Hommage à Jean Rouch (1917-2004)

L’invention barbare

Dialogue en marge d’un congrès d’ethnographie (à propos de « Tourou et bitti »)

Ce texte est un dialogue imaginé entre deux ethnologues à partir du visionnement du film de Jean Rouch, Tourou et bitti (1972), et de sa conférence sur « les avatars de la personne du possédé, du magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe », reprise plus tard dans l’essai du même nom 1 .
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- Et comment trouvez-vous ce colloque ?

Rituel ennuyeux comme à l’habitude, j’en excepterais seulement ce court-métrage que Rouch nous a projeté sur le rapport entre transe de possession et musique chez les Songhay en Afrique. C’est l’un des sommets de son expérience de cinéaste, et sans doute un nouveau type de document ethnographique.

- Vous parlez des Tambours d’avant : tourou et bitti ? Je n’ai pu le voir, et n’ai assisté qu’à la conférence qu’il a donné par la suite sur les avatars de la personne du possédé, du magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe. Elle m’a impressionnée, sans que je sois sûre d’en avoir saisi tout l’enjeu. Croyez-vous également que le film révolutionne l’ethnographie ?

Pourquoi non ? L’image cinématographique n’a-t-elle pas bouleversé l’ensemble du domaine écrit, jusqu’à la littérature elle-même ?

- En quoi consiste selon vous cette nouveauté fondamentale du document filmé ?

Elle se base avant tout sur la capacité de l’œil à être immédiatement frappé par ce qui est étranger à notre habitude quotidienne et sur celle du médium à l’enregistrer pour nous en faire faire une expérience quasiment directe.

“Tourou et bitti” (1972)

- Il est vrai que par sa fidélité à la réalité, le film permettra à des générations de chercheurs de travailler sur des modes de vie qui sont en train de disparaître, il créera une mémoire physique de l’humanité…

Même si cette mémoire mécanique est plus fidèle que la notre, un film documentaire n’est pas plus authentique qu’un rapport écrit, il l’est tout aussi peu ou tout autant – comme vous voudrez. Toute l’expérience d’ethnocinéastes tels que Rouch montre précisément que la fidélité – la dite « objectivité » – de la prise de vue est un leurre. Si nouveauté il y a, je la verrais plutôt dans le type de rencontre et de dialogue « audiovisuels » que permet le médium cinématographique. Dans toute situation dans laquelle intervient une caméra, la présence de la machine affecte la relation entre témoin et acteurs: c’est un rapport de « voir » à « être-vu » qui se met en place et conditionne la relation de parole. Chacun de nous a fait l’expérience de ce que l’on ne vous raconte pas la même histoire selon que vous avez un microphone en main ou pas. La caméra décuple cet effet, et c’est la raison pour laquelle elle radicalise l’idée d’observation participante ou de dialogue ethnographique d’une manière dont nous sommes loin d’avoir tiré les conséquences. Sans doute faudrait-il forger un nouveau mot pour entretenir la conscience de cette différence, quelque chose comme « diaopse ».

- Du grec opsis, vision, je suppose. Ainsi vous définiriez le caractère ethnographique de la situation tout autant par la présence de l’appareil que par celle de l’observateur ?

Tout à fait, et je me garderais de spécifier la valeur ethnographique d’un film quel qu’il soit autrement que par le double rapport qui lie d’abord, lors de la prise de vue, un cinéaste à un milieu qui lui est étranger et qui s’institue ensuite, le temps d’une projection, entre la représentation d’une culture donnée et un public qui n’en a aucune idée. Prenez un film comme Farrebique, ce documentaire à la frontière de la fiction tourné immédiatement après guerre dans une famille paysanne du sud de la France: ses membres ne font là que jouer leur rôle quotidien devant la caméra, et une histoire d’héritage sert de vague lien à des scènes prises tout au long d’une année. Passez ce film dans une salle à New York ou à Calcutta, vous obtiendrez du seul fait de ce déplacement une relation « ethnographique » à cette forme de vie.

- J’ai vu ce film en Amérique où il est devenu un classique de l’ethnographie avant d’avoir été reconnu comme tel en France. Ce sont, si je ne me trompe, les universités de Harvard et Cornell qui ont rendu possible le tournage d’une suite à cet essai, 35 ans plus tard, avec les protagonistes survivants du premier film.

Une génération a passé depuis, le mode de vie s’est bouleversé, et la distance dans le temps a produit pour les français eux-mêmes un effet semblable à la distance entre cultures éloignées bien que parentes. Et l’on voit ici que la discipline que l’on nomme « anthropologie visuelle » est tout autre chose qu’un voyeurisme exotique: les phénomènes extrêmes ou simplement nouveaux au sein de notre propre monde sont tout autant source d’étrangeté que les cultures lointaines. Le captage de la fièvre du samedi soir dans un dancing new-yorkais telle que l’a réussi Richard Leacock au milieu des années 50 dans Jazz Dance n’aura pas une valeur ethnographique moindre que la chasse à la girafe tournée à la même époque par John Marshall dans le désert du Kalahari chez les Kung Bushmen. Tout dépendra de ce que l’observateur sera capable de voir, d’enregistrer, et de nous transmettre.

Le film ethnographique est document filmique avant d’être ethnographique. Cela est si vrai que les cinéastes qui dans les années 60 ont inventé la technique qui est celle du documentarisme actuel – qu’il soit ethnographique ou d’actualité -, ceux qui les premiers ont mis une caméra sur l’épaule et résolu le problème de l’enregistrement synchrone en extérieur, ont été des marginaux par rapport à la discipline: Leacock qui après des études de physique avait été cameraman dans l’armée américaine pendant la guerre, faisait du reportage; le documentariste Michel Brault tournait avec Pierre Perrault, poète et écrivain de la renaissance québécoise, venant de la radiophonie; Rouch, lui-même d’abord ingénieur puis cinéaste autodidacte, était le seul de ces fondateurs à avoir en plus une formation d’ethnologue. Quittant les sentiers battus du cinéma, leur œil-machine était braqué sur l’extérieur, fixant de la manière la plus sensible cette étrangeté qui fait le propre d’un réel non maîtrisé. Les conséquences ethnographiques de ce qui devenait un nouveau médium léger, mieux adapté à l’échange humain, ne sont apparues que par la suite.

« Se donner à voir »

- Si le film est d’abord caractérisé par l’activité du preneur d’image, l’ethnographe devra-t-il devenir son propre caméraman comme l’affirme Rouch ?

Rouch à la caméra   en-tete

Cela paraît la condition nécessaire à ce que le document soit la mise en forme de la rencontre d’une personne et d’un milieu qui lui est étranger. Seul avec sa caméra, l’ethnologue peut encore acquérir la place réservée par toute culture à l’étranger, au voyageur de passage, statut différent de ce que serait celui d’une équipe de cinéma de quatre ou cinq personnes. C’est alors la vision directe de son vécu – du rôle qu’il lui est donné de jouer – qu’il enregistre, et il peut engager toute sa responsabilité individuelle d’ethnographe dans l’image présentée de son expérience…

- Ne s’improvise cependant pas cinéaste qui veut !

Comme ne se fait pas auteur qui le décide – tout anthropologue n’a pas composé ses Tristes tropiques, et de même qu’il y a en ethnographie des ouvrages sans le moindre sens de ce qu’est l’écrit, vous n’échapperez pas aux films qui n’en sont pas et vous ennuierons. Etre caméraman est une passion, voire même une fureur du réel; c’est un apprentissage et une expérimentation d’une ou deux décennies; c’est une technique du corps et de mouvement propre à capter le sujet qui vous fascine. Ces hommes là ne sont plus les mêmes dès qu’ils ont la caméra à l’épaule. Avez-vous déjà été témoin de cette curieuse métamorphose ? La face n’est plus entièrement visible, oeil droit et gauche sont dissociés, de même que la vue et l’écoute, les mouvements du corps, dictés par l’appareil, n’obéissent plus aux mêmes lois. Cette chimère au demi masque optique qui pourrait passer pour quelque sectateur d’une religion inconnue est la synthèse d’un homme et d’une machine à enregistrer. Celle-ci double ses sens et inscrit automatiquement l’audiovision de son vécu sur un support physique: double technicisation de l’apperception et de la mémoire, voilà notre surhomme!

- Aussi n’est-il pas étonnant que bien des cultures traditionnelles y aient vu quelque génie nouveau! Mais pourquoi, si la caméra provoque cette « désanthropomorphisation » de la perception, ce plaidoyer de Rouch contre l’arsenal classique du cinéma: le trépied, les changements d’objectifs et les zooms, et dans une certaine mesure même, le montage ?

Précisément: dans la mesure même où la perception de l’ethnocinéaste est en partie dédoublée par la machine, l’activité et le mouvement qui s’y rapportent – et là est tout l’enjeu de sa technique corporelle – se doivent de rester anthropomorphes, veut-il autoriser une reconnaissance réciproque des parties en présence. L’image donnée au spectateur correspondra alors à une motricité et une vision restées humaines, à un mouvement de corps effectif et non à la manipulation optique d’un objectif; elle lui fera revivre en simulant son caractère tactile l’expérience cinétique du face à face d’une rencontre réelle. Toute l’intégration de l’action du caméraman ethnographe – et donc de son public – dans l’événement est ici en jeu. De cet événement il ne sera plus un témoin anonyme, ses propres réactions physiques seront enregistrées et l’appareillage ne sera plus à cacher comme l’ont fait trop de chercheurs honteux de leur technique – nommons cela une exigence du face à face, de la relation à l’autre.

C’est son travail systématique sur les cultes de possession en Afrique qui a mené Rouch sur cette voie. Lors d’une séance de possession réussie, c’est à dire lorsqu’un des génies connus s’est incarné dans l’un des danseurs, celui-ci salue l’assemblée, donne la main aux autres participants et décline sa nouvelle identité – celle du génie. Le caméraman, s’il est présent, est également salué, et il a fallu à Rouch l’expérience de plusieurs films sur ces cérémonies pour inclure cette scène, ce contact physique entre vu et voyant, à l’image. Cette poignée de main, contact qui témoigne du rapport de réciprocité entre le possédé, les acteurs et le public de la cérémonie, devient le point de suture entre le réel et le film.

Il n’y a dans cette technique pas de vue plus opposée à celle, longtemps propagée, d’une caméra fixe automatique et enregistrant continûment pour déjouer la conscience de ceux qui sont observés, véritable dispositif panoptique derrière lequel on trouvera le scientifique classificateur et légiférant qui discourt « sur » mais jamais « avec » l’autre.

- Le sens de cette technique reviendrait ainsi à se donner à voir et à se reconnaître comme partie prenante des événements documentés ? Mais votre ethnographe au panoptique ne répond-il pas exactement à cette idée du sorcier qui, dissimulé dans l’ombre de la nuit, dérobe les reflets ou doubles de ses victimes pour les faire disparaître ? Cette conception Songhay de la sorcellerie est très répandue Afrique et ailleurs. On comprendrait mieux alors la façon dont les chasseurs d’images européens ont été interprétés lors de leurs rencontres avec les cultures traditionnelles. Frazer a collectionné les nombreux rapports historiques sur ces premiers contacts entre l’homme dit primitif et la machine optique. L’un des textes qu’il cite documente les campagnes ethnographiques chez les esquimaux de la région du détroit de Bering à la fin du siècle dernier. Ces Inuits partageaient la croyance en la capacité d’un sorcier à voler l’ombre de personnes, reflet qu’ils nommaient inua. Dans un village au Sud du Yukon, l’ethnographe avait installé sa caméra de façon à photographier les individus pendant qu’ils se déplaçaient dans les maisons. Tandis qu’il préparait la mise au point de sa caméra, le chef du village vint vers lui et insista pour regarder sous le drap noir. Quand il le lui permit enfin, le chef fixa pendant près d’une minute les figures qui se mouvaient sur le miroir du viseur. Il redressa soudain la tête et hurla à ceux qui étaient autour : « Il a capturé vos ombres dans sa boite ». Une panique s’ensuivit à l’intérieur du groupe, et en un clin d’œil, ils s’étaient tous réfugiés dans leurs maisons…

Preuve a contrario de ce que rendre un regard à ceux que l’on observe paraît décisif, et de la nécessité pour l’ethnographe à s’exposer à la visibilité – ce que permet la légèreté de l’appareillage actuel – s’il veut être perçu et interprété différemment…

- Serait-ce à une telle « éthique » de la visibilité que correspondrait l’accent mis par Rouch sur la technique du plan-séquence continu ?

Certainement. Elle constitue le pendant du « se donner à voir » lors de la prise de vue. C’est un « donner entièrement à voir ». Sans doute le plan-séquence, c’est à dire adhérer au réel enregistré sans coupure temporelle, rendre une action dans toute sa continuité, constitue-t-il un des fondements de ce qu’il appelle le « cinéma du réel », son apport essentiel vis à vis du kinopravda de Vertov. Dans le plan-séquence il y unité du vécu et du représenté, le soit disant « code » du médium est réduit au minimum. Le principe esthétique dominant qui est propre au cinéma: le montage – dans lequel les sémiologues ont cru pouvoir fonder l’idée de son caractère « langagier » – n’existe plus. Ne subsiste plus qu’un cadrage optique et un mouvement de corps, l’audiovision d’un événement en temps réel. C’est une simple photographie cinétique qui dément l’illusion d’une possible ubiquité de l’observateur qu’autorise le montage classique – un « point de vue documenté » disait déjà Vigo.

- Ce film que Rouch a projeté, Tourou et bitti, est-il vraiment fait d’un seul plan-séquence ?

C’est ce qui lui donne ce caractère exceptionnel dont je parlais tout à l’heure. Il s’agit d’un unique plan séquence de dix minutes – la durée d’une bobine – au cours duquel une cérémonie de possession qui « échoue » depuis trois jours, dans la mesure ou aucun génie, aucun holey, ne s’est incarné, « fonctionne » tout à coup sur intervention de l’ethnocinéaste ! La présence subite de la caméra semble avoir déclenché pour deux des danseurs la transe longuement attendue, ouvrant alors les négociations rituelles et les sacrifices correspondants…

“Tourou et bitti” (1972)

- Le sait-on autrement que par le commentaire qu’en fait Rouch ?

Il faut certes une grande habitude de la culture Songhay pour reconnaître la transe du premier des danseurs, mais la terrible possession du second d’entre eux – c’est une femme – quelques minutes plus tard ne fait aucun doute, même pour le spectateur néophyte. Peut-être n’est-ce pas le document le plus impressionnant de Rouch, les cérémonies les plus esthétiques, celles où la danse se déploie le plus librement, étant souvent celles dans lesquelles les dieux ne s’incarnent pas. Mais ici le but du rite a été atteint; on a quitté le plan purement esthétique pour celui de l’efficacité religieuse et c’est l’entrée en scène de l’ethnocinéaste qui a été décisive. C’est ce moment de crise même qui est frappant et le fait que nous y assistons en temps continu, sans aucune coupure.

Quant au commentaire parlé de Rouch, l’essentiel porte moins directement sur les images vues – puisqu’il traduit très peu – que sur la situation du tournage elle-même, soit sur le rapport entre activité d’enregistrement et réel. Quand décider de déclencher la pellicule ? Que signifie: « entrer dans un film » ? Et à quel moment « couper » l’enregistrement, à quel moment une partie de la réalité vécue par le cameraman et les acteurs doit-elle en être exclue ? C’est ce montage « dans la caméra » qui, dans Tourou et bitti, n’aura précisément pas lieu. Moment décisif: lorsque les tambours de la cérémonie s’arrêtent de jouer, Rouch interprète sa propre activité du commentaire suivant : « j’aurais dû m’arrêter de filmer mais je me doutais sans doute qu’il allait se passer quelque chose… » ; en effet, c’est le moment même où a lieu la première possession et qui vient confirmer la relation essentielle entre possédé et public.

“Tourou et bitti” (1972)

Questionnement semblable lorsqu’il s’agit de terminer le film : l’auteur affirme qu’il aurait dû continuer à tourner – c’est-à-dire changer la bobine dans sa caméra. Or il décide au contraire d’achever là le tournage pour obtenir ce document d’un seul plan et nous donner à réfléchir sur son expérience. Le « pur » ethnographe en lui aurait voulu qu’il enregistre le rituel au complet, les pourparlers avec les dieux concernant les récoltes, les sacrifices et la fin de la possession, or le « pur » cinéaste, le conteur filmique, prétextant la contrainte technique, a pris chez lui le dessus…

- Revient-il là aussi, comme il le fait si souvent, à la première image de son film ?

En effet, le soleil était en train de se coucher et, venant s’identifier au public des enfants tout autour, il effectue son habituel mouvement de contre-plongée vers le ciel – les tambours, continuant à résonner une fois l’image disparue. Il a fait œuvre de cinéma et l’a dit, introduisant par son commentaire un élément précieux d’autoréflexion. L’histoire qu’il conte ici n’est plus, comme c’était encore le cas dans les années 50, du type « il était une fois des hommes qui faisaient la pluie » – sous titre que l’on pourrait donner à son premier Yenendi qui joue sur la forme esthétique de ce rite Songhay destiné à s’assurer la saison des pluies auprès des dieux. Rouch était alors une sorte de « ciné-griot » racontant une dernière fois ce qui allait bientôt disparaître. Ici le type d’histoire s’est foncièrement déplacé et l’on peut l’entendre comme : « il était un ethnographe à la caméra fasciné par les rituels de possession ». Le film s’est en partie intégré au rite lui-même, et ne constitue pas seulement un impressionnante expérience « d’ethnographie partagée », mais un matériau unique pour toute anthropologie du médium visuel.

La dernière image de “Tourou et bitti”

- Il me faudra donc absolument le voir. Je suis intriguée par ce commentaire qui semble en toute part conçu en opposition à la « voix divine » off de l’ethnographe omniscient. Cette voix du commentateur qui ne se donne pas à s’identifier et parle en place des corps représentés fait d’ailleurs penser à une possession sauvage par quelque génie inconnu. Une voix possède ce corps de l’autre et a capturé sa parole sans jamais la lui rendre: voilà l’essence de toute traduction synchronisée diraient peut-être les Songhay. Un corps parlant d’une autre langue et impuissant à recouvrer la sienne propre…

Cela vaut tout autant pour le film de fiction : pensez au doublage ! L’une des pratiques culturelles les plus douteuses qui soient ! Elle détruit l’éventualité d’une relation ethnographique avec le public et toute expérience cinématographique de l’altérité pourrait bien en dépendre. Comment percevons-nous la culture japonaise quand les personnages d’Ozu parlent anglais à l’écran ?

- Difficile à dire…

Pour revenir à Rouch, vous avez raison : savez-vous qu’il n’écrit jamais son commentaire à l’avance ? Il l’improvise entièrement et s’y donne à entendre à la fois comme sujet et auteur de ses images. En revoyant les épreuves en studio il est comme halluciné par son propre enregistrement, et par ce redoublement de l’expérience de la vision et l’audition, sa voix trouve enfin toute la distance nécessaire à dire « je ». Il nomme Tourou et bitti un « essai d’ethnographie à la première personne » et rien n’est plus juste. J’y vois moins une unité utopique de la réalité et de la représentation qu’une auto-ethnographie filmée de la situation ethnographique.

« Rendre l’image »

- A vous entendre parler de ce film, le dialogue audiovisuel auquel vous vous référez paraît somme toute très européen, c’est une sorte d’instance autoréflexive et je m’attendais ici à une présence plus marquée du côté africain…

Ce n’est là qu’une des faces de ce dialogue, l’autre face ne concerne plus la prise de vue mais le côté de la réception. Rouch s’est donné pour règle de faire des acteurs de l’enregistrement son premier public: non seulement pour tenir compte de leurs réactions et explications, mais pour que, à la table de montage, ils collaborent au choix des séquences, à la mise en forme finale du film, voire en fassent le commentaire. Il cherche par là à conjuguer le vécu subjectif de l’enregistrement d’une rencontre et sa présentation par les acteurs eux-mêmes. C’est la méthode qu’il a adopté avec Germaine Dieterlen pour les fameuses cérémonies du Sigui, ce grandiose et complexe cycle rituel de sept ans qui revient tous les soixante-dix ans chez les Dogon et au cours duquel toute la société est mythiquement recréée.

L’inclusion de cette « réponse », de cet effet de retour dans le document final déplace radicalement le problème d’une herméneutique ethnographique. Il y a là une indistinction patente entre film produit et réel à interpréter. Le document peut ainsi devenir l’oeuvre commune – et partagée – d’une réflexion sur une rencontre que l’ethnographe a choisi de montrer. Produit commun que compose la « diaopse » de cette rencontre et sa mise en forme par l’ensemble des protagonistes. Où est ici l’auteur ? je vous le demande. Dans le médium littéraire on dirait d’un tel document qu’il est polyphonique et plurivoque, et là encore il nous manque un mot équivalent pour le médium audiovisuel.

Réduire l’appareillage à des proportions humaines, intégrer cameraman et preneur de son dans l’action, rendre les corps dans leur ensemble, capter l’événement dans sa continuité, monter et commenter le document avec les acteurs eux-mêmes, cette technique rouchienne est en effet à comprendre comme une éthique de la rencontre avec l’autre. C’est une prise de position et de parole au sein même de la réalité et non plus l’interprétation d’une culture à travers ses documents qui en font un objet déjà mort. Voilà cette invention barbare, voilà les conséquences de ce nouveau médium. Bien saisies, elles ouvrent la voie à une « rencontre médiale » réciproque qui se refuse à effacer ses conditions de possibilités.

- Cette conception du film ethnographique consisterait finalement à prendre une image et à la rendre à ses protagonistes ? Mais l’effet de feed back que vous évoquiez me fait souvenir de cette autre histoire citée par Frazer concernant ce révérend britannique accusé par les Yao d’Afrique centrale d’être responsable de la maladie d’un de leurs chefs pour l’avoir photographié: À leur esprit, l’ombre, le lisoka, est lié à l’image et le retrait de la plaque photographique signifierait la maladie ou la mort de ce corps sans ombre. Un chef Yao très influent refusa de se faire photographier, craignant les conséquences que la chose pourrait avoir pour sa vie. Au final, le Révérend fut en mesure de le persuader, mais à condition que la photo ne soit montré à aucun des sujets et qu’elle soit envoyée à l’étranger le plus rapidement possible. Il craignait qu’une personne lui voulant du mal puisse s’en servir pour lui jeter un sort. Quelques mois plus tard, le chef tomba gravement malade, et aux yeux de ces assistants sa maladie devait être attribuée au fait que quelque accident avait dû survenir à la plaque photographique sur laquelle l’image de leur chef était imprimée – Que nous dit cette anecdote ?

Qu’il n’était pas possible ou qu’il n’est pas venu à l’idée aux chercheurs de l’époque de développer sur place leur photographies et d’en offrir un exemplaire à leur hôte, peut-être cela aurait-il mis fin à bien des vicissitudes…

- A moins que cela ne les eût mis au contraire en danger de mort. Richard Gardner affirme avoir rencontré de tels cas lors du tournage de Dead Birds en 1961 dans la Grande Vallée Dani de Nouvelle Guinée: les Dugun Dani qu’il voulait photographier ne savait pas ce qu’était une caméra. Gardner décida de se protéger en cachant ses photographies et ses revues. Il avait entendu parler de missionnaires et d’anthropologues qui avaient troublé les habitants des tribus en leur montrant des images d’individus qui étaient morts. Un photographe bien intentionné pouvait facilement perdre sa vie en pensant faire un acte de générosité. Gardner voulait avant tout photographier le comportement authentique des Dani. Il leur expliqua que la caméra servait à les voir plus clairement. À l’occasion, il leur demandait de regarder par le viseur de l’Arriflex afin de leur montrer comment il rendait les personnes plus grandes, et plus visibles. Les caméras furent acceptées comme étant ni plus ni moins étranges que les accoutrements des occidentaux, les machines à écrire et les brosses à dents…

Il y a bel et bien eu ici vol d’images, mais quelles images ! Ces batailles rituelles à la sagaie et la flèche ont quelque chose d’un jeu, d’un immense balai – aussi a-t-on nommé sans ironie ces gens : « peacefull warriors » ! Gardner s’est très tôt décidé à adopter pour le film ethnographique l’esthétique du cinéma en tant qu’art. Il raconte son film comme un mythe et tourne avec une technique à peu près symétrique de celle proposée par Rouch : caméra plutôt passive, corps fragmentés, attention portée aux micro-événements, utilisation du zoom, mise en oeuvre systématique et sophistiquée du montage – montage visuel par coupes spatiales, tout autant que sonores pour rendre une idée de synchronie quotidienne. Ses films évoquent en quelque sorte une image remémorée, le rêve d’une rencontre. Son art est un vol réfléchi. Il n’y a plus chez lui de traces définies du contact, de la rencontre avec l’autre mais une relation presque purement « ciné-poétique » à celle-ci.

Gardner mise dans ses films sur l’impact de la fiction, sur une supériorité heuristique de la vision artistique par rapport à la réflexion scientiste. La différence avec Rouch n’en devient que plus évidente; ce dernier ne fait pas œuvre de fiction au sens traditionnel et je verrais en lui plutôt un essayiste, à mi chemin entre l’art et la science des hommes, un médiateur entre les deux. Il cherche à mettre le vécu en forme sans pour autant le faire disparaître de sa narration. Sa relation à la rencontre réelle lors du travail de terrain n’est pas d’ordre métaphorique, elle a essentiellement lieu sur le mode de l’échange: échange de l’image prise d’un contact avec une culture africaine et échange de la technique même de production de cette image. Car la fin logique de son l’expérimentation consiste à dire: « prenez vous aussi une caméra et racontez nous une histoire ». Plusieurs de ces collaborateurs africains se sont essayés en tant que cinéaste: connaissez-vous Kaddu beykat. Lettre Paysanne de Safi Faye, premier film réalisé en Afrique par une femme ? C’est un chef d’œuvre à la Flaherty qui montre avec humour et légèreté toute la précarité du quotidien d’un village sénégalais rongé par l’exode…

- Je ne vois cependant toujours pas – chez Rouch pas plus que chez Gardner – ce déplacement décisif de la question de la vérité ethnographique que vous sembliez annoncer tout à l’heure.

Vous pouvez considérer l’ethnographie comme la tardive – et souvent repentante – médiatrice de toutes les traditions englouties par la modernité, l’ersatz en quelque sorte désenchanté d’une mémoire épique que nous avons perdue ; mais vous pouvez aussi y voir le lieu où, à partir d’une rencontre réciproque et inédite, se crée un nouveau type d’histoires. La première de ces ethnographies retrace mélancoliquement dans le médium film les vieux rites en train de disparaître, la seconde osera faire d’une tradition menacée ou éphémère le lieu même de son imagination pour inventer de nouvelles formes de rencontres, et peut-être de rituels. C’est déjà ce qu’il se passait dans Jaguar dont les protagonistes quittent leur village du Niger pour tenter la fortune en Gold Coast, mais c’est aussi ce que Perrault et Brault ont admirablement réussi dans Pour la suite du monde. Ils mettent en branle tout un village de pécheurs québécois à partir de la narration d’une pèche au marsouin tombée en désuétude. Le rite est proprement réinventé à partir de la mémoire vacillante des anciens du village et magnétophone et caméra ont déclenché un événement dont les cinéastes ne sont plus maîtres. Un grand dialogue s’est ouvert et la vie elle même s’est modifiée: un marsouin sera finalement pris qui finira à… l’Aquarium de New York.

Alors que Gardner nous présente la fiction filmique comme sa vérité, commemémoireesthétique de son expérience ethnographique, c’est chez Rouch – et Perrault – la vérité de l’instant de la rencontre avec un autre inconnuquiprovoque la fable. Toutes deux attitudesretrouvent par des voix contraires cette profonde idée nietzschéenne selon laquelle l’idéal du vrai est la plus profondefiction. L’anthropologievisuelleena-t-elledéjàtirélesconséquencesépistémologiques?Ils’agiraitlàaussi de ne pas éliminer la dimension de fiction,commec’esttoujourslecasdanslasciencetraditionnelle, mais au contraire de la libérer du modèle classique de la vérité. Il me semble que la démarche de Rouch y a contribué de manière décisive: en documentant le devenir de personnages réels lors d’un tournage, n’invente-t-il pas une fable qui n’est plus fictive ? Un nouveau genre de fabulation en quelque sorte, une véritable « cinépoétique » de la relation.

- Vous êtes pensif ?

Je me surprends à concevoir qu’avec l’entrée dans le quotidien de la vidéo numérique, ce nouveau genre pourra peut-être remplacer l’échange de lettres…

Possession et médium cinéma

- Mais la relation privilégiée à des acteurs réinventant leur propre histoire ne réduit-elle pas finalement la perspective ethnographique à une autoreprésentation ?

Je ne le crois pas, cette relation n’est qu’un moment dans une chaîne de réception dont l’autre destinataire est le public le plus large et non la seule communauté des ethnologues. Veut-elle avoir la teneur d’une véritable discipline, l’anthropologie visuelle aurait non seulement à évaluer le film documentant une rencontre entre un ethnographe et le groupe de son choix mais également la réaction de différents publics à un tel document. Vous connaissez certainement les Maîtres fous, ce surprenant film sur le culte des hauka chez les Songhay et Zerma du Niger émigrés en Gold Coast dans les années 50. Offrant les images les plus saisissantes de possessions d’une violence singulière il a soulevé une immense controverse.

“Les maîtres fous” (1954-55)

- Cette violence m’a tellement frappée que je n’ai de fait qu’un souvenir estompé de ce film.

Ces nouvelles divinités, les hauka – c’est-à-dire « les fous » – empruntent leurs traits à la civilisation moderne. Nés en opposition à l’administration coloniale, aux marabouts musulmans et à leur propre tradition des holey, ils donnent à voir sous forme de personnages possédés les grandes forces de la colonisation : l’appareil de gouvernement, la hiérarchie militaire, la technique et la médecine moderne. Le rituel improvisé des Maîtres fous nous introduit à des hauka aux saluts mécaniques, à un conducteur de locomotive faisant des aller-retour incessants, à un Capitaine se déplaçant au pas de parade de l’armée britannique, à la femme du médecin ou de l’officier affublée du casque colonial, ou encore à un Gouverneur qui semble ne parler français que par insultes… Lors de cette cérémonie ils inspectent ce qu’ils nomment la « statue du gouverneur », tiennent des « tables rondes » pour décider s’il faut manger le chien qu’ils viennent de sacrifier cru ou cuit. Ce que nous percevons comme un théâtre de la folie n’est autre que leur interprétation, performée inconsciemment, de la civilisation européenne.

En Gold Coast – où le culte même des hauka était tabou – le film fut immédiatement interdit comme insulte à la reine par le pouvoir colonial britannique. Bien des représentants africains ont également rejeté ce document comme voyeuriste et renforçant, par manque de contextualisation, les préjugés racistes des européens. Le département d’ethnographie de la Sorbonne – et le maître de Rouch lui-même, Griaule – a épousé ces arguments et dénié le film comme indigne d’un ethnographe, se refusant à le projeter.

Est-ce un paradoxe ? C’est le grand public qui a mis fin à ce débat: le film légèrement remanié eut le prix du court métrage à Venise en 1957, deux ans après son tournage. Il est passé en salle et a reçu une critique positive. Loin de s’offusquer de mœurs barbares, on y a vu – André Bazin entre autres – le reflet difforme et grotesque des pouvoirs de la civilisation européenne et une réponse africaine au colonialisme. Ce miroir déformant a joué dans le sens d’une relation ethnographique, l’Europe s’est vue et reconnue dans cet impitoyable regard de l’autre. Parce qu’il a eu le courage de maintenir toute l’ambivalence d’images inouïes pour le public le plus large, ce film, interdit à Accra où il avait été tourné et à la Sorbonne pour laquelle il avait été fait, est aujourd’hui un « classique » de l’anthropologie visuelle. Il est maintenant généralement accepté en Afrique et y a trouvé ses propres prolongements ethnographiques…

- Je me rappelle avoir vu plus d’un spectateur détourner son regard lors de la projection des Maîtres fous. L’un d’eux dut même vomir. Quel agrément, dites-moi, y a-t-il à regarder des hommes dans un état second, à la démarche mécanique, tremblants, hurlants, écumants et se battant pour boire le sang frais d’un chien sacrifié! Quel peut être cet attrait pour la possession ?

Elle est, avec le sacrifice, au centre des rites traditionnels tout autant que des syncrétismes religieux issus des grands chocs culturels. Et rien ne semble plus fort ni plus répandu que le pouvoir de fascination d’un état de crise que l’on a comparé à ce que la médecine occidentale nomme, selon les cas, épilepsie, crise d’hystérie ou même psychose. Des artistes comme Maria Deren dont le cinéma se situait d’abord à l’opposé du documentarisme y ont succombé. Connaissez-vous son histoire ?

- Pas en détail. Mis à part Michael Oppitz, qui lui a dédié son impressionnant film sur le chamanisme, Deren n’est pas bien considérée chez les ethnologues.

Débarquant à Haïti en 1947, elle avait l’intention de faire un film d’art confrontant par montage la danse haïtienne en tant que forme pure à des éléments extérieurs à cette culture. Face à la réalité vécue des rites de possession vaudou elle a abandonné son projet et décidé d’écrire d’abord un livre sur la mythologie de ce syncrétisme religieux. C’est ce livre qui a été critiqué par les ethnologues. Elle n’a jamais pu monter ni sonoriser le documentaire qu’elle avait finalement en vue. Confrontée à la possession, l’artiste en elle a échoué et s’est fait « humble » documentariste – c’est son mot. Le footage du film que l’on a maladroitement essayé de sauver sous le titre Divine Horsemen – en le sonorisant a posteriori et le chargeant de commentaires extraits de son livre – constitue l’un des enregistrements les plus impressionnants de ce phénomène. On y voit, pour la première fois en gros plan et au ralenti, des corps dansants et titubants qui s’abandonnent à la transe. Le côté théâtral de ces rituels dans lesquels les divinités du panthéon vaudou, les loa, s’incarnent dans les danseurs en forme le centre. Toutes les informations ethnographiques apparaissent secondaires par rapport à ce que ce document met en évidence, sur un plan purement visuel : l’affinité troublante entre la démarche spasmodique, chancelante, la perte apparente de contrôle du système moteur qui caractérise la prise de possession et les mouvements incontrôlés, signes sûrs de l’agonie de l’animal – poulet, bouc ou taureau – sacrifié au loa incarné. Sans rien savoir du vaudou ni de la possession, le spectateur occidental perçoit dans les convulsions de ces corps humains « montés » par des dieux une communication avec la mort, en même temps que son bannissement par l’esthétique de la danse.

- Cette séduction par le phénomène serait donc essentiellement d’ordre mystique ?

Pas seulement, il y a en elle autre chose que le côté inquiétant des divinités de ces cultes: la fascination pour le spectacle lui-même dont la possession est inséparable. Peut-être le spectacle en soi constitue-t-il son côté plus spécifiquement moderne. C’est là l’un des thèmes principaux de l’œuvre de Leacock. Lui qui avait montré dans Jazz Dance une éphémère ivresse du mouvement, a retracé dans Toby and the Tall Corn la dernière tournée d’un théâtre ambulant américain. Il y a capté tout le mystère de la représentation: le public, et non les acteurs, a la part essentielle dans ce film qui est un document sur l’effet d’hypnose propre à la scène, sur l’envoûtement par la fiction du spectacle. Théâtre dans le théâtre, son pouvoir naît du curieux effet de miroir par lequel les spectateurs se voient en train de regarder. A la fin des années 60 également, Monterey Pop, filmé en commun avec Pennebaker, documentait les moments d’exaltation collective de ce concert célèbre: on y est témoin de la transe sur scène d’une Janis Joplin dont les contorsions corporelles et les soubresauts incontrôlés rappellent fort la crise annonçant une possession, puis de l’extase d’un public pris dans les rythmes obsédants de la musique de Ravi Shankar… Quels sont les dieux ainsi honorés ?

- Je ne saurais dire. Mais si dans ces films nous pouvons nous voir fascinés par le spectacle, et en prendre conscience, les possédés par les hauka, dit Rouch, ne le peuvent eux-mêmes sans danger.

La possession semble en effet ne pas autoriser cet effet de miroir qu’est le film, et Rouch ne s’est fixé en tant qu’ethnocinéaste que deux interdits qui, vraisemblablement, sont liés: ne pas documenter de mort d’homme et ne pas montrer aux acteurs des rituels de possession leur propre image de possédé.

- Le premier de ces interdits est déjà dans le théâtre grec: dans la tragédie le meurtre a lieu derrière la porte, dérobé à la vue; on ne montre que les cadavres et le meurtrier est couvert pour éviter la contagion de sa fureur. Mais que signifie le second, restriction bien étrange au principe de « feed-back » ethnographique ?

Il semble que l’on touche là à une frontière anthropologique. Rouch en a fait une fois l’expérience pénible: les sujets se voyant eux-mêmes comme possédés sur l’écran subirent un choc terrible et tombèrent sur le champ dans un état second profond duquel personne ne savait plus les faire sortir. On n’a aucune idée de ce qu’il se serait passé si les hauka avaient utilisé le film de Rouch dans leurs rituels comme cela était leur demande.

- Il y aurait donc impossibilité d’autoréflexion de cet état ? Que faut-il en conclure ?

Que la possession exclut l’identification de l’altérité par la personne même qui l’incarne puisqu’elle est bien supposée sans conscience de ces actes – ce que précisément l’image cinématographique, en particulier sonore, vient bouleverser. Que cette identification ne peut avoir lieu que par le biais du spectacle, c’est à dire du regard d’un autre, d’un public. Finalement que le cinéma lui-même, en tant que médium, aurait une affinité avec le phénomène de possession.

- Ne retrouverions-nous pas là le rapport fondamental – connu depuis le drame grec jusqu’au culte des zar éthiopiens – entre transe de possession et spectacle théâtral ou musical ?

Sans doute, et le fait que l’on semble pouvoir provoquer une possession avec une caméra viendrait le confirmer…

- De même que le fait que nos techniques de reproduction audiovisuelles soient traditionnellement interprétées dans le cadre des représentations religieuses du double. Que ne pouvons nous nous appuyer sur cette théorie Songhay du cinéma que nous promet Rouch !

Je doute quelque peu que l’on puisse expliciter une telle « théorie », mais me plais à imaginer un autre type de contribution africaine à cette question.

- A quoi pensez-vous ?

A un effet de ciné-réel, à la naissance d’un nouvel esprit hauka : l’Ethnocinéaste, et je serais curieux de connaître ses attributs…

“The Divine Horsemen” (Maya Deren, 1947-54)

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Filmographie (par ordre de citation) :

Jean Rouch, Les tambours d’avant : tourou et bitti, 1972, France

Georges Rouquier, Farrebique, 1946, Biquefarre, 1983, France

Richard Leacock, Roger Tilton, Jazz Dance, 1954, USA
John Marshall, The Hunters, 1956, USA

Jean Rouch, Yenendi. Les hommes qui font la pluie, 1951, France

Germaine Dieterlen, Jean Rouch, Fêtes soixantenaires du Sigui, 1966-73, France

Robert Gardner, Dead Birds, 1963, USA

Safi Faye, Kadu beykat, Lettre Paysanne, 1975, Sénégal

Jean Rouch, Jaguar, 1954-67, Moi, un noir, 1957, France

Pierre Perrault, Michel Brault, Pour la suite du monde, 1963, Canada

Jean Rouch, Les Maîtres fous, 1954-55, France

Maya Deren, The Divine Horsemen, Footage, 1947-51, USA

Michael Oppitz, Schamanen in blinden Land, 1980, RFA/USA

Richard Leacock, Toby and the Tall Corn, 1954, USA

R. Leacock, D. A. Pennebaker, Monterey Pop, 1967, USA

Notes

  1. Jean Rouch, « Essai sur les avatars de la personne du possédé, du magicien, du sorcier, du cinéaste et de l’ethnographe », dans La notion de personne en Afrique noire, Colloque international du Centre national de la recherche scientifique (Paris, 11-17 octobre 1971), Paris, Éditions du CNRS, 1973, p. 529-543.