Hommage à Light Cone

L’INFINIE COLLECTION

En hommage à Light Cone

Ce texte a été rédigé dans le cadre du programme présenté au Centre Georges-Pompidou du 16 au 18 novembre 2012 en hommage au distributeur de cinéma expérimental Light Cone. Nous le publions ici pour faire écho aux deux séances que Hors champ a présenté durant le Festival du nouveau cinéma, en octobre 2012.

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« Il n’y a pas de limite aux rêves, fantasmes, désirs, visions de l’homme. Cela n’a rien à voir avec les innovations techniques : cela a à voir avec l’infinitude de l’esprit humain, qu’on ne peut jamais confiner à des écrans, des photogrammes ou des images imposées. Il bondit hors des limites de tout rêve qu’on lui impose et cherche ses propres mystères et ses propres rêves. »

Jonas Mekas, Cinéjournal.

Si le cinéma dit expérimental a pu acquérir une existence propre, notamment grâce à l’inlassable prosélytisme d’un Jonas Mekas, ce fut le résultat d’une intuition qui nous semble aujourd’hui évidente, mais qui relevait alors d’une conception étendue et originale de ce quoi être une pratique artistique : en même temps que faire des films, faire la théorie échevelée et l’histoire concrète de son art ; constituer à la fois un collectif actif de cinéastes, critiques et programmateurs, et un catalogue précis rassemblant en un même ensemble vivant les œuvres du passé dont on puisse se revendiquer et ses propres créations, soit une cinémathèque qui serait elle-même une création continue, où les films s’engendreraient et se répondraient les uns les autres, où les formes dévoileraient par rebonds et échos leurs propres mystères. Une aventure de l’esprit bien plus qu’un conservatoire de curiosités. Créé dans un contexte a priori moins favorable, Light Cone en reprit le principe : la création et le défrichage de nouveaux territoires y résonneront d’emblée avec l’exhumation toujours renouvelée du passé et la constitution d’une collection en droit infinie en son cœur. Pour évoquer cette aventure, il faudrait rendre justice à chaque film de ce catalogue, décrire, analyser, comparer, déplier. On peut aussi, au moins, émettre quelques notes et hypothèses sur l’histoire de cette histoire toujours en cours.

Dans ses Considérations intempestives, Nietzsche vitupérait contre deux maux de l’historiographie de son temps, l’histoire monumentale et l’histoire antiquaire, appelant comme remède, après l’histoire critique, la force plastique et esthétique d’une conception « supra-historique », celle-là même qu’il voyait active dans les manifestations les plus authentiques de l’art : ne plus succomber aux sirènes hégéliennes des grandes périodes et des sommets d’une marche téléologique des choses, ni aux manies de l’antiquaire qui étiquette dans sa collection rangée les événements et les documents d’un passé ainsi figé et domestiqué. Pile un siècle plus tard, le cinéaste, poète et théoricien Hollis Frampton rêva, dans son fameux article Pour une métahistoire du film : notes et hypothèses à partir d’un lieu commun, au film de tous les films, constitué de prélèvements déterminants sur la « bobine infinie » formant matériellement l’histoire du cinéma – tout ce qui avait pu être enregistré sur pellicule depuis que les images s’étaient mises en mouvement –, en sorte de faire vivre ensemble en une même constellation les fragments les plus sublimes de l’invention cinématographique, de dépasser périodes et genres recensés par l’historiographie canonique du cinéma, de révéler par le cinéma lui-même ses transcendantaux techniques et imaginaires, spéculaires et spéculatives : une force plastique qui repense et redéfinit les images et leur histoire de l’art, une exploration poétique des propriétés étendues du temps, un bouleversement pyrotechnique dans l’ordre du visible, enfin une herméneutique figurative qui trouvait son principe d’intelligibilité non plus nécessairement dans la représentation des apparences et le reflet transparent du réel mais dans l’intensification propre des éléments du médium cinéma, qu’ils soient techniques (la machine cinématographique : caméra, projecteur, pellicule), institutionnels (la salle comme rituel social, ex cathedra) ou esthétiques (le montage comme utopique langage sensible universel). Cette métahistoire filmique aurait trouvé son matériau et son essence, l’un et l’autre confondus, là où le cinéma aurait répondu à son hypothèse herméneutique, dans ses foisonnantes marges expérimentales où se déplièrent toutes les potentialités, autonomisées ou démultipliées, de ses composants élémentaires – au point même où leurs effets semblent se brouiller ou s’inverser, à l’image des états quantiques limites de la matière, simultanément corpusculaire et ondulatoire : l’image comme projection, le photogramme isolé comme mouvement potentiel, la pellicule comme caméra, la salle comme film, selon des gestes performatifs réarrangeant et réinventant en permanence l’agencement du dispositif et ses effets psychiques. De Marey à Sharits, de Fishinger à Kubelka, de Maya Deren à Stan Brakhage, de Marcel Duchamp à Maurice Lemaître, de Moholy-Nagy à Ken Jacobs, et tant d’autres. Mais si ces œuvres ressortent a priori d’une tradition identifiable dont on pourrait nommer les stades successifs ou les sous-catégories répertoriées – expérimentations précinématographiques, premières avant-gardes surréalisantes, lettrisme, underground, cinéma lyrique, mythopoétique, abstrait ou conceptuel… : notons que, aussi génial et indépassable soit-il dans ses analyses exégétiques, Le Cinéma visionnaire de Paul Adam Sitney a eu tendance à ordonner cette tradition hétérogène en une histoire monumentale –, le métafilm spéculatif de Frampton aurait mis au jour des correspondances formelles déprises des frises chronologiques vasariennes et de leur personnification onomastique, son utopie épistémologique visant autant à dé-définir l’histoire du cinéma, y compris expérimental, qu’à étoiler tous les possibles du médium et à interpréter par montage l’histoire secrète et interne de ses formes stupéfiantes et instables. La métahistoire imaginée par Frampton obéit à une dynamique symptomale semblable à la supra- ou non-histoire prophétisée par Nietzsche : un corps sensible qui ressuscite tous les possibles, fait remonter du passé, condensé en un point extrême où règnent l’anachronisme et la simultanéité des temps, sa force vitale.

En quoi ces considérations pourraient bien informer du remarquable travail mené depuis 30 ans en France par Light Cone, de collection (environ 3500 films et vidéos à ce jour) et de programmation, de documentation et de diffusion du cinéma expérimental ? Pour le moins, en ce que sa nécessité la plus vitale et présente ne saurait relever en dernière instance ni de la constitution d’un froid monument à la gloire éternelle des sommets de l’art cinématographique ni de l’accumulation antiquaire de curieuses bobines rangées dans des étagères, vanités des hommes sauvées pour le seul plaisir de la conservation. Avec ironie, Frampton n’assimilait-il pas justement la muséification fantasmatique du monde à la tâche sans fin de l’archiviste de films ? « Si nous nous sommes effectivement condamnés à la tâche comiquement convergente de démanteler l’univers pour fabriquer, à partir de sa matière, un objet appelé l’Univers, il paraît raisonnable de supposer qu’un tel objet ressemblera aux voûtes des archives sans fin du film, construites pour héberger dans le froid d’un éternel entrepôt le film infini. »

Pour s’ouvrir aux splendeurs de cette collection – faut-il quand même redire qu’il n’en existe guère d’autres de plus belles, pertinentes et essentielles ? – proposons ce mode d’emploi heuristique, ce jeu imaginaire : oublions un instant les dates des films, les noms de cinéastes et les intentions poétiques affichées, les consécutions logiques des formes, les pratiques déterminées par le contexte historique et social, le goût cinéphilique et les évolutions technologiques. Nous ne savons plus rien, nous n’avons peut-être encore jamais rien su, nous débarquons d’une autre planète et découvrons ces bobines sans titres. Poursuivons l’expérience mentale, et imaginons ne garder de chaque film que quelques fragments de beauté, puis monter ensemble ces fragments sans ordre chronologique (comme s’ils étaient strictement contemporains les uns des autres), selon leur seule puissance plastique et leurs échos de motifs, de lumières et couleurs : un violent et hypnotique flicker noir et blanc là, un photogramme composite fait de couches d’émulsion desquamées ici, ailleurs un ralenti sur un cheval tournoyant associé à un vitrail de visages défigurés, ou la scansion d’onomatopées sonores évoquant de lointains rituels initiatiques sur des sortes de phosphènes qui auraient envahi une caméra-vortex, et encore des arrêts sur image sur des gestes dansants percutant de fulgurants mouvements lumineux… Que voyons-nous alors sur l’écran ainsi animé de spasmes discontinus ? Des impressions multiples et colorées et des étincelles visuelles, une théorie frénétique de mondes où les matières et les formes deviennent mouvements purs et où les mouvements cavalcadent à la vitesse pure de la pensée. Surtout, on aura pu contempler un avatar possible du métafilm rêvé par Frampton, cette totalité impossible où se révélerait, expérience ultime, l’esprit utopique même du cinéma, cette hallucination comblant nos sens (on croirait presque qu’elle en élargi le spectre), habitant nos corps et substituant à notre expérience ordinaire du monde de nouvelles découpes des phénomènes spatiaux et temporels, bondissant hors de toutes limites.

Certes, viendront toujours les histoires, les datations et les filiations, les conceptions poétiques et les liens problématiques entre ces images protéiformes et l’art moderne puis contemporain en général, s’imposera toujours le nécessaire travail de recherche historique, de récollection des données, d’historicité des formes et d’analyse esthétique des œuvres – tout ce qu’entreprend et permet d’entreprendre l’existence de Light Cone, tout ce qui en fait un outil précieux pour la (re)connaissance d’un art singulier. Mais, et il ne s’agit pas seulement de jouer sur la racine des mots, tout est dans cette perpétuelle « renaissance ». De même qu’une métahistoire vivante du cinéma ne pourrait se faire qu’au moyen du cinéma lui-même, Light Cone fut fondé, et reste animé, par des cinéastes, le premier cercle étant notamment constitué par yann beauvais, Miles McKane, Rose Lowder ou encore Vivian Ostrovsky, qui s’illustrèrent notamment dans le champ du « cinéma élargi » et/ou métrique. Ce n’est pas un hasard qu’ils aient d’emblée pensé la collection, sur le modèle newyorkais de l’Anthology bâtie notamment par Mekas, comme un ensemble toujours en devenir, où dialogueraient à égalité inventions passées et présentes, grâce à un travail constant de programmation et une rigueur sans faille dans les choix, Lightcone dérogeant à la règle mekasienne en procédant à une sélection. À une époque de désillusion et de division, celle des ces années 1980 marquées dans le champ culturel par la fin des utopies des années 1960 et 1970, on avait pu y voir à tort un signe de sectarisme et de conservatisme, de repli sur le quant à soi du cinéma expérimental. Outre que les ouvertures aux formes contemporaines d’hybridation, cohabitant avec un persistant travail sur les derniers feux du support photochimique, démentent ce jugement fallacieux (souvent porté par la cinéphilie classique, depuis toujours mal à l’aise avec l’existence de cet autre du cinéma qui porterait atteinte à ses croyances en élargissant les possibles, particulièrement en France) et font la preuve que l’expérimental a toujours su se renouveler (entre tant d’autres, citons pour la dernière génération les dystopies contemplatives de Nicolas Rey, les found footage punk d’Yves-Marie Mahé, les collages polémiques de Martha Colburn, les trucages et anamorphoses vidéo de Flatform…), c’est bien dans une perspective supra-historique qu’il faut comprendre, rétrospectivement, cette radicalité : il s’agissait depuis le début de mettre au jour le radical du cinéma, ce qui ne peut jamais être confiné, aussi bien sur des écrans que des étagères – cette part intégrale et incommensurable du cinéma dont tous les éléments, proches comme lointains, nous assaillent magnifiquement de leur présence et de leur aura vibratiles, et trouvent naturellement leur place dans l’utopique métahistoire du film. Enfin dire que ces six séances pour les 30 ans de Light Cone sont autant d’invitations au voyage absolu, et que la collection, à travers cette partie qui vaut pour le tout, s’y révèle à l’image de l’esprit humain : vibrante et infinie.

Energie (Thorston Fleisch, 2007)