L’éveil médiatique
Ce petit texte ne parle pas d’actualité – et ce sans prétendre à quelque originalité, car il est plein d’une naïveté infantile – mais il parle de l’avenir – qu’il faudrait bien un jour commencer.
Pourquoi n’avons-nous pas d’avenir ? Parce que nous n’en voulons pas. L’humanité occidentale est tombée dans le plus profond conservatisme et elle y entraîne doucement la planète. Nous sommes conservateurs, car nous voulons maintenir à tout prix le règne de l’insignifiance et car nous voulons le règne de l’insignifiance uniquement parce que nous y baignons déjà. Y baignant, tout ce qui se présente contre lui nous paraît inquiétant et dangereux, car immaîtrisable, parce que nous n’avons aucun œil, aucun sens, pour saisir ce qui serait sensé.
J’entends par « sens » tout simplement ce qui est important. Est significatif ce qui est important, est insignifiant ce qui est nul, léger, sans importance. Or, rien n’a d’importance pour nous.
Il est certes aisé de dénoncer la fausseté de tout cela en faisant valoir qu’en réalité, et très manifestement, les gens ont bien des « valeurs » auxquelles ils tiennent, comme les américains, par exemple, qui disent que le terrorisme attaque leurs valeurs qu’ils sont, pour leur part, prêts à défendre férocement. Néanmoins, les types de « valeurs » dont il est alors question se présentent de deux manières. Il s’agit dans un premier cas d’un parti pris irréfléchi pour un libéralisme facile qui exprime justement la volonté que l’on nous laisse très légèrement se foutre de tout et vivre notre vie comme on s’adonne à un hobbie ou à quelque divertissement. La « liberté » que l’occident porte comme égide n’a pas d’autre signification que cela. Nous savons d’ailleurs que nous sommes la civilisation du divertissement. Or, se divertir, c’est faire diversion à la vie, c’est toujours vouloir s’éloigner d’elle, c’est lui refuser toute teneur, et précisément ne pas la vivre. La liberté est alors celle de pouvoir n’accorder d’importance à rien sauf à sa propre fuite.
Le deuxième cas sous la figure duquel on pourrait revendiquer des « valeurs » en est un où elles n’existent que comme porte-à-faux compensatoires de l’absence de sens dans laquelle nous baignons, c’est-à-dire que l’on se donne des « valeurs » pour ainsi dire « charitables» en combattant sans même vraiment savoir pourquoi l’injustice politique ou sociale et l’on envoie des médecins sans frontières généreusement secourir le monde pour se décharger de cette absence de sens, mais ce n’est que superficiel, puisque au fond nous sommes incapables même de nous demander pourquoi l’injustice serait le problème principal de l’humanité. Nous mimons ainsi des atavismes chrétiens pour réparer hystériquement des malaises sur lesquels nous nous refusons de nous interroger en profondeur. La preuve de cette autre fuite est que toutes nos bonnes actions ne nous empêchent pas de ne jamais corriger fondamentalement les injustices qui semblent nous faire tant de peine et de poursuivre ainsi, souvent dans les contradictions les plus flagrantes, notre existence insensée.
Toutefois, dira-t-on, ce type de discours est fort connu, c’est celui qui se lamente de l’effritement des grandes religions. Est-ce à dire qu’il faille, pour conférer sens à nos gestes, se retourner vers les religions et faire comme les fondamentalistes de toutes sortes qui critiquent justement la vanité du « mode de vie » occidental ? Absolument pas. Et surtout pas, car c’est justement l’erreur capitale qui consiste à croire que c’est la mort des grandes religions qui est responsable de toutes les crises contemporaines. Les religions charriaient avec elles quelque chose, certes, qui permettait d’accorder de l’importance à chaque geste quotidien et qui conférait à l’existence entière un poids et une portée, mais il est faux de penser que seul un fondement religieux peut remplir ce rôle et il est aussi faux de penser que ce soit ce fondement lui-même et à lui seul qui a rempli ce rôle par le passé. Le problème de notre civilisation, c’est qu’à cause du libéralisme, qui est par ailleurs en maints aspects absolument incontournable, l’on a morcelé le corps social. En prônant, par exemple, la liberté des consciences et en laïcisant toute vie publique, l’on a essentiellement maintenu les religions, mais en en faisant une affaire individuelle. De la même manière, toutes choses auxquelles les gens accordent de l’importance, que ce soit la beauté, l’art, et même la recherche scientifique, sont devenues des affaires qui relèvent des individus et dont on n’a pas à s’occuper publiquement. Publiquement, l’on ne s’occupe que d’économie. En quoi cela est-il problématique ? En cela précisément que n’est réel que ce qui a lieu devant tous, à savoir publiquement. L’homme, disait Aristote, est un animal politique et un animal qui parle : le langage et le politique expriment l’être ensemble, et s’ils caractérisent l’être des hommes, c’est que ceux-ci ne « sont » et n’instituent de vérité qu’ « ensemble ». L’homme est toujours essentiellement tourné vers autrui de telle sorte que tout ce qui n’a lieu que dans la sphère privée est par le fait même dépourvu de poids et de signification. La meilleure preuve en est le règne de la télévision. Pour vraiment exister, plusieurs ont l’impression qu’il faille passer à la télévision. C’est sans doute caricatural, mais c’est infiniment révélateur. Le libéralisme, donc, malgré tous les bienfaits qu’il nous a apporté, nous a fait perdre de vue ce que la télévision nous démontre : n’est réel que ce qui a lieu en commun.
Y a-t-il cependant remède à cela ? Comment les humains peuvent-ils s’ouvrir un avenir et réussir à donner à chacun de leurs gestes un poids capital ? En oeuvrant pour un monde, c’est-à-dire dans une sphère publique qui leur présente un rayonnement suffisamment puissant pour que par sa grandeur cette sphère publique devienne sensible et évidente à celui qui œuvre pour elle. Grandeur et rayonnement sont réalisés par l’art et le savoir qui nous permettent de prendre place dans l’univers et de nous situer au cœur de ce qui nous entoure. Il faut donc trouver un moyen de rendre l’art et le savoir publics, de faire de nos états de réelles démocraties en offrant à la population une image d’elle-même par le savoir et l’art qui sont faits en son nom pour lui dégager un accès au monde qu’elle occupe, souvent aveuglément. C’est par son art et par le savoir qu’elle a développé que l’on juge la grandeur d’une civilisation. C’est en rendant cet art et ce savoir publics que l’on est susceptible de tisser un lien suffisamment serré entre chaque individu pour qu’ils puissent se reconnaître l’un l’autre et voir qu’ils oeuvrent en commun pour ce monde qui rayonne par le savoir et l’art qu’on leur montre. C’est également en soumettant cet art et ce savoir à la démocratie (au sens du règne de cette population dans son unité) que l’on est susceptible d’éviter les dérives particulières de l’art et de la science dont les représentants peuvent en venir à poursuivre un travail dont les seuls impératifs sont personnels ou bien dictés par les intérêts d’un groupe. Par ailleurs, ce projet de rendre l’art et la science vivants publiquement rendrait possible par là même d’élever la population en l’éduquant énormément plus qu’elle ne l’est actuellement et en lui permettant ainsi de saisir certaines réalisations scientifiques et artistiques qu’elle n’a pas les moyens de comprendre actuellement et pour lesquelles elle paye pourtant comme contribuable.
Mais comment réaliser ce projet ? Un premier pas pourrait consister dans la création d’un organisme indépendant qui serait chargé de la mise en œuvre publique de l’art et de la science. Cet organisme pourrait, en plus de donner lieu à des événements publics, utiliser ce média particulier dont on a parlé plus haut, la télévision, en s’octroyant des espaces de diffusion sur plusieurs chaînes importantes aux heures de grandes écoutes (en payant bien sûr leurs pertes aux propriétaires des chaînes) de manière à présenter le travail des scientifiques et des artistes, non comme de simples curiosités documentaires, mais de telle sorte que l’on soit apte à réellement éduquer et intéresser la population en le faisant de manière très sérieuse et soutenue. Les scientifiques et les artistes que l’on subventionne auraient ainsi un devoir de rayonnement public. Ce serait une radicalisation du principe qui commande le discours télévisé à la nation du président américain : une façon pour tous les citoyens de se rassembler, mais non dans l’opacité de slogans faciles et manipulateurs, mais dans la clarté d’un travail commun pour faire de la démocratie le véritable règne des lumières.
Ce n’est certes pas simplement en créant un petit organisme que tous nos problèmes de cet ordre seront résolus et si ce texte est naïf, il ne l’est pas sur ce point. Mais simplement commencer à créer une exigence en faisant un effort pour tourner les gens vers la science et l’art et l’art et la science vers les gens est susceptible, si cela est fait avec suffisamment de conviction et d’intransigeance, de donner lieu à une véritable révolution. Toutefois, pour que cela se réalise de quelque manière, il faut bien sûr que les gens acceptent de s’intéresser à l’art et à la science et qu’ils acceptent de se tourner les uns vers les autres. Il faut donc briser ce conservatisme qui s’entête dans la petitesse de la fuite insensée parce que la grandeur lui semble impossible. Mais pour ce faire, il ne faudrait peut-être que lui montrer qu’au contraire, elle est possible, et que le poids et l’importance de nos jours ne seront jamais découverts dans quelque foi privée, mais par l’unité, le savoir et la beauté devenus sensibles, seuls moyens d’approcher l’univers, et de s’y faire une place.