Rétrospective Grandrieux

L’ÉVIDENCE DU FILM

Le festival international de Vancouver, 1998. Je ne me souviens plus exactement de ce qui a bien pu me pousser à la projection de Sombre ; sans doute le catalogue du festival qui vantait une controverse quelconque. Quelques secondes suivant le début du film, il était clair pour ma part que Grandrieux était une voix de premier ordre dans le cinéma contemporain, et que mes horizons seraient à jamais élargis par ses films. J’ai regardé ces plans étranges et écouté le bruissement inquiétant d’une voiture roulant sur une route sinueuse de la campagne française, et les sons qui se synchronisaient brusquement avec d’étonnantes images d’enfants apeurés, hurlant au danger lors d’un spectacle de marionnettes, suivies à leur tour par les images légèrement floues d’un enfant aux yeux bandés qui semblait flotter à travers le paysage devant une forme monolithique, mal définie. Un sentiment de profonde connexion avec cette esthétique prit place comme si cela avait été une chose que j’avais longtemps désirée voir et entendre, mais sans avoir jamais été en mesure d’articuler ce que ça aurait pu être, exactement. Comme une chose émergeant d’un rêve. Mon rêve. Mais pas tout à fait le mien. Et puis il m’a montré des choses que je n’ai jamais imaginées rencontrer au cinéma. Et dans cet acte d’audition, elles sont devenues miennes.

Le cinéma de fiction de Philippe Grandrieux est un cinéma de cris étouffés. Je pense à ce célèbre adage philosophique : « Si un arbre tombe dans une forêt, est-ce qu’il fait un bruit ? ». Ou pour reformuler dans les termes de Bruce Cockburn, « Quelqu’un l’entend t-il?» Lorsque Claire plonge la tête dans un lac, elle manque l’appel au secours de sa sœur faisant écho dans la vallée, alors qu’elle se fait accoster un peu plus loin par Jean le tueur en série. C’est un moment d’une intense tranquillité auquel s’ajoute notre connaissance d’une situation à laquelle Claire reste ignorante. Une tension portée par la distance séparant les personnages, pris dans une toile de l’attraction. Au moment où Mélania livre son spectacle de cabaret dans La vie nouvelle, son guitariste se met à bailler, ouvrant grand sa mâchoire en même temps qu’il lève la tête en refermant les yeux. Son visage semble crier en agonie mais on n’y entend que le grattement épars des cordes. Ces bruits ne vont pas sans rappeler ceux que l’on entend quand le jeune Seymour croise pour la première fois le regard de la prostituée qui lui offre une danse. L’agitation bruyante de la boite de nuit bondée disparaît pour laisser place à un espace privé pour les deux, le temps d’un bref moment. Les cris silencieux du guitariste préfigurent les cris déchirants de Seymour vers la fin du film, des expressions que Mélania n’entendra jamais car Seymour n’a pas réussi à la conquérir. Alexei non plus n’entendra pas les appels de sa sœur Hege et de son amant Jurgen une nuit dans Un lac, lorsqu’il quitte la maison, affolé à l’idée de perdre la personne la plus proche de lui. Leurs voix résonnent à travers les bois qui représentent le gagne-pain familial, alors que le corps d’Alexei s’agite sous les convulsions d’une crise d’épilepsie dans un banc de neige. Finalement, on le retrouve, mais elle finit par le laisser. Sa voix ne retentira plus dans les oreilles de son frère, un silence qui hantera sans doute l’environnement sonore qui l’entoure. Ces cris inaudibles qui ne trouveront plus d’entendeurs prêts à les recevoir, en disent long sur la nature du travail de Grandrieux, un artiste si fortement engagé à donner vie à ses convictions cinématographiques, qu’il reste relativement inconnu d’un grand nombre de cinéphiles dans le monde.

Un lac, Philippe Grandrieux, 2008

Ce qui m’attire le plus dans le style audiovisuel de Grandrieux, c’est sa capacité à mettre en œuvre la transmission d’énergie entre les personnages, la caméra et le public et aussi la manière dont le son nous arrive à travers ces filiations pour ensuite les faire tendre vers de nouveaux horizons. Dans Sombre, Claire et Jean vont à une soirée. La caméra cadre Claire assise à l’avant alors qu’elle gesticule ses mains en réponse à une musique venant d’une source extradiégétique. La caméra s’agite au son de la musique qui s’intensifie et recoupe directement sur Claire qui danse lors d’un rassemblement en plein air. Au fur et à mesure que ses mouvements s’accélérèrent frénétiquement, la caméra se fixe et se met à la cadrer en angles élargis, révélant son entourage. Et finalement la bande son se transforme en musique intradiégétique venant du système de sonorisation. L’intensité de Claire laisse place d’abord à un sourire et puis à un moment d’euphorie alors qu’elle continue à danser. Ce changement de vitalité entre la caméra et le sujet qu’elle filme, en conjonction avec une conversion de registre de sons, forme un modèle que l’on retrouve dans les autres films de Grandrieux. Dans La vie nouvelle, Mélania danse telle une marionnette attachées par des ficelles manœuvrées par Boylan, son proxénète. Dans sa danse tourbillonnante dirigée par les gestes du maquereau, la caméra imite ses mouvements et se met dans un état d’agitation donnant au couple des formes célestes, jusqu’à n’y voir que des motifs de lumière abstraits qui se transforment en reflux de mercure sur un fond de noir profond. Le son corrobore avec des bruissements non identifiables qui semblent presque comiques dans l’émulation de son mouvement. Mais comme dans Sombre, on quitte ses gros plans abstraits pour recouper avec le contexte environnant qui révèle une transition spatiale d’un lieu intime à un club bondé, puis la caméra se stabilise considérablement, suivant la danse encore plus frénétique de Mélania. Et là encore, les bruissements se révèlent être des éléments ornementaux d’une bande son technoïde qui détonne au moment où la caméra fraye son chemin dans le club. Dans Un lac, l’ouverture intense du film débute avec une caméra qui imite les coups de hache vigoureux d’Alexei. Les plans serrés créés une synergie agitée entre le sujet et la caméra pour ensuite être prise en charge par la cinématographie. Au moment où Alexei est pris d’une crise épileptique, la caméra subit ses convulsions spastiques à travers un point de vue subjectif des paysages environnants absorbés à travers l’intensité du mouvement, pour ensuite donner lieu à un cadrage figé d’Alexei gisant dans la neige, son corps pris de convulsions violentes. Malgré la subtilité des changements de registre auditif plus marquée dans Un lac que les deux exemples précédents, une quiétude émerge une fois que la caméra se fixe et contraste brutalement avec les échos de coups de hache qui rythment les premiers moments en ouverture du film. Les stratégies audiovisuelles de Grandrieux sont conçues pour transférer l’énergie de son propre engagement physique avec ses personnages filmés à travers le spectateur, et pour ma part, cette stratégie est une réussite.

Sombre, Philippe Grandrieux, 1999

La vie nouvelle, Philippe Grandrieux, 2002

Grandrieux affirme dans certaines entrevues, ne pas revoir les rushes de ses tournages. Operateur de sa propre camera, il confie ses images à son monteur pour assembler une première version avant de voir le résultat de son filmage. Il soutient que faire la photo de ses films imprègne son esprit de ses compositions et renforce le lien qui le tend à ses acteurs à travers la caméra. Il n’a donc nullement besoin d’évaluer ses images pour en connaître le résultat, il le sait préalablement à travers l’acte même de filmer. C’est certainement une marque de grande confiance en sa propre capacité de prévoir les aboutissements de ses sélections cinématographiques. Etonnante aussi est cette capacité à faire confiance aux autres, avec ce qui est essentiellement une extension de sa propre corporéité. La passation d’énergie qu’il cherche à promulguer entre lui et ses acteurs à travers le processus cinématographique, repose grandement sur son monteur. Je suis particulièrement intrigué par sa façon de traduire efficacement les effets de ce processus en son à travers de moyens diverss. Il accorde une lourde importance à la fabrication en studio qui avait commencé avec Sombre, mais qui s’est solidifiée avec la post-production sur Un lac où le travail sonore était entièrement travaillé. Il y a quelque chose dans son procédé qui permet de s’imbriquer aussi merveilleusement les différences fondamentales du travail sonore et visuel.

Alors qu’il m’est impossible de choisir parmi l’œuvre de Grandrieux un film ou une séquence que je préfère, je peux dire avec certitude que mon premier contact avec l’ouverture de Un lac était très certainement l’expérience cinématique la plus chargée d’émotions. Encore davantage que l’intensité dégagée par le son et la cinématographie ; c’est l’assemblage fourni par les deux précédents films qui m’avait préparé à recevoir cette décharge. Je ne saurais souligner le niveau d’anticipation que j’avais envers ce film après que Sombre et La vie nouvelle m’aient autant foudroyé. Mais je dois avouer que j’ai du mal avec le niveau de violence corporelle entre les personnages dans les deux premiers films, et après La vie nouvelle je me suis demandé si son style était intrinsèquement lié à son penchant pour le contenu troublant de ses films. Alors ma grande question par rapport au nouveau film était celle-ci : Grandrieux peut-il maintenir son intensité viscérale sans faire confronter physiquement ses personnages ? C’est donc avec beaucoup d’anxiété que je me suis apprêté à recevoir Un lac. Aussitôt que les coups de hache se sont mis à nous marteler avec une agitation cinématographique très familière, il était évident que Grandrieux nous menait dans ses lieux communs que l’on avait maintes fois visités. Mais au fur et à mesure que le film se dévoilait, la violence en ouverture se décantait pour donner une autre teneur au film. Un lac devient un cas d’étude intime sur la physicalité de la tendresse humaine, soulignée à travers les décors intimes de la datcha familiale, filmée de sorte que les visages de ses habitants, éclairés à la bougie soient visibles dans l’obscurité. Et dans cette véritable absence de mise en scène intérieure, Grandrieux met l’accent sur les mouvements de ses personnages autour de leur domicile, les filmant de près. Il met l’emphase sur les détails d’un œil, des lèvres, alors que les personnages discutent, se tiennent et se caressent dans l’obscurité. Le mixage du son de ces scènes est absolument incroyable dans l’attention minutieuse qu’il porte sur son environnement : la respiration de l’étranger alors qu’il dort sous le regard suspicieux d’Alexei, le craquement du plancher sous les pas inaudibles, et les chuchotement nostalgiques qui gardent le vent hurlant à distance. Et dans ces moments, la première séquence du film s’ouvre sur les étendues de l’esprit humain, plutôt que d’être enchainé à la qualité oppressive qui se manifeste quand la violence s’apprête à jaillir à tout moment. La violence n’arrive pas ici. Comme l’a expliqué Grandrieux durant un Q+R lors d’une projection en 2008 au FNC : la violence entre les êtres s’est déplacée vers une violence des rudes paysages auxquels les gens sont confrontés. Et donc mon anxiété initiale s’est dissipée à l’idée que la magie de Grandrieux pourrait se manifester à travers d’autre moyens. Par contre, le méfait de cette assurance là, c’est que la décharge émotionnelle de ma première expérience de Un lac ne pourrait être vécue au même titre que les projections subséquentes.

Un lac, Philippe Grandrieux, 2008

Ce que je trouve fascinant entre autre dans les fictions de Grandrieux, c’est leur manière de naviguer, avec autant de dextérité, entre différents modes de discours cinématographiques. S’il y a une « expérimentation » dans le cinéma de Grandrieux, elle git dans les recoins où ils repoussent la cohérence narrative, tout en faisant des films qui s’intéressent foncièrement aux causes et conséquences des actions de ses personnages. Alors que beaucoup de critiques rapprochent sa manière de filmer et son abord du montage à ceux de Stan Brakhage et d’autres figure notables de l’avant-garde, son travail est aussi abordé à travers une approche contemporaine du « cinéma du corps » et des traditions réalistes où s’enracinent des explorations de la physicalité et la perception du monde quotidien. Son esthétique du chevauchement des images et des sons me font comprendre que son travail, peut-être par ses explorations de l’abstraction ou son engagement envers les ambiguïtés philosophiques, est quelque chose que nous chérissons tous quand abordé de manière juste. Mais si nous devons situer Grandrieux dans la cartographie des arts expérimentaux, il faudrait que ça soit une carte mise entre les mains d’un Situationniste psychogeographe qui navigue des espaces qui ne figurent pas sur la carte originalement conçue. Tel est l’effet d’un film de Grandrieux, concédant un profond sentiment d’orientation lié à la possibilité d’un passage sans guide.

Le cinéma de Grandrieux est un cinéma profondément humain. Il enracine continuellement ses contes souvent déstabilisants dans un langage audiovisuel désigné à ouvrir le public vers le domaine de l’empathie. Contrairement à son contemporain Gaspar Noé, un cinéaste qui semble intéressé à faire usage de ses talents exceptionnels pour matraquer son spectateur à mort pour satisfaire ses propres plaisirs sadiques, les explorations de Grandrieux dans les zones sous explorées de la perception ouvrent les portes à des engagements personnels avec les mondes qu’il crée. Je trouve fascinante l’accessibilité que nous Grandrieux de son monde tout en maintenant une manière aussi oblique de représentation, souvent chargée d’une matière extrêmement complexe. Le travail de Grandrieux est profondément un cinéma du corps qui envisage celui-ci comme une entité inextricablement liée à l’esprit. Son cinéma est un voyage à travers le muscle de la mémoire et la contraction cérébrale, une tentative de créer des films qui représentent ce que Rupert Sheldrake appelle « le champ morphogénétique », qui nous connecte tous à travers la pensée dans une manière tangiblement physique. Tout simplement, les films de Philippe Grandrieux nous réaffirment que nous vivons à une époque importante du cinéma, une époque dans laquelle, contrairement aux raisonnements cyniques du monde du cinéma contemporain, l’exploration continue de révéler de nouvelles possibilités au sein d’un medium constamment menacé par la convergence des médias. Les films de Grandrieux, plus que toute œuvre produite de nos jours, demandent l’expérience rigoureuse de la boite noire, un cri dans l’obscurité qui malheureusement, pourrait ultimement ne pas être entendu.

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Randolph Jordan est présentement post-doctorant à l’Université Simon Fraser à Vancouver. Il travaille sur un projet intitulé « The Vancouver Soundscape on Film ». Il explore à travers ses recherches les intersections entre les médias audiovisuels, les études sur le son et l’urbanisme.

Traduit de l’anglais par Serge Abiaad