Rétrospective Grandrieux

Lumière et compagnie

Au cinéma, j’aime être le premier ou le dernier à sortir de la salle. De cette façon, le chemin est vierge et la marche de ma pensée, qui dicte également celle, plus concrète, qui me conduit vers la sortie, n’est pas interrompue par des obstacles quelconques. Ainsi, certains films accomplissent en moi des impressions fortes et provoquent des sentiments insoupçonnés. Ces révélations rares, lorsque le film se termine et que la lumière m’invite gentiment à quitter la salle, ralentissent considérablement ma marche. Par opposition, un film écervelé et idiot qui me laisse un arrière-goût d’abrutissement me permet de sortir de la salle, léger comme la plume, vivement, avec aplomb et appétit. Par ailleurs, c’est souvent après ces projections futiles que j’ai le plus tendance à me gaver inutilement de denrées douteuses.

Dans tous les cas, entre la fin d’un film et la marche qui m’amène au-dehors, une sensation d’euphorie tranquille cimente la transition, comme si, doucement, cette sensation opérait le réel afin de mieux préparer mon esprit à cette autre lumière que mon corps, pas à pas, appréhende avec inquiétude ou confiance (selon le film).

Mais oui, certains films nous font désespérer ou espérer la lumière que nous rencontrerons au-delà de ces derniers.

Là, j’étais quelque part et je sortais d’un film de Philippe Grandrieux (volontairement, je ne nommerai pas le film en question). À l’indolence extraordinaire qui caractérisa ma marche vers la lumière du dehors, vous devineriez sans doute que j’ai apprécié le film de monsieur Grandrieux. Vous auriez raison. N’ayons pas peur des mots : j’ai connu le divertissement dans sa pleine mesure ; une béatitude terrifiante comparable au ravissement anxieux du peuple Éloï devant le feu crée par l’allumette.

C’est un film qui m’a fait penser à ce que j’avais lu sur la lumière, plutôt que ce que j’avais vu. Le soir, j’ai ouvert un recueil de poésie et me suis dit qu’un poète qui écrit :

Tes bras d’ombre viennent s’ajourner
Aux barreaux de la fatigue
Difficiles d’aimer par ce temps
De klaxons et de sirènes

… est invariablement cinéaste et poète 1 , du moins, plus cinéaste que de nombreux cinéastes. Comme vous le noterez plus tard dans ce court texte, j’étais particulièrement réceptif aux discours de la lumière et curieusement porté sur ce genre de rapprochement farfelu. Enfin, Grandrieux était à mes yeux de cet ordre : poète et cinéaste, de manière invariable… comme des adjectifs redoutables (je pense aux couleurs SAPHIR, INDIGO et AUBERGINE qu’on pourrait associer à son œuvre).

La vie nouvelle, Philippe Grandrieux, 2002

Le pays des âmes, Olivier Godin, 2011

Enfin, après le film de monsieur Grandrieux, j’avais rendez-vous avec mon ami René à la cinémathèque pour la projection d’un autre film (si je me souviens bien, je crois que c’était un film de Mamoulian que la cinémathèque présentait dans le cadre d’une série intitulée Histoire du cinéma). J’ai téléphoné à mon ami René pour annuler, préférant à ce rendez-vous amical un livre et la quiétude du Café Dépôt près de chez moi. Je m’expliquais cette décision simplement : je revenais de ces images qu’il faut prendre plutôt que comprendre et comme elles m’habitaient encore si fortement, je ne voulais pas les confronter, au risque de les entacher à celles d’un autre et ainsi encombrer leur marche magicienne.

Je me souviens d’avoir été pleinement habité par l’énergie du film, captivé par son immense pouvoir de séduction. Comme c’est le cas avec les bons poèmes, mes sens avaient tiré le meilleur parti de cette expérience.

Ma capacité d’analyse ne me permet pas de parler autrement du film : ce fut une expérience sensorielle. J’avais été regardé par ce regard d’une nervosité séduisante, ce regard, debout sur les sons, entre les deux extrêmes de la lumière, ou comme écrit Faulkner 2 , ce regard qui vit d’amour dans un lieu intime où se rencontre l’aube et la nuit, et qui, comme le vampire traqué, n’appartient ni à l’un, ni à l’autre. En définitive, c’était quelque chose d’une sensation extraordinaire…

Le soir, assis au Café Dépôt, je méditais sur les images du film et sur le travail qu’elles accomplissaient en moi. Le livre que je tenais et dont le contenu servait étrangement de tremplin à mes réflexions était The Time Machine de H.G Wells que je revisitais dans sa langue originale, une dizaine d’années après l’avoir lu dans une traduction française. À la lumière du film de Grandrieux, je me souviens particulièrement de ce passage qui résonna singulièrement en moi :

I felt hopelessly cut off from my own kind – a strange animal in an unknown world. I must have raved to and fro, screaming and crying upon God and Fate. I have a memory of horrible fatigue, as the long night of despair wore away; of groping among moon-lit ruins and touching strange creatures in the black shadows; at last, of lying on the ground and weeping with absolute wretchedness. I had nothing left but misery.

La vie nouvelle

Devant le film de Grandrieux, je ne voudrais pas ici prétendre avoir vécu une sensation analogue à celle du voyageur que Wells, astucieusement, ne nomme pas autrement. Mais dans la découverte d’un monde, ou plutôt dans l’excitation qui découle des découvertes, je m’identifiai à cette description sensationnelle…

touching strange creatures in the black shadows…

À quinze ans, quand j’ai lu le roman pour la première fois, les passages où le voyageur rencontre les Morlocks m’avaient littéralement terrifié. Ce fut formidable : la terreur que j’avais seulement connue en rêve avait pris une forme nouvelle. L’art était capable de me faire connaître une terreur viscérale. Pour moi qui m’étais contenté de la rêver, c’était une réalisation puissante. Dans cette idée, comme j’ai souvent rêvé de ma propre mort, et dans une certaine mesure, que je l’ai moi-même orchestré plusieurs fois (puisque je suis l’auteur de mes rêves), il m’arrive ainsi, devant certaines oeuvres, d’être visité par des sensations aussi exceptionnelles, à la différence que devant ces oeuvres, je les absorbe les yeux ouverts. Avec Grandrieux, j’étais dans cette fragilité du rêve : par l’homme filmé, j’ai ressenti les extrêmes de la mort et de la vie… et je me suis vu moi-même. Difficile à expliquer sans sonner comme un poète ronflant, mais voilà, c’était quelque chose comme ça…

Par ailleurs, Grandrieux est un créateur de sensation : il utilise l’histoire des hommes pour la créer… tout comme Wells dont la machine à explorer le temps n’est qu’un motif, une invention de l’esprit (avant d’être une invention technique) permettant à l’homme de se rapprocher de lui-même, de prendre le pouls de son existence et de mettre à l’épreuve (peut-être) la compréhension qu’il a de l’univers. Par ailleurs, dans une quête encore plus métaphysique, des années plus tard, Olaf Stapledon publiait Le créateur d’étoiles, roman dans lequel l’exploration temporelle se fait au moyen de l’esprit.

Bon… ce que j’essaye peut-être d’illustrer, c’est que pour certains créateurs, pour filmer le rêve le plus vrai, il faut un personnage qui dort, alors que pour d’autres, le sommeil du personnage est facultatif. Dans tous les cas, je pensais que la fiction, dénudée de ses mécanismes narratifs (comme la machine de Wells), était une forme rêvée de l’exploration humaine. Le temps que le voyageur explore est en fait l’homme : un être, comme écrit Shakespeare, essentiellement fait de l’étoffe de ses rêves.

Dans la caverne des Morlocks, le voyageur de Wells évoque par ailleurs le souhait d’avoir un Kodak pour filmer, mais surtout pour éclairer :

If only I had thought of a Kodak! I could have flashed that glimpse of the Underworld in a second, and examined it at leisure.

Le voyageur est non seulement poète, il est aussi un filmeur qui saisit dans l’appareillage technique un pont vers la compréhension des réalités les plus sombres, celles des créatures des ombres noires. Avec Grandrieux, je me suis étonné d’évoquer un souhait semblable à celui du voyageur : je veux de la lumière ! (Ce n’est pas parce que le film de Grandrieux manquait de lumière, mais c’est plutôt parce que la lumière n’était pas, comme ailleurs, ultimement à mon service; elle maintenait sa propre course. Sentimentalement violente, elle surprenait l’habitude que j’avais de l’apprécier pour sa justesse; comme pour le voyageur de Wells, la lumière et le rapport que les êtres entretenaient avec elle, étaient une façon de parler des hommes et des peuples ; de les comprendre).

Ultimement, tranquillement assis dans le Café Dépôt près de chez moi, sirotant un Americano tiède, j’en suis venu à la conclusion peut-être idiote, certainement hasardeuse et peu pertinente, mais néanmoins généreuse, que Wells et Grandrieux, d’un même élan, m’avaient séduit en me racontant l’histoire de la lumière : dans le cas du voyageur de Wells 3 , il s’agît d’un homme qui se retrouve confronté à son pouvoir, puis à son absence et à deux peuples pour qui elle représente respectivement la mort (les Morlocks) et la vie (les Élois). Grandrieux, grâce à la lumière, m’avait fait vivre son pouvoir communicateur, sa beauté violente. Elle avait fait parler les hommes. Je m’étais reconnu dans un tableau qui racontait, inconsciemment peut-être (sûrement), nos origines et les nombreux mythes fondateurs qui nous définissent, qui opposent les forces du Jour et de la Nuit et qui situent leur combat dans l’homme.

Sombre, Philippe Grandrieux, 1999

Je n’écrirai pas à propos des autres films de Grandrieux. Cela dit, après avoir discuté de mes impressions avec des amis (René notamment qui, soit dit en passant, ne m’a pas encore pardonné d’avoir raté un Mamoulian à la cinémathèque), il me semble que la description que je donne des effets que le film a eu sur moi s’appliquerait peut-être aussi aux autres. Je pense que oui. René, du moins, est d’accord.

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Olivier Godin est réalisateur. Son court film LA BOUTIQUE DE FORGE sera présenté au FNC 2012.

Notes

  1. Poème au hasard : Paul Chamberland et L’afficheur hurle
  2. Je fais référence ici au Faulkner de Montréal
  3. Pour ceux qui voudraient lire d’autres ouvrages de Wells sur la poétique de la lumière, je me permets de vous recommander La vallée des aveugles, publié en 1904 sous le titre The Country of the Blind.