Mark Lewis, après-coup
Au départ de ce texte, une envie ou, qui sait, une nécessité : celle de garder une trace de la programmation Mark Lewis, conçue en juin 2022 pour la Cinémathèque québécoise (avec la complicité de Guillaume Lafleur) et, en l’occurrence, présentée en clôture du Symposium « Cinéma expérimental : créer / performer / conserver ». Il faut reconnaître d’emblée que « garder » implique pour lors d’instituer ou de façonner une telle trace, et plus encore, de prolonger ce qui a eu lieu en misant sur quelque vertu de l’après-coup 1 . Dès lors, comment procéder ? À partir de l’inventaire des films sélectionnés en vue de la programmation, tout en élargissant graduellement le propos à d’autres réalisations de l’artiste, je formulerai quelques réflexions sur les images de Mark Lewis afin de mettre au jour ce qui rend cette œuvre si singulière dans le paysage des arts filmiques contemporains — à commencer par sa distance concertée vis-à-vis du cinéma. À peu près dans le même temps, mais de manière plus intime, j’essaierai d’exposer comment ces films ont transformé mon regard sur le cinéma.
Huit films, en premier lieu
Algonquin Park, Early March (2002) 4’06
Cold Morning (2009) 7’35
Hendon F.C. (2009) 5’52
Willesden Launderette, Reverse Dolly, Pan Right, Friday Prayers (2010) 4’40
Figures in a Landscape (After Luca Signorelli) (2019) 1’51
Valley (2017) 11’30
Things Seen (2017) 5’40
City, part two (2019) 11’44
Avant toute autre chose, il me paraît important de préciser que la programmation de juin dernier n’a pas été imaginée dans la perspective du Symposium susmentionné — c’est plus tard que la séance a pu prendre place en clôture de ces journées dédiées au cinéma expérimental —, mais fait suite à un ouvrage que je viens de publier : Image versus médium featuring Mark Lewis 2 . En lien avec la parution de ce livre, j’ai eu envie de présenter quelques œuvres de cet artiste-cinéaste, et contacté la Cinémathèque à ces fins — optant, in fine, pour ces huit films réalisés entre 2002 et 2019. Certains d’entre eux sont discutés dans l’ouvrage, d’autres non. Certains s’avèrent très connus (Algonquin Park, Early March), quand d’autres le sont moins (Valley). Une moitié de la programmation se rapportait au Canada 3 , l’autre, à la Grande-Bretagne et au Brésil (trois principales terres d’élection de cette filmographie). Mon souhait était d’établir une relation souple entre le livre et le programme, de telle sorte que le second ne constitue pas une simple « illustration » du premier. Les films ont été choisis en fonction de critères qui restent pour la plupart inconscients, cependant il est net que j’ai privilégié les objets visuels mettant en avant l’héritage des vues Lumière, soit un souci de dépiction 4 du réel souvent revendiqué par l’artiste — quoique son œuvre ne soit pas réductible à cette seule qualité (j’y reviendrai). Il faut stipuler que le parti-pris de la dépiction n’exclut, pour lors, ni le travail de composition, ni d’éventuels aménagements du réel au moyen de légers ajouts ou retouches 5 .
Durant la projection, certains auront peut-être été sensibles à la persistance de motifs qui, remis sur le métier, circulent de film en film : l’intensité visuelle de la neige lorsque les flocons pointillent le plan (et sa force d’abstraction dès lors que le plan vire au blanc) ; ou la délicatesse mise en œuvre dans l’approche de figures humaines dont le mystère reste entier (ce sont des figures et non des personnages), entre autres traits distinctifs.
Lorsque j’ai demandé à Mark Lewis de se pencher sur ma sélection, il a suggéré une légère modification : j’avais envisagé de montrer Melvin’s Shed (2013) — summum, à mon sens, de l’épure lewisienne —, mais il lui a préféré un film plus récent, Figures in a Landscape (After Luca Signorelli) (2019). Après-coup, je m’aperçois que la programmation aurait tout à fait pu être nommée d’après ce film : Figures in a few Landscapes. J’en viens maintenant à ce que ces images nous donnent à voir et à éprouver — et supposément, à la manière dont elles fonctionnent.
Du jeu primordial entre le médium et la représentation
Algonquin Park, Early March. Au moyen d’un travelling optique, une étendue blanche, surface abstraite, se mue lentement en paysage hivernal avec patineurs et forêt de sapins — souvenir d’un autre temps : on songe aux étincelantes winter scenes d’Hendrick Avercamp, ce peintre muet actif aux Pays-Bas entre la fin du XVIe et le début du XVIIe siècle. À la faveur du zoom arrière, le film substitue la représentation au double de l’écran : la figuration d’un support vierge d’images aura anticipé la scène représentée. Hendon F.C (2009). Au nord de Londres, des silhouettes squattent en marge d’un stade désaffecté, qu’une caméra tantôt en surplomb (mode surveillance et vision à distance), tantôt froissant de hautes herbes au ras du sol (mode ballon de foot et point de vue immersif), explore de fond en comble. Mine de rien, le film nous invite à faire l’épreuve de deux points de vue emblématiques de notre condition (et de notre culture) visuelle contemporaine. Cold Morning (2009). À Toronto, dans un froid polaire, un sans-abri au visage dissimulé secoue, plie, range ses affaires, sous le regard impavide qui scrute et consigne son rituel matinal. Things Seen. Sur une plage déserte, une femme en combinaison de plongée émerge de l’eau. Le film se lance à sa rencontre, la caméra tourne, circonscrit l’espace autour d’elle, devenue proie ; œil pour œil, la femme défie l’instance qui la dévisage, s’avance à son tour jusqu’à plonger un regard interrogateur dans la caméra, puis tourne le dos et regagne la mer. La caméra engage un rapport de force — qui ne va pas sans une forme de sensualité —, affaire de territoire, de possession, de domination. Valley. Une caméra aérienne sillonne un paysage industriel délabré, épingle un homme (un autochtone, a priori) ayant élu domicile sous un pont entre highway et voie ferrée, qui fume une cigarette à l’air libre tout en écoutant son walkman ; quand la caméra repart, on remarque que la neige s’est mise à tomber, mais depuis combien de temps, au juste ?
Il faut partir de ce constat souvent formulé : méditations visuelles silencieuses, les films de Mark Lewis associent une observation rigoureuse du réel à une réflexion subtile sur le médium filmique (histoire incluse), détachant tous ces usages du temps et autres formes du mouvement par lesquels le cinéma a transformé, renouvelé notre perception. En tout état de cause, ce que ces films nous donnent à voir, sous leurs allures de compositions si concertées, correspond à ce que le cinéma classique — ou le régime classique de la représentation que synthétise le terme de transparence — refoule par principe : la caméra, et plus largement, le médium cinématographique comme instance matérielle et médiatrice modelant notre perception du monde (de la représentation).
Le parti-pris de la dépiction, combiné avec le fait de manifester la présence — l’incidence — du médium, induisent un paradoxe esthétique : nous sommes face à des images « conscientes de leur caractère d’image 6 » ou, pour ressaisir le problème dans les termes de Louis Marin 7 , face à des images à la fois transparentes (transitives) : quelque chose est dépeint, disons, un parc enneigé, et nous sommes happés par l’univers second puissamment illusionniste 8 que la dépiction ouvre à notre regard ; et, simultanément, opaques (réflexives) : car le médium se présente en tant qu’instance de fabrication de la représentation 9 . Pour le théoricien, ce double jeu est dialectique : le déni — l’effacement — du médium forme la condition sine qua non du bon fonctionnement de la représentation ; à l’inverse, la représentation se dérobe dès que le médium rappelle son existence au spectateur. Or, dans les œuvres de Mark Lewis, la contradiction entre réflexivité et transitivité me paraît résorbée. Je suis en effet frappée par la capacité de tels films à exposer leur condition matérielle à rebours de la dialectique articulée par Louis Marin : maintenant, la mise en exergue du médium et le déploiement de l’objet — ou du monde — de la représentation vont de pair.
Par son titre, Willesden Launderette, Reverse Dolly, Pan Right, Friday Prayers (2010) évoque le rapport entre l’image et le médium qui sous-tend la représentation, en associant les principaux éléments représentés (« willesden launderette », « friday prayers ») aux aspects formels (esthético-techniques) de la représentation cinématographique par le moyen desquels le médium se manifeste (« reverse dolly », « pan right »).
Face au cinéma (juste en face)
De tels films mettant en exergue — manifestant, dévoilant — les propriétés du médium sont légion (ainsi que le savent les amateurs de cinéma expérimental). Seulement, les œuvres de Mark Lewis ne ressortissent pas expressément au corpus du cinéma, a fortiori, au domaine cinématographique au sein duquel se sont établies — et prévalent encore — les expérimentations filmiques sur le médium 10 . Pour ce qui est du cinéma, d’abord, les films de Mark Lewis sont produits pour être exposés dans des institutions muséales (c’est l’une des raisons pour lesquelles ils sont aussi silencieux que le peintre Avercamp, soit dit en passant), et non pour être projetés en salle obscure 11 . À cet endroit, une remarque de Pierre Véronneau à propos d’une scission entre le cinéma expérimental québécois et le « monde du cinéma », dans le courant des années 1980, mérite d’être soulignée :
« une rupture s’est opérée au moment où l’expérimental et l’underground se sont vus pris en charge par les arts médiatiques et les musées. Le monde du cinéma s’est progressivement désintéressé de tous ces réalisateurs et réalisatrices, parce que l’on concevait que leurs pratiques étaient plus en adéquation avec ce qui se faisait dans le domaine des arts, et donc des musées 12 ».
Cela invite à spécifier la position institutionnelle de Mark Lewis qui, sans se confondre avec le glissement de l’expérimental depuis le monde du cinéma vers celui du musée allégué par Véronneau, en prolonge certains aspects : les films de l’artiste (qui ne se dit pas cinéaste) sont réalisés pour les espaces d’exposition : musées ou galeries, selon un écart étudié vis-à-vis de la forme de représentation dominante historiquement instituée sous le nom de cinéma. Simplement, le cinéma est l’objet visé en même temps qu’étudié, par les films que réalise Mark Lewis depuis une position d’extériorité : il ne constitue pas leur milieu originel, contrairement à ce qui se produit pour tout ou partie des cinématographies expérimentales. Avoir le cinéma dans sa ligne de mire, plutôt que filmer en se trouvant de plain-pied dans l’écosystème cinématographique, pour ainsi dire. En d’autres termes, considérer le médium en se tenant en face, et non au milieu (ou même à la marge) du cinéma, tel est l’enjeu, en somme.
Je ne peux, faute de temps, détailler ce qui suit — l’ouvrage s’y attarde, en revanche — mais il faut reconnaître, par ailleurs, que le souci de la dépiction volontiers revendiqué par Mark Lewis s’inscrit dans l’héritage des vues Lumière, en tant qu’elles sont parties prenantes d’un vaste phénomène « d’infiltration de la vision dans la représentation 13 » manifeste dès le XVIIe siècle (dans la peinture, la gravure, le dessin : pensons à la tradition des Vedute ou vues topographiques, par exemple). Cela, pour dire que la relation des films de Mark Lewis avec le cinéma en général, et le domaine de l’expérimental en particulier, ne s’avère rien de moins que complexe. Pour tenter d’être aussi exacte que possible, je suggèrerai que ces films, si intensément en prise avec le cinéma de manière globale, ne se laissent relier à l’expérimental que pour moitié : il s’agit, le cas échéant, de cette part de l’image susceptible d’être qualifiée de « réflexive » ; quand l’autre moitié (la part « transitive ») ressortit à l’art de dépeindre et, spécialement, à la tradition picturale afférente 14 .
Il résulte de tout cela que la programmation à la Cinémathèque québécoise, et l’inscription de l’œuvre de Mark Lewis dans le cadre du Symposium, aura impliqué un déplacement : ces films, dont on peut estimer, de prime abord, qu’ils sont localisés — ou délocalisés, si l’on y tient — au musée (des Beaux-Arts), se sont vus pour lors relocalisés à la Cinémathèque. Mon intention était-elle de ramener ces œuvres dans le giron, voire vers le temple du cinéma ? Rien de certain. Walter Benjamin écrivait à propos de la photographie, au milieu des années 1930 15 , que l’important est moins de décréter qu’elle est, ou n’est pas un art, que de se demander comment elle transforme le « caractère fondamental » de l’art. Dans une optique peu ou prou comparable, le problème n’est pas tant, à mon sens, de savoir si les films de Mark Lewis appartiennent ou non au domaine du cinéma (et lequel) — ou s’ils doivent être intégrés à ce domaine —, que de saisir comment ils se rapportent au cinéma, et comment ils transforment la compréhension que nous en avons.
Comment les films de Mark Lewis m’ont appris à regarder le cinéma…
En substance, l’œuvre de Mark Lewis a été pour moi l’occasion d’une prise de conscience remarquable — ne serait-ce que pour sa durée : une quinzaine d’années —, dont résulte l’idée que les images filmiques sont éventuellement porteuses de récits de leur(s) origine(s) qui adoptent la forme d’élaborations figuratives ajoutant, aux histoires racontées par les films, des fables composées (plutôt que racontées) par ceux-ci. Il peut sembler curieux que des films courts, muets, et dépourvus de continuité narrative m’aient amenée à porter semblable regard sur le cinéma, mais c’est un fait : l’œuvre de Mark Lewis m’a permis de comprendre comment les images filmiques, sans renoncer à leurs fictions, figurent et réfléchissent l’histoire — des formes — dans laquelle elles s’inscrivent. Pour concrétiser cette idée, je me permets de reprendre, en guise de conclusion, l’une des analyses de mon livre, à propos d’une œuvre non incluse dans la programmation : Black Mirror at the National Gallery (2011). Philippe-Alain Michaud en a décrit ainsi le dispositif :
« 2011. Dans les salles de peinture hollandaise de la National Gallery de Londres, la forme noire et lugubre d’une Milo, un système de contrôle de mouvement sophistiqué qui rappelle à la fois La Tristesse du roi de Matisse et le Starship Troopers de Verhoeven, traînant derrière elle ses viscères de caoutchouc, promène silencieusement en un long plan-séquence minutieusement réglé un miroir noir circulaire […] Face au miroir, une caméra HD, elle aussi montée sur un système de contrôle de mouvement, un sprog, se déplace selon des mouvements divergents introduisant, au gré des désaxages, des effets de fragmentation des plans où la différence entre reflet et profondeur devient presque indécelable, créant un espace à la fois impossible et d’une prégnance hallucinatoire […] Brièvement, à la faveur d’un zoom avant, la découpe noire de la caméra apparaît, dans l’axe du miroir, fermant le cercle de la représentation sur lui-même 16 ».
Fabriqué par le designer Martin Szekely, le miroir noir qui déambule dans les salles dédiées à la peinture hollandaise, vire de-ci, de-là, pour s’arrêter devant divers tableaux de paysage, ne laisse pas d’évoquer son ancêtre, à savoir cet instrument en vigueur entre les XVIIe-XIXe siècles, notamment employé à des fins d’aide à la composition par les peintres de paysage désireux de faire coïncider la représentation avec son référent naturel, ou plutôt, de faciliter la conversion du paysage en peinture. En effet, outre la réduction du champ visuel qui le caractérise, et sachant qu’il permet de capter quantité d’aspects du paysage selon qu’on l’oriente dans telle ou telle direction, le miroir noir est un instrument de réduction de la lumière — le film de Mark Lewis en refait la démonstration — qui facilite la conversion en tableau d’un paysage naturellement trop brillant. Entre autres considérations primordiales, Arnaud Maillet 17 a montré comment le miroir noir fut utilisé, durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, non seulement par des peintres, mais encore par des paysagistes, et jusqu’à de simples promeneurs, en tant qu’outil de conversion instantanée du paysage naturel en paysage de peinture — c’est-à-dire, en paysage picturesque. Instance médiatrice entre l’espace naturel et l’image picturale qui le recueille, commuant l’exercice du regard en vue de paysage, le miroir noir constitue un autre vecteur privilégié de cette « infiltration de la vision dans la représentation » reliée supra au védutisme, d’un côté, aux vues Lumière, de l’autre.
Black Mirror at the National Gallery fait resurgir la promenade picturesque du XVIIIe, quand le dispositif originel se voit réinterprété dans les termes, technologiques, de la robotisation. Car la machine qui se balade au musée, braquant dans toutes les directions la surface sombre où se concentre l’image spéculaire des scènes peintes, va de pair avec la structure chapeautée par la caméra, les deux figures respectivement liées au tableau et au film se livrant à une espèce de joute. Bien sûr, la promenade n’advient plus en plein air, au milieu des arbres, ruisseaux et autres collines, mais entre les murs d’un musée métamorphosé en décor pour la mise en scène high tech du picturesque. Le miroir noir n’officie donc plus à titre d’intermédiaire entre le paysage naturel et sa représentation : il intervient désormais entre des tableaux (de paysage, en majorité) et l’image filmique. Loin d’acheminer la nature et la peinture l’une vers l’autre, il rapporte, pour ainsi dire à rebours, les tableaux à la surface obscure ayant possiblement favorisé leur composition, simulant le maniement et remémorant l’usage ancien de l’outil. Comme une leçon d’histoire (de l’art). Surtout, lorsque le reflet de la caméra — qui rappelle alors sa présence — surgit au cœur du miroir noir, et que les deux machines de reproduction des apparences du réel en viennent à s’enchâsser, le film figure l’origine de ses images, autrement dit, enracine ses images dans une logique esthétique, c’est-à-dire aussi, une histoire des formes, en lien avec certains instruments de perception ou de retranscription du visible.
Voilà, en fin de compte, comment les œuvres de Mark Lewis ont progressivement transformé mon regard sur le cinéma — à dater de ce jour de janvier 2008 où j’ai découvert Algonquin Park, Early March dans une galerie parisienne, bien loin d’imaginer que je le programmerai un (autre) jour de juin 2022, dans une cinémathèque québécoise.
Remerciements : Mark Lewis, Guillaume Lafleur, André Habib et Maude Trottier.
Notes
- Car la séance n’a pas été enregistrée. C’est dommage, ne serait-ce que pour la méditation à voix haute de Mark Lewis à propos de la pensée de Stanley Cavell, entre autres échanges avec les spectateurs survenus à l’issue de la projection. ↩
- Paru aux Presses Universitaires de Paris Nanterre, en juin 2022. ↩
- Mark Lewis est originaire d’Hamilton, en Ontario, et il a eu la responsabilité de l’aménagement du pavillon canadien lors de la biennale de Venise de 2009 ; Cold Morning était justement l’une des œuvres réalisées pour la biennale. ↩
- Ce terme est presque un synonyme de ce que Svetlana Alpers nomme « description » ou « art de dépeindre », ainsi dans le passage suivant : « Au XVIIe siècle, puis de nouveau au XIXe, quelques-uns des peintres européens les meilleurs et les plus novateurs — le Caravage, Velázquez, et Vermeer, plus tard Courbet et Manet — ont adopté un mode pictural essentiellement descriptif […] Ce que ces œuvres ont de calme et de suspendu correspond à une certaine tension entre leurs prétentions narratives et l’extrême attention au donné qu’il y a lieu de décrire. Il semble que la description attentive et l’action soient en proportion inverse : l’attention portée à la surface du monde intervient aux dépens de la narration de l’action ». L’Art de dépeindre – La peinture hollandaise au XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1990, p. 17 [The Art of Describing, 1983]. Il se trouve que, évoquant son travail, Mark Lewis — dont le goût pour la peinture hollandaise transparaît par ailleurs dans bien des œuvres — revient souvent sur une articulation (sinon une opposition) entre « what appears » et « what happens ». L’idée est notamment développée dans un entretien avec Yilmaz Dziewior : « […] what is at stake in many of my films, is the question of how to strike a balance between what appears and what happens. By appearance, I mean the stuff of depiction: objects, people, things, composure, balance, tension, and so on. By happening, I mean the events and narratives that unfold over time: change, transformation, revelation, etc. In film, the latter often, perhaps always, overwhelms the former […] And the balance that I speak about is really to see if it is possible to transform the narratives of the everyday into simple pictorial observations and to do that in real time ». Philippe Dubois (ed.), Cinema & Cie. International Film Studies Journal, n° 8 : Cinéma et art contemporain / Cinema and Contemporary Visual Arts, 2006, p. 56. Je précise enfin que j’opte pour le terme de dépiction (plutôt que description) afin de mettre en avant l’importance du médium pictural dans la pratique filmique de l’artiste. ↩
- Exemple de tels aménagements : la patinoire d’Algonquin Park, Early March a été aménagée pour les besoins du film ; dans diverses autres œuvres, les oiseaux — nombreux, chez Lewis — ont été rajoutés après le tournage. ↩
- Pour reprendre les mots de Victor Stoichita à propos du tableau. L’Instauration du tableau. Métapeinture à l’aube des temps modernes, Genève, Droz, 1999, p. 130. ↩
- Louis Marin, « Représentation et simulacre », dans De la représentation, Paris, EHESS, Gallimard, Seuil, 1994, p. 305 (je souligne) : « Quel est le postulat théorique et pratique de la représentation ? Par la perspective, l’organisation tridimensionnelle de l’espace, relief et profondeur sont figurés sur une surface et un support matériels qui sont par là même niés puisque tout se passe comme si le tableau était une fenêtre ouverte sur la « réalité » : le regard n’est filtré par nulle grille ou tamis interprétatif pour se saisir d’elle. Mais pour pouvoir représenter la « réalité », le tableau comme support-surface doit exister : sur et par le tableau miroir, la réalité est projetée dans son image et l’œil reçoit le monde sur et par lui […] L’écran représentatif est une fenêtre à travers laquelle l’homme spectateur contemple la scène représentée sur le tableau comme s’il voyait la scène « réelle » du monde. Mais cet écran, parce qu’il est un plan, une surface, un support est aussi un dispositif réflexif-reflétant sur lequel et grâce auquel les objets réels sont dessinés et peints. D’où la nécessaire position et la nécessaire neutralisation de la « toile » matérielle et de la surface « réelle » dans l’assomption technique, théorique, idéologique de sa transparence ». En mettant l’accent sur le médium, mon commentaire s’autorise une marge d’interprétation du texte de L. Marin (centré sur le dévoilement du seul support de la représentation). ↩
- Pour rappel, l’auteur se situe dans le cadre de la représentation en perspective. ↩
- « En d’autres termes, représenter signifie se présenter représentant quelque chose et toute représentation […] comprend une double dimension — dimension réflexive, se présenter ; dimension transitive, représenter quelque chose ». Marin, « Mimésis et description », 1994, p. 255. ↩
- Je reprends, pour une esquisse de définition de l’expérimental, ces éléments formulés par Guillaume Lafleur à propos du cinéma québécois : « […] un cinéma plus formaliste, plus fortement attentif au déploiement de ses méthodes et de ses techniques ou qui fait du matériau filmique et des transformations qu’on lui fait subir une part importante de son propos ». Voir « Trente ans sur un fil : aux sources du cinéma expérimental québécois », dans Ralph Elawani & Guillaume Lafleur (dir.), Traversée du cinéma expérimental québécois, Cinémathèque québécoise/Éditions Somme Toute, collection « Nitrate », 2020, p. 18. ↩
- C’était l’une des inquiétudes de Mark Lewis peu de temps avant la projection : ses films n’étant pas faits pour être enchaînés, regardés les uns à la suite des autres, les agencer en programme équivaut en fin de compte à les transformer assez radicalement. C’est indiscutable. En même temps, j’ai le sentiment que l’obscurité offre à ses images des conditions de perception bien meilleures que le white cube. Il faudrait montrer un seul film à la fois, mais dans le noir, en fin de compte. ↩
- « Définir, circonscrire et préserver : cinéma underground et contre-culture. Entretien avec Pierre Véronneau », dans Elawani & Lafleur (dir.), 2020, p. 188-189 (propos recueillis par Ralph Elawani). ↩
- J’emprunte la formule à Jacques Aumont : voir L’œil interminable. Cinéma et peinture, Paris, Séguier, 1989, p. 33. Pour une spéculation sur les modalités selon lesquelles a pu s’effectuer l’infiltration de la vision dans la représentation, je me permets de renvoyer au septième chapitre de mon ouvrage : « Miroir, Camera, Veduta : fragments d’une histoire du médium », 2020, p. 125-144. Et, sur le miroir noir, il faut relire le beau livre d’Arnauld Maillet, Le Miroir noir. Enquête sur le côté obscur du reflet, Kargo/L’Eclat, Paris, 2005. ↩
- Lors d’une conférence donnée au Centre George Pompidou, le 6 décembre 2008, Mark Lewis a notamment déclaré (je traduis) : « Depuis The Pitch [un film réalisé en 1998], je crois que mon travail s’est efforcé toujours plus de savoir si le film pouvait reprendre la tradition picturale de la description (dépiction), et si tel était le cas, de comprendre comment cette tradition elle-même avait pu être modifiée par le film ». ↩
- « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproduction mécanisée », dans Ecrits français, Paris, Gallimard, 1991, p. 140-171. ↩
- Philippe-Alain Michaud, Sur le film, Paris, Éditions Macula, 2016, p. 303-304. ↩
- Sur l’usage du miroir par les paysagistes et les touristes, voir Arnaud Maillet, en particulier le chapitre IV : « Un miroir séducteur et décepteur », 2005, p. 111-150). ↩