Mimétisme des êtres humains dans l’environnement télévisuel
Dans les rites dionysiaques de l’Antiquité ou lors de cérémonies shamaniques de certaines tribus des Amériques, les prêtres et les disciples miment d’être possédés par les dieux ou les esprits, afin de susciter leur venue, jusqu’au moment où ils croient être véritablement visités. Les visions offertes à leurs yeux et les paroles qui habitent leur voix sont alors celles des dieux.
Avant de s’endormir, on simule la position du dormeur, on replie les jambes et on ferme les yeux, on mime un instant le sommeil avant qu’il vienne vraiment nous chercher, avant de basculer entièrement dans cette autre réalité. 1
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Les ethnologues se sont vite rendu compte que les peuples qu’ils allaient observer, interpréter, filmer, décrire, les avaient aussi observés. Ceux-ci imitaient certains de leurs gestes, modifiaient leurs comportements et leur rendaient l’image d’une réalité altérée où miroitaient les effets de leur présence. La télévision qui représente des “vraies personnes” et événements, aux nouvelles ou ailleurs, est cet ethnologue qui regarde des gens qui l’ont déjà beaucoup regardé, qui non seulement sont affectés par sa présence mais, plus subtilement, ont d’avance intégré dans leur façon d’être l’image qui sera faite d’eux-mêmes, car elle ressemblera à d’autres qu’ils ont vues maintes fois. Cependant, à la différence de l’ethnologue lucide, la télévision veut toujours faire croire à l’entière réalité des images qu’elle rapporte.
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À l’émission America’s funniest home video (et ses variantes en français telles Drôle de vidéo, Un monde de fou…), des participants sont en compétition pour déterminer lequel de leurs vidéos amateurs de scènes cocasses est le plus drôle. Certaines séquences qui semblent “accidentelles”, incidents loufoques, imprévus, donnent parfois la vague impression d’avoir été provoquées, afin que ses protagonistes puissent apparaître à la télévision. Par exemple, un homme tombe dans l’étang des canards, occasion de rire de sa malchance, mais en regardant bien, on croirait discerner dans son corps l’anticipation de la chute ; accident réel et coïcidence d’une caméra qui enregistre, ou mise en scène ? Au départ, c’est parce que l’action semble réelle qu’elle est drôle et mérite que la télévision nous rende témoin de ce moment, saisi par l’œil opportun d’une caméra amateure. Mais même si l’accident est effectivement mis en scène, on peut se demander aussi dans quelle mesure les participants se souviennent vraiment avoir voulu le causer, alors qu’il leur a donné accès au monde merveilleux de la télévision justement parce qu’ils auraient eu la chance de le capter “sur le vif”. Se pourrait-il qu’une fois franchi ce stade, ils croient desormais plus fort que quiconque à l’authenticité de la scène ?
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Il y a quelques années à Montréal, on avait organisé avant un match de hockey une cérémonie spéciale pour le célèbre joueur Maurice Richard, héros local et national adulé dans les années 50. Sa présentation au centre de l’amphithéâtre donna suite, comme il se devait, à une bruyante et interminable ovation. Considérons que tous les individus présents dans la foule ont assimilé ce qu’est une ovation qui “fait événement”, vue à la télévision auparavant, en d’autres occasions. La caméra parcourt la foule, montrant les gens debouts, qui applaudissent d’abord avec le sourire, échangent des mots enthousiastes entre eux. Puis de plus en plus on voit des visages impassibles, des mains poursuivant machinalement leur mouvement et reprenant par sursauts la vague sonore qui menace parfois de diminuer et de s’éteindre. Il y a alors un moment où on peut comprendre que la foule continue d’applaudir pour l’événement télévisé auquel elle participe. Chacun sait que l’ovation est vue, commentée et chronométrée à la télévision, qu’elle est un événement extraordinaire en direct, et qu’elle sera plus tard un fait saillant dans les nouvelles; on dira “une ovation de X minutes a accueilli le héros…”. Le malaise que l’on peut sentir subtilement courir dans l’amphithéâtre, une sorte de “refroidissement” qui s’immisse sous le maintien de l’apparence extatique de la foule, est le malaise du détachement de la réalité. Les applaudissements sont de moins en moins l’expression de sentiments pour Maurice Richard, ils servent plutôt à soutenir le pseudo-événement du spectacle télévisé auquel tous participent. On continue d’applaudir, sans échéance définie, car on est à la télévision et il faut donc en redonner à l’événement, davantage que ce qu’il commanderait naturellement. Plus ça dure et plus les commentateurs sont en liesse, plus l’émotion se gonfle de l’aura de l’histoire, on en fait partie et on dira “wow, l’ovation a duré 5, 8 ou 10 minutes ! Du jamais vu…”. On ne se le dit peut-être pas consciemment, mais on le sait.
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Un drame quelconque s’est produit quelque part, mais disons un incident qui n’est pas mortel, ni une tragédie accablante. Une voiture a fauché la gallerie d’une maison, un sous-sol inondé, une fraude, une fausse alerte aux gaz toxiques, une fermeture d’usine, etc. Les caméras de télévision arrivent, trouvent les témoins, les gens impliqués… Une femme se met à pleurer en livrant ses commentaires à la caméra. Exprime-t-elle le fond réel de sa peine, ou bien croit-elle ressentir la peine qu’il est convenu d’exprimer à la caméra des nouvelles ? En d’autres mots, spéculant sur un lien direct entre les larmes et la présence d’une caméra, la question est de savoir si elle aurait pleurer en racontant la même chose à une amie, ou bien si, bien qu’inconsciemment, c’est parce qu’elle existe alors dans le monde de la télévision qu’elle se met à pleurer. Ses larmes sont bien réelles, elle ne “joue” pas, mais sont-elle causées par la mesure de son traumatisme ou par la présence de la caméra, qui lui permet d’être la femme qui pleure aux nouvelles après l’événement, ce qui rehausse aussi l’ampleur dramatique de ce qu’elle a vécu et rend alors cette expérience “digne” d’être à la télévision. En fait, peut-être que devant des proches elle pleure réellement, si tel est le poids de sa peine, mais devant une caméra, c’est “au monde” qu’on s’adresse. Il y a une certaine pudeur, normale et souvent souhaitable, qui est de mise face à des inconnus, mais la caméra de télévision vient renverser ce rapport à sa propre image livrée aux autres. Comme pour la confession de problèmes intimes dans un talk show américain, la caméra simule une relation personnelle, en interlocuteur qui n’est pourtant personne car potentiellement tout le monde.
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La télévision vient souvent saisir une part de l’expressivité des gens qui n’est pas “authentique” mais qui est bien réelle, au sens où les gens ne jouent pas consciemment la comédie. Bien qu’elle soit représentée en tant que réalité, l’origine de cette dimension humaine est la télévision elle-même, celle-ci vient cueillir ce qu’elle a semé, ramener à elle les images qui s’étaient échappées dans la réalité pour se confondre avec des vraies personnes à un moment précis.
Il existe une autre forme de mimétisme médiatique, d’interférence des images dans l’origine d’événements réels, dont les manifestations les plus évidentes et excessives ont commencé à se produire ces dernières années. Les tueries dans des écoles ou l’adolescent qui a récemment foncé dans un bâtiment avec un petit avion sont des gestes en bonne partie induits par leur existence médiatique, une sur-représentation qui institue des actes en tant que “possibles”, les fait cheminer dans certains esprits comme potentialité demandant à se reproduire, et qui autrement n’auraient peut-être pas fait partie du “champ des possibles” dans l’esprit de leurs auteurs. Ce type d’insémination de la réalité est d’un autre ordre que les exemples décrits plus haut, ceux-ci n’étant pas des actes dont les images télévisées ont pu “donner l’idée”, mais plutôt une modulation semi-consciente des comportements au cours d’un événement réel, à partir d’images assimilées du même genre d’événement.
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Dans L’étudiant de Prague, film allemand des années 30, un jeune homme pauvre vend son image au Diable pour un morceau d’or. L’étudiant doit dès lors éviter les surfaces réfléchissantes, mais s’accomode bien de ne plus se voir. Jean Baudrillard décrit ainsi la suite et l’enjeu du film :
“Mais voilà qu’un jour il s’aperçoit en chair et en os. Fréquentant le même monde que lui, s’intéressant visiblement à lui, son double le suit et ne lui laisse plus de repos. Ce double, on le devine, est sa propre image vendue au Diable, ressuscitée et remise en circulation par celui-ci. En bonne image qu’elle est, elle reste attachée à son modèle ; mais en mauvaise image qu’elle est devenue, ce n’est plus seulement au hasard des miroirs, c’est dans la vie même, partout, qu’elle l’accompagne. À chaque instant, elle risque de le compromettre (…). Et s’il fuit la société pour l’éviter, alors c’est elle qui prend sa place et mène ses actions à leur terme, en les défigurant jusqu’au crime…”. 2