Anything Else, de Woody Allen

L’ironie contre la peur

Woody Allen nous avait prévenu dans une interview il y a quelques années : après trois « pures » comédies, Small Time Crooks (2000), The Curse of the Jade Scorpion (2001), Hollywood Ending (2002), il allait revenir avec un film plus ambitieux. Anything Else (qui marquera peut-être un tournant dans la filmographie de l’auteur de Manhattan) est une oeuvre tout aussi drôle que lucide sur la moderne condition humaine, un film où Woody Allen met en perspective tous ses thèmes favoris à travers une sorte d’éducation sentimentale et intellectuelle.

Jerry Falk (Jason Biggs) a vingt et un an. C’est un jeune scripteur de sketchs pour comiques de night-club. Il est naïf, inexpérimenté dans beaucoup de domaines. Il veut aussi écrire un roman sur le destin de l’homme « dans un univers vide, sans dieu, sans espoir, avec juste la souffrance et la solitude ». Il a peur de la mort et de dormir seul, est en analyse et s’est déjà marié une fois malgré son jeune âge. Sa femme l’a quitté, lui ne quitte jamais personne (il porte sa croix, celle-ci étant un agent d’artiste incompétent, Hervey (Danny DeVito), qui n’a que pour seul client… Jerry). L’acteur choisi, Jason Biggs, est remarquable dans son interprétation, car il traduit bien ce mélange détonant d’ambition, de fragilité et de faiblesse qui caractérise son personnage, sans que tout cela soit nullement complaisant. Evidemment tout nous fait penser dans ce portrait à Woody Allen lui-même (l’homme comme le cinéaste : car est-il besoin de préciser que Woody Allen ne parle strictement que de lui-même, cliché entériné comme une évidence depuis des années ?), à ses débuts, lorsqu’il interprétait le personnage d’Alvy Singer dans Annie Hall.

L’important dans la vie de Jerry, et qui est la matière même du film, est la rencontre étrange qu’il fait avec David Dobel (Woody Allen, Dobel, nom qui évoque le double). Celui-ci, la soixantaine, est un écrivain doué mais qui n’a jamais abandonné son emploi de professeur dans une école publique. Il a du métier et de la bouteille comme dit l’expression. C’est aussi un homme cultivé (il cite plusieurs romanciers, écrivains ou comiques comme Henny Youngman, mort en 1998). Jerry et lui passent souvent l’après midi à marcher et discuter dans Central Park. Jerry est fasciné par cet homme hors du commun et a le sentiment de tout avoir à apprendre de lui. Certes, tout ne va pas être aussi simple et linéaire, car l’expérience n’oblige pas à être sage dans chaque chose et sans doute encore moins dans la vie de tous les jours. Si David a plus de recul que Jerry sur la vie (celui-ci a tout expérimenté trop vite et trop tôt), il est en même temps atteint de paranoïa et va jusqu’à prôner l’autodéfense. Il persuade ainsi Jerry d’acheter un fusil et ce dernier se laisse entraîner tout en ayant bien conscience que cette dérive a quelque chose de névrotique. D’ailleurs, quand Amanda (la petite amie de Jerry) rentrera dans l’appartement et trouvera spontanément tout cela un peu fou (« Tu veux aller chez les scouts ? » dit-elle en constatant ce qui compose la trousse de survie ; hameçons, boîte d’allumettes, lampe de poche qui flotte, compas, anti-venin, comprimés pour purifier l’eau), Jerry sera bien incapable de justifier sa décision.

Évidemment la manière dont Woody Allen présente cela est colorée d’une forte dose d’ironie et d’autodérision (« Imagine, tu es au lit un soir, tu te masturbes, et des types entrent. Il faut te protéger ! ») tout en soulevant une problématique réelle. Si la paranoïa de David est évidemment déraisonnable, d’autant qu’elle s’appuie sur un référent historique qui ne cesse de l’alimenter (« Tu es membre de la minorité la plus persécutée de l’histoire. » dira-t-il à Jerry), la ligne de partage est difficile à cerner entre, d’une part, l’appréciation pertinente et juste que nous faisons des faits et d’autre part, les conséquences que nous en tirons par la suite dans nos agissements. Bien sûr, si Woody Allen fait une allusion (avec un admirable tact) au 11 septembre 2001 en nous montrant une vue de New York sans les deux celèbres tours, ce n’est pas sur ce point précis qu’il faut mettre l’accent. Il faut envisager la chose d’une manière plus étendue.

Woody Allen fait de Dobel, comme il le disait au Festival de Venise, « une sorte de produit paranoïaque de l’énorme tension que vit le monde », une caractéristique de toutes les attitudes sécuritaires, persécutrices, discriminatroires ou anti-discriminatoires auxquelles nous assistons de nos jours et qui peuvent aboutir à la ruine des relations humaines. Dobel est donc un personnage très ambigu, cultivé mais agressif, traversé de pressions diverses, lucide et paranoïaque, mature et immature, résultat d’une situation existentielle moderne où il est difficile de garder la tête froide dans ce monde qui nous fait subir de différentes et difficiles expériences. Cette ambivalence du personnage est remarquablement inscrite dans les dialogues dont le tissu fourmille d’inventivité, de drôleries, tout en étant parsemé de véritables interrogations concernant les tensions du monde. D’un côté comme de l’autre, quelque chose ne semble plus tourner bien rond dans ce monde (s’il a tourné rond un jour). Un monde qui semble pris dans une valse effrenée, animée par des représailles à n’en plus finir.

La scène où Dobel fait demi-tour pour venir fracasser la voiture de deux grosses brutes est révélatrice de son incapacité à gérer ses pulsions vindicatives (même s’il est « humain » de les ressentir). Si cette action restera vaine et n’arrangera strictement rien, force est de constater que l’être humain ne peut pas s’empêcher d’y succomber à l’occasion. Bien trop souvent aussi. La petite vengeance de David Dobel est symptomatique d’un mécanisme qui est le même, que ce soit à grande ou à petite échelle. Une réplique hilarante mais qui n’est pas anodine révèle tout ceci quand Dobel dit à propos d’Amanda : « Ses hormones pourraient servir d’arme chimique au Pentagone. » Il n’est pas innocent que juste avant que Dobel ne fasse demi-tour, Jerry lui signifie « qu’ils ont de l’esprit et qu’ils pourront se moquer un jour de la brutalité des deux hommes par des sketchs ». Rien n’y fait. Mais c’est ce que Woody Allen nous fait comprendre par la même occasion dans Anything Else.

Dans la partition minutieusement orchestrée du film, le cinéaste ne cesse d’ajouter des bémols aux situations qu’il élabore. Si Dobel peut demander à Jerry comment il peut préférer la psychanalyse à la réalité, il ne nous échappe pas que la pure expérience de la réalité n’est pas non plus garante d’une lucidité intégrale et d’un comportement sans faille. Surtout de la part d’un homme atteint de paranoïa. Comme tout être humain, même s’il a compris certaines choses, Dobel ne voit pas son dos, que seul quelqu’un d’autre peut voir. En l’occurrence, cet observateur est Jerry, un être immature et pusillanime mais qui pourtant voit très bien la paranoïa de Dobel. À cet égard encore, et pour prolonger cette même perspective, il n’est pas innocent que le cinéaste ait fait de Dobel un professeur qui n’échappera pas, bien évidemment, à ce genre de pulsions. Ce qui indique bien que cultivé ou pas, personne ne peut s’y soustraire et que nous sommes tous à la même enseigne. Si Dobel est pris lui aussi dans ce jeu, cela ne l’empêchera pas de dire à Jerry à un moment, ce dernier lui demandant de venir avec lui pour suivre Amanda : « J’ai promis d’emmener des étudiants à l’expo de Caravage au Metropolitan Museum. Je leur inculque un peu de culture de temps en temps histoire qu’ils ne se démolissent pas à coup de chaînes de vélo. » En même temps, comment empêcher l’irréparable ? Par la culture ? L’art ? L’éducation ? Certes, tout cela est indispensable et même crucial, mais non suffisant. Tout est visiblement dans le subtil équilibre entre apprentissage, expérience et réflexion. Le film oscille sans arrêt entre l’expérience de la vie et ce que nous en retirons. Ainsi, l’utilité d’une autre personne qui puisse nous renvoyer un miroir plus ou moins contradictoire pour équilibrer le tout ; laborieuse mais fructueuse négociation.

D’un autre côté, si David déraisonne, il voit aussi très juste par moment. Témoin la scène où il affirme à Jerry qu’Amanda le trompe (« Je le lis dans ses yeux. »). Et effectivement, ce sera le cas. Le fait qu’il incite ensuite Jerry à suivre Amanda, tel un policier, n’est pas particulièrement reluisant… Mais la vérité n’en est pas moins là. Le plus important, et le plus signifiant, réside dans le fait que Dobel est aussi un « professeur » qui tente de transmettre son expérience et sa sagesse des choses à Jerry. Comment tracer une frontière juste entre ce que nous vivons et ce que nous en retenons (et ce à travers le temps) ? Comment voir, penser et agir juste ? Et comment le transmettre ? Il s’agit donc de faire la part des choses. L’important est de composer avec son individualité sans renier l’apport et l’expérience des autres (ou des anciens qui ont éprouvé l’existence bien avant nous, mais sans pour autant leur faire une confiance aveugle). Et tout dépend avec qui. Certes, comme Dobel nous le montrera, on n’échappe pas à ses pulsions et au fait d’être parfois franchement bête ou stupide. Mais l’important, avant tout, est d’inscrire ce dialogue dans notre quête d’indépendance.

Il semble bien que le cinéaste attache une grande importance à l’autonomie, à l’indépendance, à ce qui permet d’être réellement un individu (et non de devenir au final un Zelig). Difficile conjugaison entre indépendance et attachement, subtil mariage entre mimétisme et liberté. Autonomie qui, de toute façon, ne peut pas s’acquérir uniquement par soi-même, ni en imitant totalement les autres. D’un côté, Dobel, cet individu si contrasté, capable du pire et du meilleur, tente de donner des repères intellectuels à Jerry : « Falk, si un mec vomit sur scène à Carnegie Hall, on trouvera toujours quelqu’un pour appeler ça de l’art. » « Quand tu écris, vise l’originalité, mais si tu copies, copie les meilleurs. » « N’en fais qu’à ta tête. », etc. D’un autre côté, on comprend tout à fait qu’avec l’acquisition de cet esprit critique, Dobel s’en prenne à la volonté de puissance que chaque individu veut opérer sur son prochain (se méfier de toute emprise idéologique, d’où qu’elle vienne, qui nous rend dépendant et aveugle). « J’aurais dû savoir qu’il y avait un os le soir du mariage, sa famille dansait autour de la table en chantant : ‘‘Il sera des nôtres !’‘» dit Dobel, allusion une fois encore très claire de la part de Woody Allen à sa judaïté et à certains de ses côtés extrêmes, chose que l’on trouve déjà dans Deconstructing Harry. Ou, plus général encore : « Tu sais, depuis la nuit des temps, les gens ont peur, ils sont malheureux et morts de trouille. Ils ont peur de vieillir et il y a toujours eu des prêtres et des chamans, et maintenant des psys pour leur dire ‘‘Tu es terrorisé, mais je peux t’aider.’‘ ‘‘Bien entendu, ça te coûtera de l’argent. ‘’ Ils ne peuvent pas nous aider, car la vie est ce qu’elle est. »

Voilà peut-être une phrase clef d’Anything Else. La question est sans cesse à l’œuvre dans le film. Il en est de même, pour prendre un autre exemple, envers la psychanalyse, et, plus largement, envers les personnes qui intellectualisent n’importe quel problème existentiel pour le rendre abstrait et abscons. Prenons cette scène où Dobel raconte qu’avant de donner un coup d’extincteur à un psychologue (et de se retrouver dans un asile de fous), ce dernier ne cessait de trouver des sens cachés au fait que Dobel était désespéré qu’une fille l’ait quitté. Alors qu’il n’y a, au fond, rien de plus normal que d’être bouleversé quand une telle chose arrive. Autre variation, quand Jerry s’adresse à la caméra et fait remarquer à propos de son psychanalyste que « soit il ne parle pas, soit il arrête la séance brutalement, soit il lui demande de parler d’un rêve au sujet des Cleveland Indians », alors que Jerry est à ce moment dans l’urgence de rompre avec Brooke pour aller avec Amanda. Il y a parfois des questions plus urgentes que d’autres…

Toujours dans cette quête d’indépendance, il y a les relations que l’homme entretient avec lui-même… et avec les femmes. Jerry, comme nous l’avons noté, est assez lâche et terriblement naïf. S’il est difficile de lui en vouloir, il est tout autant difficile de ne pas le lui reprocher. Par exemple, dans cette scène où il rencontre Amanda. Il n’hésite pas à épouser la moindre de ses paroles devant Brooke, sa petite amie d’alors. C’est certes touchant mais aussi particulièrement maladroit. Jerry fera tout d’ailleurs pour que Brooke le quitte sans qu’il n’ait à l’affronter véritablement, signe patent d’immaturité. Comme on l’a vu, Jerry n’est pas innocent de sa condition. C’est aussi un homme ambigu, comme tout homme. Il est ambivalent et sans cesse tiraillé de sentiments contradictoires (le sont-ils vraiment ?) envers les personnes qu’il aime ou fréquente. Il dira être « convaincu que Dobel était fou à lier et psychotique ». De l’autre côté, il avait « une sorte d’admiration étrange pour lui. ». Et d’Amanda : « Pourquoi l’idée d’Amanda couchant avec quelqu’un est-elle à la fois atroce et excitante ? » Certes, avec le personnage d’Amanda, le cinéaste trace un portrait féminin qui n’est guère flatteur. Mais c’est aussi un portrait pertinent, qui veut évoquer, sous le regard de l’homme, les contradictions du caractère féminin, jonglant ici entre cruauté mentale (se refuser à son petit ami mais se donner aux autres hommes précisément parce qu’elles ne sont pas avec eux) et jeu érotique torride et aguicheur. Jerry est subjugué par elle, mais, à l’évidence, elle n’est pas faite pour lui. On ne peut qu’être étonné d’entendre ici et là le film taxé de misogynie (ou l’ayant comme principal ressort), quand on a la filmographie du cinéaste en mémoire et les rôles féminins formidables qu’il a écrit ; tel Interiors, The Purple Rose of Cairo, September, Another Woman, etc. Évidemment, si l’on cherche une idéalisation lyrique et sentimentaliste de la femme (comme de l’homme), il faut chercher ailleurs une telle naïveté (et souvent aussi une vraie bêtise) que chez un metteur en scène comme Woody Allen, qui est toujours ironique. Surtout que ce dernier semble saisir toute la sensibilité poétique de la femme dans cette superbe réplique d’Amanda : « J’ai craqué pour toi depuis qu’on s’est vus. Tu n’as pas remarqué la façon dont je t’ignorais ? »

Amanda est obsédée par elle-même ; par son image, son apparence. En un mot trop pleine d’elle-même pour vraiment voir l’autre comme une véritable altérité. Des détails en disent long sur sa personnalité, notamment quand elle dit à Jerry : « Tu es le seul mec avec lequel je sois sortie qui sache quoi m’offrir. » Inversement, même quand Amanda offre un cadeau à Jerry, elle ne prend pas soin de l’emballage. Elle se néglige et est négligente. Elle est très égocentrique, se trouve sans arrêt grosse, prend des pilules pour maigrir. Des pilules qui, selon elle, font diminuer l’appétit et augmentent la libido. Elle est également boulimique et la moindre contrariété (rater une audition) lui fait dévorer tout le réfrigérateur. Elle a aussi un côté immature, et rêve, comme toute narcissique, de rencontrer un homme auquel elle s’ « abandonnerait » afin d’être « celle qui souffre à la fin, car, évidemment, dans la réalité, c’est elle qui fait souffrir ». Elle va d’homme en homme sans jamais véritablement les aimer et a du mal à s’engager, ce qui revient au même. Elle finit de toute façon par les quitter en espérant que le suivant sera le bon, cercle vain et sans fin.

L’idylle entre Jerry et Amanda débute dans un magasin de disques qui recèle tous les vieux enregistrements de jazz sur 78 et 33 tours. Petit moment de grâce mais qui va vite tourner court. Le dialogue que le jeune couple échange à ce moment est tout à fait révélateur. A Jerry qui s’étonne de sortir avec une femme qui fume (il est plus ouvert qu’elle et accepte une chose qu’il ne supporte pas ordinairement), Amanda, elle, « veut que personne ne souffre ». Singulière manière de débuter une relation, comme si on pouvait aimer sans souffrir. L’image hypertrophiée qu’elle s’est construite d’elle-même est tellement coupée de la réalité, qu’elle ne peut que se retrouver en porte à faux dans ses relations avec les autres. Il est révélateur qu’elle puisse dire à Jerry :« Couche avec d’autres femmes. Mais ne m’en parle pas. » L’injonction est aussitôt suivie d’une autre tout à fait contradictoire, puisqu’elle vient précisément de lui en parler et de le lui ordonner. Sans discussion, elle imposera à Jerry la cohabitation avec sa mère. Même si elle dit que c’est temporaire, elle ne se rend pas compte de ce qu’elle fait subir aux autres. Quand Jerry lui fera remarquer judicieusement que ce côté temporaire est semblable à leurs relations sexuelles, elle ne pourra répliquer qu’un « Pourquoi es-tu aussi dégoûtant ? ». Sa mère, quant à elle, veut retrouver sa jeunesse (bien sûr, impossible) et veut s’épanouir dans la vie avant qu’il ne soit trop tard (symptomatique qu’elle veuille être appelé « Paula » et non plus « Mme Chase » !). Au regard du film, qu’est-ce que peut être cet épanouissement sinon une régression infantile ? Revoilà encore et toujours cette dialectique serrée qui se joue entre indépendance et dépendance, liberté et emprise. Emprise certainement qu’Amanda a dû subir en premier lieu avec une telle mère, d’autant plus d’ailleurs que le père est absent et qu’elle compare sans arrêt ses amants à lui (peut-être aussi a-t-elle trop lu de livres sur la psychanalyse) avant de la faire subir ensuite à son entourage. Il ne s’agit pas ici d’une simple figure obsessionnelle chez le cinéaste, la « mère encombrante » (voir aussi le formidable et hilarant Oedipus Wrecks par exemple, ou encore le plus dramatique September), mais du chemin ardu que nous parcourons pour y voir clair, pour être indépendant sans renier nos racines ou origines, mais sans non plus les subir névrotiquement.

On est parfois frappé de la justesse avec laquelle tous les personnages sont croqués ; sans mépris, sans complaisance, et montrés avec leurs tares, leurs défauts, leurs faiblesses, leurs névroses mais aussi leur sensibilité, leur finesse, leur « humanité ». C’est toute cette faiblesse consubstantielle à la nature humaine que Woody Allen tend à faire advenir d’une manière emblématique et poétique chez le spectateur, pour que celui-ci en fasse l’expérience grâce au cinéma et qu’ensuite il se la reconnaisse tranquillement comme une part inaliénable de lui-même. Voilà sans doute la raison profonde, symboliquement parlant, du personnage bégayant, veule, hypocrite, touchant et maladroit que Woody Allen a dessiné de film en film.

La rencontre entre Jerry et Dobel est donc essentielle dans ce qui fonde une relation humaine. Dobel va jouer un rôle crucial (celui de mentor, de père) en faisant prendre conscience à Jerry des relations alambiquées qu’il entretient mais qui l’engluent dans des situations inextricables. Seul moyen : avoir le courage et la maturité de rompre, d’être dissonant. Et c’est grâce à Dobel que Jerry va rompre successivement avec son agent puis avec Amanda. Dobel, même, le contraint en usant d’une certaine « violence » (il en faut parfois aussi pour rendre l’autre libre). À manier avec précaution, certes. Il y a une délectation jubilatoire à voir Dobel proposer à Jerry de partir avec lui à Los Angeles. Évidemment, Dobel ne partira pas avec Jerry et il fera venir ce dernier dans un coin reculé de Central Park pour lui expliquer qu’ « il vient de tuer un policier » et ne pourra pas l’accompagner. Vrai ou faux, il est certes bien difficile de le savoir (question que se pose à son tour Jerry), mais peu importe. Dobel doit disparaître ou s’effacer maintenant à son tour, pour que Jerry fasse ses preuves et apprenne à mener sa vie tout seul, à « tout lâcher », rompre les amarres pour être vraiment ce qu’il doit être. L’ironie suprême consiste ici à aiguiller Jerry dans la voie que Woody Allen déteste profondément (aller à Los Angeles et quitter Manhattan !), mais que Jerry doit expérimenter afin, peut-être, d’en revenir définitivement. Subtile finale qui nous renvoie au premier film mature de Woody Allen, Annie Hall (Anything Else n’a donc rien de hasardeux), lorsque Alvy Singer se rend à Los Angeles et va quitter la femme qu’il aime. Ici aussi Jerry se confesse à la caméra. Se dessine là un intelligent dialogue de Woody Allen avec ses propres personnages et les thèmes existentiels qu’il a explorés depuis ses débuts. Judicieux retour en arrière, questions inlassablement remises sur le tapis et interrogation logique sur lui-même en tant que créateur.

Bref, le film nous tend un formidable miroir du monde moderne, d’une grande complexité et d’un désarroi qui ne l’est pas moins. Comment comprendre celui-ci pour y vivre et exister ? Que léguons-nous de satisfaisant ou de juste à notre entourage, question que le cinéaste soulevait déjà à la fin de Manhattan dans la mémorable scène entre Isaac Davis (Woody Allen) et son ami Yale (Michael Murphy) dans une salle d’université et… devant un squelette. Il s’agit là, certes, de paternité, mais aussi d’une transmission des valeurs dans notre relation avec l’autre et, au-delà, dans la société (y compris à travers l’art). C’est cette question primordiale qui est au centre du film, surtout à notre époque traversée par la perte de repères, un monde en plein bouleversement où l’on s’est complu à piétiner toute autorité et toute paternité assimilée uniquement à de la domination. Sur ce point, le film remet les choses à leur place et va à contre courant d’une certaine modernité. Il n’est d’ailleurs pas innocent que le cinéaste nous promène dans New-York, ville qu’il adore (sans oublier d’indiquer allusivement les transformations qui s’y opèrent, par exemple, la « chapelle mémoriale devenue un McDonald ») et surtout d’une manière tout aussi évidente en nous faisant découvrir la beauté des jardins de Central Park. Le jardin, architecture composite entre nature et civilisation, comme un temporaire havre de paix permettant à l’homme de s’y promener, de converser, de réfléchir, de prendre du recul face aux problèmes de la vie qui nous électrocutent sans arrêt.

Le point d’orgue ne se situe pas à la fin du film mais à son commencement, pourrait-on dire. C’est par deux blagues que le film débute. « L’humour et la simplicité plus essentiels et plus profonds que les livres de philosophie et capables de nous faire supporter l’existence dans un univers vide, sans Dieu, sans espoir avec juste la souffrance, la solitude et la mort ». Sans pessimisme, ni optimisme. On a sans doute là l’essence du cinéma de Woody Allen. Son génie, et le tour de force qu’il a déjà réussi dans ses précédents films, est de nous faire rire (et on rit beaucoup) tout en laissant percer autant de lucidité et de complexité à travers une apparente simplicité. Sans trop exagérer, Woody Allen est sans doute l’une des rares personnes qui peut encore jouer un juif paranoïaque sans être accusé d’antisémitisme, et se permettre des allusions sarcastiques et non politiquement correctes comme de présenter l’agent de Jerry (qui est juif) vendant « son jeune poulain comme un marchand de tissu ». Du bienfait de rire de soi et d’accepter l’autodérision.

En définitive, ce qui frappe dans Anything Else, c’est précisément sa sagesse devant la complexité et le mystère du monde. Et tout cela avec une grâce, une élégance dans la mise en scène qui est faite de plans-séquences délicatement photographiés par Darius Khondji. Comment exister dans ce monde sans cesse agité de soubresauts ? Comment aimer, car les sentiments sont éphémères, contradictoires, et pourtant si beaux ? Comment faire confiance à ce bipède peu fiable, si vaniteux mais si fragile qu’est l’homme ? S’il lui reste l’humour et l’ironie, cela est encore possible. Résonne alors en nous la phrase aussi drôle qu’absurde que Dobel dit à Jerry (tirée du titre d’un livre d’un comique) : « Ne faites jamais confiance à un conducteur de bus qui est nu. ».