banned touch, we screamed we then forgot everything with pang of hunger.

En l’absence du contact physique, voici que les yeux prennent le relais : ce « jeu de regards » (en farsi, « Nazarbazi », titre du film) traduit l’essence de l’expérience haptique, cette fonction du toucher de l’œil définie par Deleuze et qui témoigne de la collaboration entre les deux sens. Ne serait-il pas ici une manière de signifier aussi l’expérience cinématographique en ce qu’elle permet aux yeux de toucher la matérialité, la plasticité filmique ?

When our eyes touch, is it day or is it night?

En plus de la relation inestimable, matérielle et personnelle qu’entretient Nazarbazi avec les archives du cinéma iranien, sa valeur réside enfin dans sa capacité d’arrimer ce référentiel à une culture et à un territoire cinématographique précis, à une réflexion profondément intime liée à l’expression du désir et à son étouffement, rappelant du même coup la répression d’un mode essentiel d’expression relationnelle à l’autre. Ceci se traduit par un questionnement qui touche aussi aux modalités de la représentation : comment montrer ce que l’on retient, ce qui n’a pas eu lieu? Et comment donner forme aux cris sourds, à l’implosion liée à tous ces gestes avortés? Il va sans dire que la réflexion portée par le film n’est probablement pas sans lien à l’expérience récente de la pandémie et aux limites physiques auxquelles nous avons toutes et tous été confronté·e·s ; d’où l’étendue du regard porté par le film de Tafakory, au-delà de ses racines géographiques, culturelles et cinématographiques.

We were informed form the outset of how this journey would conclude and this knowledge means the same thing as acquiescence, such that we knew and offered our necks in submission.

Ainsi se termine ce bref et intense essai de Maryam Tafakory. Elle ne savait sans doute pas à l’époque qu’un jour, ces nuques auraient commencé à se découvrir et à se relever, que ces corps auraient repris à danser autour du feu, fous de courage, et à se toucher dans les rues de Téhéran, portés par l’espoir profond d’un changement de paradigme. Peut-être alors que le voyage n’est pas encore terminé. Un autre chapitre reste certainement à écrire sous l’emblème de la femme (زن), de la vie (زندگی) et de la liberté ( آزادی)…

Notes

  1. À ce propos, voir Agnès Devictor, “L’évolution paradoxale des personnages féminins”, dans Politique du cinéma iranien. De l’âyatollâ Khomeyni au président Khâtami, Paris, CNRS Édition, 2013, p. 169-180.
  2. Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Paris, Éditions du Seuil, 1977, p. 111.