Madame Hyde
Madame Hyde de Serge Bozon. Présenté à La semaine de la Critique de Berlin.
J’ai relu Le cas étrange du docteur Jekyll et de M. Hyde. Avec un auteur comme Stevenson, j’entretiens un sentiment qui frôle l’amitié. Vous vous souvenez de cette recommandation ? Vous me demandiez de vous suggérer un film d’horreur. Vous me questionniez sur les adaptations cinématographiques de ce roman immense.
Je me questionne aussi, mais je m’en méfie surtout, car pour moi, ce roman relève un peu de l’inadaptable, tellement le secret de la lettre et la pluralité des points de vue donnent corps et mystère au récit. Si vous adoptez le point de vue du docteur (ce qui serait dommage), vous perdez tout le mystère de sa condition et de son amitié trouble avec M. Hyde. Si vous oscillez entre les deux, vous ne ramènerez pas grand-chose à la surface, sinon des stratégies pour créer la surprise, déjouer les attentes et vous fourvoyez. Il faut un grand cinéaste pour réfléchir à la question du point de vue dans une œuvre aussi immense.
Il faut Serge Bozon.
Mamoulian a quand même le sens juste des dédoublements. D’accord, d’accord. La Reine Christine de Mamoulian partageait avec La France de Bozon un goût évident pour le dédoublement. Le pari de la fiction exigeait de respectivement passer outre la féminité de Greta Garbo et de Sylvie Testud et cette entrave au réalisme d’aujourd’hui garantissait, me semble, une certaine parenté entre les deux.
Me semble, oui.
Chez Mamoulian, la fortune sourit aux identités qui se perdent dans le jeu. Dans La Marque de Zorro de Mamoulian, l’amour naît et prend forme lorsque Zorro se déguise en moine et cherche à cacher ses identités de l’être aimé. Celle-ci, croyant se confier à un moine, lui fait part du désir de sa mère de la placer dans un couvent. Zorro, moine et amoureux, souffre de supporter son rôle et tente avec peine, c’est-à-dire, sans lui faire ressentir son amour et sa passion, de la dissuader d’entrer au couvent. Zorro est un acteur et le demeure. Il ne flanche pas. Il offre une preuve irréfutable que l’amour soumet le faux au vrai. Dans La France, Camille nous offre la même preuve. Si touchante.
Appréciez-vous la gymnastique qui me fait bondir de Mamoulian à Bozon ? J’en viens donc au fait. Il n’est pas étonnant que Mamoulian et Bozon aient tous les deux adapté l’œuvre de Stevenson, ce classique du dédoublement, L’étrange cas du docteur Jekyll et de M. Hyde. Cela dit, ils le font tous les deux sans passer par le jeu. Il n’y a pas de masque volontaire et pourtant, le mystère demeure intact. Bozon arrive à le créer par la bande. L’horreur est l’œuvre de la nuit et des ellipses et comme une tache dans les nuances, elle contamine chaque jour qui commence. Ce programme est simple. Bozon y tient rigoureusement et à travers ce dernier dresse un réseau de personnages attachants. Ces derniers suffisent à alimenter la tension que la fantastique prémisse génère. La grâce est une affaire de simplicité. Par le jeu, la lumière, le montage, le talent de Bozon vient justement la camoufler, la rendre cohérente et complexe, et par la langue et le contexte social, il maquille la fiction pour mieux l’ancrer dans le réel, celui d’une France fragile, grise et lumineuse, multiple et inclusive, hélas, dans la marge de la grande ville. Madame Géquil, qui deviendra la nuit Madame Hyde, est une professeur rigide, posée et sensible. Même lorsqu’elle se voit confronter au mépris de ses élèves, elle garde son calme. Et même lorsque des flèches rouges annoncent que tout va se dynamiter dans la caricature, Bozon, qui a le visou louable, recentre tout avec une souplesse qui ne prend pas le biais de l’humour pour de la confiture et qui se place au service de l’énergie des acteurs, quelque part en équilibre entre un Romain Duris burlesque et ridicule et une Isabelle Huppert froide, mais touchante, pour enfin en construire un conte vrai, magnifique et tendre, qui nous raconte très justement notre époque.