L’ÂME DE VTÉLÉ, ENTRE JEUX ET “INFORMATION”
Les jeux télévisés existent dans une grande variété de formes, mais une majorité d’entre eux entretiennent avec l’idée de « culture générale » une relation bien définie, qui se présente sous deux grands modes 1 : soit celle-ci est prise très au sérieux, et alors ce sont les compétences du candidat qui président à sa sélection (Tous pour un, Jeopardy, Questions pour un Champion, etc.) ; soit elles constituent davantage un prétexte, et dans ce cas l’étendue du savoir des compétiteurs est sans grande importance, l’enjeu se trouvant ailleurs, notamment dans le hasard, la manière de jouer ou dans la stratégie adoptée (Paquet Voleur, L’union fait la force, Le Banquier, The Price is Rigth, Wheel of Fortune, etc.). Fait intéressant et significatif, les deux jeux diffusés quotidiennement sur la nouvelle chaîne VTélé engagent pour leur part une conception tout à fait différente du champ des connaissances; en effet, dans La Guerre des clans (version québécoise de Family Feud) et dans Atomes Crochus, les savoirs objectifs sont remplacés par des perceptions subjectives. Dans le premier jeu, les réponses des candidats doivent correspondre aux résultats de sondages menés préalablement dans la population ; dans le second, les propositions ou associations des candidats ne sont payantes que dans la mesure où elles « coïncident» avec celles d’un panel de vedettes présentes en studio.
Autrement dit, ce que les candidats doivent connaître pour performer dans ces concepts de jeux n’a plus rien à voir avec le type de bagage qu’on accumule traditionnellement à l’école ou dans les livres ; c’est en fait leur talent pour reconnaître ce que pense la majorité qui leur permet de se distinguer. Dans La Guerre des clans, le savoir est remplacé non pas par un de ses ersatz enfin accessible mais par une sorte de version statistique du sens commun ; à des questions comme « quelle est la première chose que vous faites en vous levant le matin » ou encore « nommez un animal à fourrure », il n’existe aucune bonne réponse en soi, seulement celles (en ordre décroissant) qu’ont fournies les individus sondés. Le participant qui offre une réponse originale ou recherchée est automatiquement recalé, alors que celui qui arrive à ne se distinguer en rien du groupe de répondants marque un maximum de points. Dans Atomes crochus, le principe est exactement le même à une différence près : le groupe témoin auquel le participant confronte ses réponses étant constitué de « vedettes » – si tant est que l’on considère Stéphane Fallu ou Billy Tellier (!) comme des vedettes – c’est en quelque sorte sa capacité de simple mortel à penser comme eux qui est évaluée.
Ce genre de jeux-sondages existe depuis longtemps 2 , notamment à la télévision américaine ; il ne s’agit donc pas d’affirmer que Vtélé en aurait développé l’idée, loin s’en faut. Mais le fait que ces deux émissions occupent quotidiennement, l’une à la suite de l’autre, la case horaire du souper (17h30 à 18h30) et constituent le choix de jeux sur lequel se sont arrêtés les programmateurs du réseau après une première année de tâtonnements (et des propositions telles Wipeout, Le Mur et Distraction) est éminemment révélateur de l’orientation que l’on tente de donner à Vtélé. Fidèle à sa mission de nous « divertir » et réaffirmant sa volonté de séduire un public plus jeune et plus masculin, la transition du Grand journal de TQS (qui occupait la case horaire en question jusqu’en 2009) vers ces jeux marque certes un virage 3 ; toutefois, on prendra soin de noter la continuité qui existe entre l’espèce de démagogisme populaire prôné par Jean-Luc Mongrain et la manière dont La Guerre des clans et Atomes crochus en appellent pour leur part exclusivement au sens commun, à une conception du savoir expurgée de ses éléments par trop élitistes que sont les connaissances générales… Chacun sur son propre terrain, l’un et l’autre délaissent donc sciemment le domaine des faits pour entrer dans celui de l’opinion et offrent à leur public de début de soirée une série de « tests » qui font office de miroir.
La tendance de fond qui se dégage de la programmation de Vtélé dans son ensemble corrobore d’ailleurs cette impression, et tout particulièrement le choix de Mario Dumont qui trône désormais en roitelet sur les restes du service d’information de la défunte Télévision Quatre Saisons. Le type de journalisme qu’il incarne – déprofessionnalisé et subjectif, nourri par la rumeur populaire– est en fait l’exact corrélat de cet esprit de sondage qui caractérise désormais la manière dont on fait de la télévision, et qui constitue l’âme de Vtélé. Le passage « réussi » du monde de la politique à celui des médias par celui qui fut pendant 15 ans le maître des consensus populistes et de la formule démagogique ne s’explique pas autrement ; il dispose à Vtélé d’une tribune parfaitement adaptée à ses positions de centre droite, des positions dont on dirait qu’elles sont la plupart du temps le résultat d’un savant calcul, mélange d’opportunisme et de flair, reproduisant jusque dans son absurde arithmétique la logique qui prévaut dans le jeux vedettes de la chaîne.
Notes
- Ces modes sont en fait des pôles, entre lesquels se déclinent théoriquement une infinité de possibilités. ↩
- Les débuts de Family Feud remontent à 1976, et le jeu qui a inspiré Atomes crochus (Match Game, qui a connu différentes versions) était fort populaire durant les années 1970. ↩
- Virage confirmé par le choix d’opposer au TJ de Radio-Canada et à TVA nouvelles l’émission Un gars le soir, animée par le Gros cave lui-même, Jean-François Mercier. ↩