Moralité du ressac
Une chanson. Une flûte, une voix, du drum, un synthétiseur. Une descente de demi-tons qui m’est restée dans la tête pendant plusieurs jours. Qui était ce sulfureux Sergey Kuryokhin? « Artiste expérimental, compositeur et pianiste russe, l’un des pionniers du rock russe… Brillant représentant de la culture alternative de Léningrad […] fondateur du groupe Pop-Mekhanika ». Ce bonheur-là, justement, de ne pas l’avoir su. Y rester à la limite. Ou plutôt compulsivement revenir à cet air, comme le petit moteur qui me manque ces jours-ci, comme ce quelque chose de vaguement apocalyptique et de juste assez quétaine (le quétaine comme une qualité potentiellement positive dans sa négativité) qui me donnerait un rythme intérieur, un coup de pied dans le derrière, une secousse, voire un désir de retrouver le point précis, ténu, concentré en lequel je sais accéder à ma propre inspiration. Ce cran que je ressens de manière intermittente — le roi vient quand il veut, a-t-on écrit —, d’ordinaire lorsque je suis radicalement seule, loin de tous ceux et celles que j’aime, mais plus que jamais liée à eux, les portant en moi en les tenant à distance, mais que je peine à trouver ces jours-ci, en un retournement de la solitude sur elle-même. La distance.
Mais encore, l’envie irrépressible de revoir les images qui donnaient à cette musique toute son ampleur. Sentir à nouveau la complicité qui me lia d’emblée à ce serrurier russe qui pisse dans la neige et qui, au bout de sa nuit de rescousse apportée à tous ces gens verrouillés hors de chez soi, à ces filles ivres de vodka coincées à l’extérieur de leur voiture, en pleine tempête de neige, à un — 40° que l’on sait, décide de s’abstraire de l’intérieur des autres et de marcher au travers d’un vaste champ enneigé. M’émerveiller de la chaîne de réactions montrée : voiture, crise de toussotements, rire incontrôlable, répartie des nerfs qui lâchent, de la fin du quart de travail, du bout de la nuit du bout du monde, de l’aube qui point, miraculeuse et impossible. Sortir avec lui de la voiture et m’emparer par son truchement ce que nous voyons alors tous deux, ensemble, même si nous ne nous connaîtrons jamais : un ciel exagérément rose avec deux soleils entourés de quelques autres astres.
Nice of you to come! m’a-t-il alors dit. Bienvenue, ai-je énoncé, en me rappelant Geneviève Desrosiers. J’aurais alors voulu qu’il sache ces vers, de la même façon que je savais ses nuits : « Nombreux seront nos ennemis. / Tu verras comme nous serons heureux » 1 .
Je me suis montrée sensible à la double adresse présente dans Sun Dog (Dorian Jespers, 2020). À cette fille qui prend le temps de traduire les paroles d’une chanson du russe à l’anglais par égard pour celui qui la filme, aux remerciements de son serrurier pris de délire, par lesquels la personne derrière la caméra devenait par la force des choses tout inconnu qui, devant son écran, était pour recevoir comme pour lui-même les paroles du regard-caméra. Effet perlocutoire, de traversée de ce qui en ce moment nous ligue à ce qui se vit un peu partout, à défaut de pouvoir circuler et ancrer tout à fait nos pensées dans des lieux. Et de la sorte les faire respirer, les mémoriser en les associant naturellement au temps qui fait ce jour-là, aux détails du vêtement que portait l’une, à l’irritation que cause les gens qui parlent trop fort à la bibliothèque ou pire, qui mangent des chips.
À bien y penser, c’est sans doute en réaction à l’injonction de re-confinement que je pris le parti de plus particulièrement consacrer cette édition du FNC à sa programmation de courts métrages, me disant que je verrais plus, que cela me permettrait d’aller un peu plus partout, de circuler aisément par-delà les frontières fermées. Et aussi, je le concède, pour négocier la distraction, l’impatience éprouvée devant les petits écrans, celui de l’ordinateur, celui du téléviseur, voire du téléphone (dans le bain), soigner le désir du grand qui lui seul me permet l’abstraction totale. Mais encore, parce que la belle programmation d’Émilie Poirier me sembla, de manière intuitive, représenter la possibilité d’exercices de contemplation que je pourrais mener ponctuellement, réalistement, convenablement, à travers de ce que le cinéma a de plus « nouveau » à offrir, là où survient le premier film, là où la forme s’invente délestée de la lourdeur du financement du long. De la remise en question de cette chaîne socio-économique là et de l’absence de lieu comme de ce qui les multiplie.
Me concentrer sans projecteur, tout en continuant à savoir sa puissance. Drink Some Darkness (Trevor Mowchun, 2020) a pu à cet effet me donner des pistes, en faisant du carré lumineux et de la projectile intention un motif formel se répandant sur les choses, diversité d’images et de situations. Autrement dit, en me sommant de mettre en intrigue les images à l’aide de cette forme en tant que possibilité d’expansion. Et en poursuivant la réflexion en m’invitant à mesurer le poids des portes fermées, au suspense que génère leur ouverture, à l’épiphanie des clés tendues, à l’apparition de ce magique geste et son ombre portée comme promesse d’un ailleurs, d’une succession, d’un avenir immédiat. Je saluai mentalement de nouveau le serrurier russe, en me disant que j’avais la clé. Tu verras comme nous serons heureux.
C’était moins à un exercice de contemplation qu’à une « expérience de pensée » en bonne et due forme que me conviait 22 August, this year (Graham Foy, 2020), se demandant « que se passerait-il si » l’humanité apprenait la date à laquelle le temps cesse. Question aussi absurde que grave, nouée en ouverture à des images peintes, et puis retombant sur ses pattes à travers de beaux plans filmés en pellicule. Certains célébreraient le passé — bruit de la bouteille de bulles qui éclate sur fond de ciel du jour qui tombe —, d’autres se réfugieraient dans la routine — deux vieillards buvant un petit coup un peu trop tôt — ou prendraient le temps de voir le monde l’œil rafraîchi — une fleur sentie — ou encore tenteraient bêtement de gagner du temps en courant. L’élégance tendre de la réponse proposée par Foy seyait à mon humeur : à l’orée de sa disparition collective, cette accablante humanité cesserait d’être misérable et chercherait à se retrouver — groupements de gens devant la mer, hypnose des vagues alors que la nuit s’installe, images longues, temporalité du motif dans lequel se miroite le médium —, après avoir fait la paix avec elle-même. Le temps liquide du cinéma me trouva ce soir-là, contredisant si heureusement le présent tout en le réfléchissant.
Le ressac des vagues tel un bruit qui apaise et endort et la dimension liquide du temps tel ce café que je boirais, au lever. Mais qui justement survint le lendemain matin au fil de ma lecture en une question filant celle posée dans le film vu la veille : « Le temps est comme la mer, belle parce qu’elle efface le flot qui vient enlève sur le sable la trace du flot qui est venu : on se dit seulement qu’il y en eu, qu’il y en aura encore : c’est toute sa poésie et sa moralité peut-être? » 2 . Peut-être.
Or, c’est la disparition elle-même, semblable au ressac, qui reparut. Mais aussi la mer. Il y en avait encore. La disparition à l’état de monde rural et archaïque se consumant en flammes dans Our Kingdom (Luis Costa, 2020) et sur lequel se pose le regard d’un enfant se butant contre la mort des animaux, des gens et des modes de vie traditionnels. Regard de garçonnet immense qui scrute, détaille, souffre, dont je me souvins, une semaine plus tard, lorsque je rencontrai celui d’une fillette de 10 ans, amourachée d’une amie de sa grande sœur. Un regard tout aussi prisonnier, mais néanmoins habité par la toute-puissance du désir (White Goldfish, Jan Roosens et Raf Roosens, 2020). À partir de quel moment tombe-t-on amoureux? Cette question sous-jacente me ramenait vers la profondeur des premières sensations, du mutisme où s’intensifie tout ce qui tombe dans la porosité, la béance perceptive de l’enfant. Revivre ces sensations silencieuses, presque religieuses, à travers le visage souvent profilé de Stella ou cadré à l’oblique. Cela offrait d’une part, la capture d’un sujet dans sa dimension physique — cette astuce de la peinture de la Renaissance : montrer le portraituré en axe de façon à rendre son corps plus tangible, plus tactile —, et cela, d’autre part, redonnait toute sa part au hors champ, dès lors que la fuite du regard reconduisait ce monde des adultes échappant douloureusement à l’enfant. White Goldfish définissait ainsi l’amour comme désir de vouloir y être à tout prix, alors qu’on ne le peut pas tout à fait. Sa mélancolie tranquille faisait du sourire de Stella, un avènement. Oui, lorsque finalement Stella sourit, nous ne pouvons que profondément nous réjouir.
La disparition, de plus belle. Cette fois fictionnée par le contexte du jeu vidéo de guerre Battlefield où l’impossibilité du joueur de déserter se fait le fil conducteur d’une réflexion dense, nourrie de références documentant l’historicité de cette figure de déserteur. À la façon dont elle fut châtiée et répudiée, alors que le refus qu’elle signe revêt un acte de résistance et de désobéissance pacifiques. How to disappear demandait le film (Robin Klengel, Leonhard Müllner, Michael Stump, 2020)? Titre qui m’intrigua d’emblée et auquel je cherchai à relier l’acte de déserter. Car déserter n’est-il pas la manifestation d’une forme de présence à soi par l’exercice d’une absence à l’autre délibérément choisie? Est-ce que disparaître, ou trouver la façon de le faire, recouvrerait une même réversibilité de parution dans la disparition? Et comment la fiction du jeu comme prétexte à penser une situation, dans une autre parfaite incarnation de l’expérience de pensée, peut répondre du réel? Et surtout, est-ce que disparaître veut forcément dire mourir tel que le suggérait la fin du film? Je préférai momentanément me concentrer sur l’inflexion méthodologique du « how ». Oui, la disparition pouvait s’envisager à l’aune d’un « comment ». Un processus produisant du ressac?
En tous les cas, l’organisation du processus de sa propre disparition m’attendait dans Digital Funeral: Beta Version du thaïlandais Sorayos Prapapan (2020), six minutes atrocement efficaces de déprime induites à coup de chambre bordélique et d’images volontairement atones, toutefois fort complexes à déchiffrer par-delà le rêve d’organiser ses funérailles à la façon d’une œuvre d’art exposée qu’avoue la voix off du cinéaste se montrant se filmant se filmer. Je crois! En attendant de le savoir, la dimension ouvertement méta de la proposition me reportait à un autre instant de ma fréquentation du cinéma thaï, à l’issue de la critique que j’avais écrit du film Red Aninsri: Tiptoeing on the Still Trembling Berlin Wall (Ratchapoom Boonbunchachoke, 2020). Après seulement quelques minutes d’écoute (ce québécisme me semble particulièrement adapté dans ce cas-ci), je sus que beaucoup m’échappait dans ce film et qu’il me fallait lire pour saisir ce que recouvrait l’insistance sur la question de la voix. Que j’appris référer à un trait culturel, une façon d’aimer le cinéma en Thaïlande liée à l’adoption économique du doublage et de la postsynchronisation, dans la foulée de la Deuxième Guerre. Les acteurs se firent connaître en vertu de leurs voix. On les aimait à travers leurs voix. Ma critique était gauche, trop chargée de toute la somme lue en une soirée, crachée trop rapidement. Néanmoins, j’avais bossé, j’avais fait l’effort de parvenir à l’état d’ouverture de la connaissance nécessaire à une compréhension correcte. Et bizarrement, ma voix, précisément, parvint au cinéaste, ce qui s’avérait une première pour moi. Nous devînmes amis sur Facebook et sur son fil d’actualité, je pus lire la chose suivante avec un hyperlien conduisant à ma critique :
“J’ai trouvé une critique du festival canadien. Surpris qu’il ait été assez détaillé et qu’il ait fait ses devoirs. En train de hurler.”
J’avais fait mes devoirs. De surcroît, j’avais fait hurler un cinéaste thaïlandais.
Évidemment, je m’interrogeai sur le sens de ce hurlement ou sur le choix du mot traduit par FB. Qu’est-ce que hurler pouvait signifier pour quelqu’un d’aussi attentif à l’histoire cinématographique de la voix? Était-ce seulement le terme juste? En avais-je fini avec la disparition? Je paraissais en me hissant sur les cimes de ma méthode du « un peu partout ». Hurler.
Méthode qui achoppait d’une certaine façon en cumulant du semblable contradictoire dans le parcours, car l’on me chuchotait maintenant cette chose : Le silence a disparu (Sarah Seené, 2020). Il y en avait encore. Images granuleuses d’une femme qui roule dans la mer, se récitant un enchaînement de paroles à elle-même en s’enfonçant, petit à petit, dans l’eau, comme si l’eau maintenant n’était plus la possibilité d’effacer bellement et de reprendre l’histoire, mais bien une substance de bruit où le corps était appelé à se fondre. Et dès lors se faisait paradoxalement entendre le besoin de ne pas sempiternellement entendre, de se fermer à ce qui bruit de l’intérieur ou de l’extérieur. J’avais bien lu cette chose, l’an passé : « Une prochaine mutation de l’espèce humaine pourrait se traduire par le développement continu du tragus de l’oreille, ce petit triangle de chair protégeant déjà partiellement notre conduit auditif, et qui se transformerait au bout de quelques générations en une véritable paupière auriculaire » 3 . Fermer les oreilles. En s’enfonçant, petit à petit, dans l’eau.
Et c’était en quelque sorte ce à quoi s’employait l’étrange Ophélie végétale que je retrouvai dans Comme la neige au printemps (Marie-Eve Juste, 2020), bordée de neige qui poudroie et déborde, plongée dans un folklore infiltré de lianes. Comme chez Ovide, le corps se métamorphosait, frappé d’un sort qui, inexorable, avançait. Mais ici, l’on continuait pourtant de pêcher à la glace, dans cette petite cabane confinée de l’hiver sévissant et l’on continuait de s’aimer, vêtu d’une chemise de chasse. En somme, l’on s’occupait à vivre dans la lumière chaude, en attendant de disparaître encore une fois, dans un grand fracas d’édicule sous lequel se brise la glace.
Disparaître était ainsi un processus, une question, du ressac, une fatalité individuelle et fantasmée, un devenir-collectif. Mais le cinéma l’aimait aussi à l’état de particules qui flottent, eut tôt fait de me rappeler When We Are Nothing Left (Milja Viita, 2020), sorte de fable lunaire expérimentale où l’on savoure la perte de repères, où l’image se fait bain amniotique, chair enveloppante, voûte infinie. Je resongeai par le fait même à un passage de cet autre court métrage, Erpe-Mere (Naomi Osselaer, 2019), l’un de ceux qui succèdent à ses plans de vaches au regard incandescent, où de filamenteuses substances entourées de particules noient l’écran, de manière étrangement cathartique. Peut-être que l’œil humain a-t-il autant besoin de contempler des particules en suspension que le ressac des vagues, me disais-je. Parce que ces particules savent nous débarrasser de nos réflexes de pensée. Nous faire se demander : suis-je dans l’eau ou dans l’espace? Mais si nous aimons voir des particules qui flottent, c’est sans doute aussi parce que ces particules flattent la médialité du cinéma, en son pouvoir photographique de montrer ce que l’œil nu ne capte pas et en ce que les particules flottantes peuvent même survenir du processus de faire le cinéma. Et nous rappeler du même coup que nous savons comment faire apparaître les choses. Mais When We Are Nothing Left? À quel moment ne sommes-nous plus rien? L’étrangeté de la formulation soulignait, m’a-t-il aussi semblé, un besoin de savoir, ne serait-ce pendant 8 minutes, que nous ne sommes parfois rien, et que cette sensation de n’être rien est à même de potentiellement produire du soulagement, de la quiétude, de l’ataraxie. When We Are Nothing Left, parce que parfois, nous sommes quelque chose When We Are Nothing Left, parce qu’il nous arrive de disparaître.
*
Et c’est en réfléchissant maintenant à ce titre que je me rends compte que disparaître n’est pas mourir, que l’on ne peut confondre les deux. De fait, l’on a remarqué que la disparition se différencie de la mort, notamment parce qu’elle formule une impossibilité de clôture: les gens qui voient un proche disparaître souffrent de ne pouvoir mettre en récit la vie du disparu, lui rendre hommage et ainsi, créer une mémoire 4 . Dans ce cas de figure, la disparition, contrairement à la mort, est source de souffrance en son ouverture infinie. Mais si le jeune cinéma des courts métrages que je regardai et écoutai durant le FNC 2020 portait en son sein la disparition comme un ressac, comme un processus, une question lancinante, une fatalité individuelle, un devenir collectif, et puis, comme particules flottantes et soulagement d’un moment lié à ne plus être, c’était peut-être moins parce que nous sommes tous déprimés et obsédés par la fin, que parce que la disparition contient une énigme. Qui n’est pas la mort. Et que dans cette énigme, dans ce non-savoir, il y a, précisément, de l’ouverture. Et que cette ouverture est une possibilité. Du pouvoir-être. Et que la disparition est en ce sens un espoir. Un peut-être. Qu’il y en a eu et qu’il y en aura encore.
Notes
- Geneviève Desrosiers, « Nous », Nombreux seront nos ennemis, Montréal, L’Oie de Cravan, 2006. ↩
- Gustave Flaubert et Maxime Du Camp, Par les champs et par les grèves, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2013, p. 10. ↩
- Joël Gayraud, La paupière auriculaire, Paris, Éditions Corti, p. 7. ↩
- Voir George Varos, Valeria Wagner, « Disparaître à présent », Intermédialités, no 10, « disparaître », 2007. ↩