Médicaments et publicité

Au royaume du Viagra

Le Viagra est apparu. La fontaine de jouvence devenue réalité et disponible sur prescription. Tout de suite s’est déployée une large campagne publicitaire, ou disons, selon son apparence, un message “d’intérêt publique sur la santé”. Un terme auparavant circonstentiel s’est alors installé dans le langage courant, à la télévision, dans le bureau du médecin, il a institué un fait social, a créé une maladie répandue au point d’atteindre “un homme sur trois” : c’est “la difficulté érectile”. Cette série de messages est conçue pour sensibiliser au problème en général et encourage à en parler au médecin ; mise en scène de l’homme abbatu et embarrassé, tourmenté en silence ou dont la femme se détourne. À la fin on nous montre que l’harmonie du couple est rétablie. Puis est apparue une publicité consacrée directement au Viagra. Un homme sort de chez-lui et se rend au travail en chantant et en dansant. On devine les raisons de sa joie quand, sans commentaire, le mot Viagra vient conclure le message. Finalement, c’est sans compter que chaque jour sont expédiés des milions de courriels promotionnels pour le Viagra.

Derrière ce spectacle de sourires retrouvés, d’érections reconquises dans l’enceinte ludique de la publicité, se profile une perspective beaucoup plus sombre. Mine de rien, c’est la première fois, du moins au Canada, qu’on fait la promotion d’un médicament sous prescription, puisque normalement une loi l’interdit. Sans savoir si la loi diffère aux États-Unis, chose certaine les compagnies pharmaceutiques y sont déjà très actives dans le monde de la publicité, que ce soit de façon ouverte ou détournée. Car lorsqu’on diffuse massivement un message de sensibilisation à un problème de santé, même si le nom d’une drogue n’y est pas directement affiché, c’est souvent parce que celle-ci existe que la campagne “d’information” est mise en marche, c’est pour cette raison qu’on vous dit “parlez-en à votre médecin”. Il devient difficile de faire la distinction entre un véritable souci de la santé de la population et les intérêts financiers des médecins et des compagnies pharmaceutiques. Le Viagra n’est peut-être pas le plus problématique des médicaments distribués à grande échelle, mais il illustre un modèle de marketing qui doit nous interpeller, nous faire entrevoir une société future où les fabricants de médicaments pourront à leur guise inciter les gens à consommer leurs produits. Fiction pessimiste ou prélude réel au Meilleur des Mondes ?

Il resterait à enquêter pour savoir exactement comment le fabricant du Viagra a pu diffusé cette publicité. A-t-on amendé la loi ? Le message l’a-t-il contourné en inscrivant seulement le nom du produit à l’écran, sans autre information ? A-t-on octroyé une permission spéciale au terme d’une évaluation des conséquences de normalisation du médicament ? Ou l’a-t-on simplement laissé passer, par manque de vigilance, ou bien parce que le gouvernement y calcule quelque part, comme dans toute hausse de la consommation et peu importe le produit, une activité économique positive ?

Néanmoins, dans ce cas-ci, le principe incitatif est de toute façon plus visible dans le message de sensibilisation que dans celui du produit en tant que tel. C’est là qu’on vous parle directement et intimement et qu’on stimule l’augmentation des visites chez le médecin. On a aussi recours à des figures populaires, comme Guy Lafleur, vedette retraitée du hockey. Dans l’un de ces messages télévisés, on dit : “Vous pouvez penser que le problème est temporaire, mais non, la difficulté érectile est une condition médicale qui peut être traitée, parlez-en à votre médecin”. On constate tout de suite le glissement, il ne faut pas que ce soit “temporaire”. Peut-être que dernièrement, pour un homme de soixante ans, stressé pour diverses raisons, les choses ne vont pas bien au lit. Il s’en inquiète un peu, mais se dit que ça va passer. Il se peut bien qu’effectivement, ce soit temporaire, mais un soir la télévision vient lui dire : “mais non, vous êtes vraiment malade”. L’homme va voir un médecin, le lendemain il ingère les pillules.

Il est facile d’imaginer un scénario identique avec d’autres “maladies”, d’autres médicaments. Par exemple une campagne de sensibilisation à la dépression, déjà bien répandue aux États-Unis. “Vous vous sentez déprimé ? Vous croyez que c’est temporaire, mais non, la dépression est une maladie qui peut être traitée (vous êtes réellement malade), parlez-en à votre médecin”. Au cours des semaines suivant la diffusion régulière du message à la télévision, les ventes de Prozac auront probablement augmenté. Il faut toujours se demander qui nous parle réellement à travers la publicité.

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La définition même de la maladie risque de devenir relative. À partir de quel moment une personne est-elle malade, lorsque la voix qui vient lui offrir de l’aide peut être soupçonnée d’avoir des intérêts dans le fait qu’elle soit définie comme étant malade? Il est probable que notre époque connaisse une hausse de divers problèmes de santé, mais si les compagnies pharmaceutiques, des corporations aux actifs énormes, ont la liberté de faire de la publicité, ou trouvent des voies détournées pour le faire, l’objectif est logiquement une augmentation de la consommation des drogues qu’ils fabriquent et il se produit une sorte de croissance virtuelle de la maladie. Tout comme le marché en général cherche à générer une croissance et une multiplication des “besoins”. Le Journal of the American Medical Association a publié une étude suggérant que près de 80% des prescriptions d’antidépresseurs ne seraient pas nécessaires et sont données à des gens qui ne souffrent pas cliniquement de dépression ( le site de Health Action International contient d’autres informations pertinentes sur le sujet). Sur internet, des sites américains très fréquentés font la promotion de drogues comme le Viagra et le Prozac. On offre des rabais, la livraison à domicile, des explications sur les bienfaits du produit et même, dans certains cas, des consultations en ligne.

A-t-on réfléchit aux conséquences d’une hausse de la consommation de médicaments, aux implications d’une société accrochée au Ritalin et au Prozac, drogues de plus en plus courantes? Les messages télévisés sur la santé expriment-ils vraiment un souci pour notre bien-être, uniquement de la part d’instances publiques ? Mais peut-être faut-il d’abord se demander : quel est ce monde dans lequel on grandit hyperactif, pour se diriger vers la dépression et finir impuissant avant l’âge ?