Ciné-chronique (2)

LES VACANCES D’UN CINÉPHILE

Plusieurs options s’offrent au cinéphile lorsque vient le moment de prendre des vacances. Les vacances « conformes » à son habitude l’amèneraient naturellement dans une ville où abondent – même au mois d’août – les séances de films, les rétrospectives : Paris, New York. Plus chic et sélect, il se « fait » un festival, Cannes pour les mondains en mai, Cinema ritrovato à Bologne en juillet, Giornate del Cinema muto à Pordenone en octobre, pour se perdre dans la foule grisonnante des archivistes, historiens, professeurs de cinéma, qui se donnent du coude pour assister à la présentation d’une copie restaurée d’on ne sait quel Emile Cohl, Stanley Donen, Michael Curtiz, Allan Dwan, muet bulgare ou technicolor italien.

Mais si le cinéphile décide de prendre le large, prendre l’air, traîner en bord de mer sans télé ni chaines câblées, pour prendre des « vraies vacances de sa cinéphilie », en se privant du flux régulier des images, des va-et-vient entre l’horaire, la salle, les séances, que fait-il, ou pour être plus précis, qu’amène-t-il dans ses bagages ? Il sait d’ordinaire suffisamment bien se tenir pour ne pas avoir l’immonde idée de traîner avec lui la pile de films qu’il se doit encore de voir (mais il a tout de même traîné son ordinateur). Non, il opère une sélection délicate, parcimonieuse — nous sommes en vacances, après tout —, de films ajustés… En refermant la valise, il sent qu’il a fait preuve de jugement, qu’il s’est amené suffisamment de films et de livres (car il arrive au cinéphile de lire) pour combler les quelques rares soirées où, las des couchers de soleil et de la brise nocturne, il voudra concéder, comme du revers de la main, d’un « allez, on s’en fait un », à se plonger dans un petit film.

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Deux jours après le départ, il voit déjà, à l’emplacement précis où ils étaient classés, les quatorze ou quinze films qu’il aurait donné la lune et sa mère pour avoir maintenant sous la main. Rien n’y fait. Nous sommes loin. Il se résigne. Il n’oserait évidemment s’aventurer au vidéoclub de Caraquet pour leur demander s’ils possèdent Les climats de Nuri Bilge Ceylan, Roman Holiday de Stanley Donen, L’Avventura d’Antonioni, Les vacances de M. Hulot de Tati. Il se met même à regretter — car il reçoit encore ses courriels – les projections de Fantasia, du Cinéma parallèle, même du Cinéma du Parc, qu’il est en train de louper. Mais voilà qu’une soudaine petite bourrasque coupée d’un reflet jaune sur une feuille, mariée au bruissement des vagues, lui prouve l’inanité de ses réflexions (il n’ira donc pas non plus voir sur Youtube s’ils y sont).

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Le rayon vert de Rohmer aurait fait évidemment parti de ces quatorze ou quinze films qu’il se serait maudit de ne pas avoir amenés (il est quand même un peu prévoyant, il l’avait amené). Devant presque tous les Rohmer de cette période (Pauline à la plage, L’amie de mon ami, etc.) il s’étonnera toujours de la capacité qu’ont ces films à dépasser l’apparente simplicité, souvent la bêtise des situations et des personnages. L’armature secrète qui tient ses films — et qui tient à un fil, quasi-invisible — fait que l’intelligence y jaillit, à chaque instant, parfois a posteriori. Des agencements de couleurs, le vert, le rouge, des associations (Delphine et le règne végétal), la justesse d’une réplique, le thème du hasard (le jeu de cartes), quelques notes de violon, et cette fin sublime, où tout se suspend.

Rohmer (dont on n’a pas souligné dans Hors champ le décès, c’est vrai), on a pu le dire, est un cinéaste d’actions. Cette action peut être la parole, la déambulation, la réflexion morale, écrire une lettre. Il y a, au fond, peu de temps morts chez Rohmer (les temps de déplacement, en métro, en bus, à pied, sont en général des temps plutôt pleins, et ramassés, « économiques » on dirait), mais il a une capacité absolument géniale à faire qu’une action s’annule d’elle-même, une fois accomplie, ou opère en creux dans le film, comme pour l’inquiéter de l’intérieur. Quand Delphine se promène le long de ces chemins, à Cherbourg, chemins qui ont tout d’un labyrinthe, butant sur des clôtures où, systématiquement, elle grimpe pour regarder ce qu’il y a derrière. L’horizon est totalement barré, sur tous les côtés, le paysage assez insignifiant, les vacances, nulles, ratées. Rares sont les films de vacances — et dieu seul sait que pas un cinéaste n’a filmé autant que Rohmer des gens en vacances — qui montrent à ce point l’échec, la déception, l’indécision.

Pour beau qu’il soit, La femme de l’aviateur, également trimballé dans les bagages et visionné, ne tient pas — ou beaucoup moins — le coup en vacances. Trop planté dans Paris, dans des circuits trop familiers (Gare de l’Est, Buttes-Chaumont, Métro Saint-Michel, etc.), dans un laps de temps trop courts (12 heures, exactement entre deux plages de travail du personnage principal). On n’y respire pas assez (ce qui, en temps normal, peut plaire abondamment). Cela aurait pris du grand air (Le genou de Claire, Pauline à la plage, Conte d’été, bien évidemment)…

La rayon vert (Éric Rohmer, 1986)

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Les vacances devraient ressembler au film-journal au long cours de Mekas, Diaries, Notes and Sketches also known as Walden (1969), ou plutôt, Walden — le film, mais aussi le lieu et le temps paradisiaque que ce nom pointe chez Mekas — c’est un peu les vacances, mieux, le nom du regard que l’on adopte, qu’on aimerait posséder en vacances : illuminé, fasciné, reposé, enfantin, joyeux… Ce regard, c’est toujours, il nous semble, le point de vue de Mekas sur les choses (qui d’autre s’extasierait devant une livraison de charbon à New York au mois de novembre ? Un début d’orage ? un peu comme, en vacances, on s’extasie devant deux vaches dans un pré). Walden c’est des bouts de paradis, de ce paradis toujours déjà perdu, mais retrouvé, par minuscules bouffées, en petits lambeaux de films, arrachés au fil du temps. Le paradis, c’est aussi la détresse de jadis (le froid, New York, la solitude, la nostalgie) que l’on perçoit à travers le prisme du présent, celui du Mekas-monteur-mémorialiste de sa propre vie, et qui se trouve anoblie par le passage du temps (j’ai survécu à tout ça, cela, c’est ma vie). Mekas nous dit : « ma vie, qui en vaut une autre, est, comme la tienne, un âge d’or, si tu prends le temps de la regarder. » Et Walden c’est aussi l’utopie d’un âge d’or de l’underground new yorkais, où se côtoient avec bonheur Brakhage, Ginsberg, Warhol, Ken et Flo Jacobs, Conrad, Nico, Lou Reed, etc. Les mariages s’enchaînent sur les fêtes, sur les naissances, les vacances, même les bureaux de la Filmmaker’s Coop, vus à plusieurs reprises, sont vacants, sans le bourdonnement de l’activité qui devait y régner… Walden, c’est un peu les vacances d’un cinéaste, ou encore quelque chose comme « l’underground américain s’amuse » (même si on sait à quel point, dans les coulisses, les temps étaient difficiles). Cette joie — même menteuse —, cette jubilation du filmeur devant son monde immédiat, cet état d’enfance, c’est celui, retrouvé, d’Auguste Lumière donnant le déjeuner à son bébé (Walden est d’ailleurs dédié aux frères Lumière).

Le cinéma aurait ainsi en partage avec le temps des vacances un même état d’enfance, quelque chose qui aurait peut-être à voir avec les origines du cinéma… C’est le type de « leçons de choses » que le cinéphile en vacances se fait tranquillement, en regardant Walden, emmitouflé sous une couverture, en sachant que, pas très loin, un soleil se couche sur un horizon de mer et de sable.

Photogrammes de Walden (Jonas Mekas, 1969)

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« Life itself is a bubble and scepticism, and a sleep within a sleep »
(« Experience » (1844), Ralph Waldo Emerson)

Caraquet possède — comme plusieurs petites villes — un cinéma, et même — chose plus rare — un ciné-parc (n’ayant pas de voiture, cela ne saurait être d’une grande utilité, malheureusement). Comme partout, on y retrouve à l’horaire les films de l’été, Piché : entre ciel et terre, Twilight, Salt, Inception, etc. De même qu’on visite l’éco-musée de l’huître, il serait mal venu de snober les délicatesses régionales. Alors, un soir, on va voir ce qu’Inception peut nous réserver, doublé en français forcément (Origine). On n’a que vaguement eu vent des déclarations précipitées de chef d’œuvre instantané prononcées par les journaux, la folle agitation à laquelle ce film donne lieu dans la blogosphère, les comparaisons emportées (les boursouflés de Médiafilm auraient comparé le film à Bunuel, quelle drôlerie 1 ), etc. On y va, innocemment, dans l’état de semi-stupeur béate d’une journée passée à lire Emerson, dans une bulle, au soleil.

Déjà — et encore plus après le visionnement de ce film pas méchant, par moment divertissant, bien que généralement idiot — on se dit que le titre a été fort mal traduit (déjà qu’il n’était pas bien choisi). On ne sait pas bien de quelle origine ce film nous parlerait. Le titre anglais, Inception, renvoie au processus d’insémination d’une idée dans l’inconscient moelleux d’une personne endormie… serait-ce alors, par déduction, de l’origine de nos idées que nous parlerait ce film ? (Et je pense aussitôt au livre inspirant d’Éric Méchoulan, D’où nous viennent nos idées ? Métaphysique et intermédialité, VLB éditeur, 2010, en me disant qu’avant que la philosophie atteigne réellement l’esprit du cinéma contemporain, qui s’en réclame souvent, enfin… continuons). Peut-être renvoie-t-il à l’extraordinaire bouillonnement d’idées qu’ont eu les scénaristes du film, et sur lequel repose l’argument du film ? De ces idées qui surgissent dans une conversation entre des adolescents qui s’ouvrent à peine à la complexité du monde : « Penses-tu qu’on peut rêver un même rêve ? –Genre tu rêves mon rêve… -Oui, genre, je rentre dans ton rêve… -Pis là, dans c’rêve, on rêve qu’on rêve… -Ouais… Pis qu’on rêve qu’on rêve qu’on rêve… -Ouais… fucké ! »

Seulement voilà. Si les rêves d’Inception avaient seulement la teneur du « vrai » rêve (ou du moins son apparence), le cinéphile retrouverait au moins le plaisir confus des emboitements labyrinthiques à la Resnais, Robbe-Grillet, Lynch, voire Dali, Hitchcock, Deren, Anger ou certains Brakhage, ou encore l’insolite de la première heure de Shutter Island de Scorsese (auquel, Di Caprio oblige, on l’a souvent comparé). Et bien non. Le plus triste dans ce film c’est que le rêve tel qu’on l’entend et le vit — avec sa logique dissociative, elliptique, ses narrations désarçonnées, ses condensations et ses hyperboles, ses fièvres et ses dérèglements — a été totalement maquillé pour correspondre à la logique du spectacle hollywoodien. Pire, le rêve a été colonisé, usiné, pétrifié par l’imaginaire du jeu vidéo, nourri ici et là par une vague familiarité avec la série des James Bond, Blade runner, Ocean’s Eleven, Mission impossible et Wall-E. Le seul rêve que l’on goûtera réellement, au fond, sera celui dans lequel se plongera, par intermittence, le spectateur (et les rêves que l’on risque de faire à ce moment sont infiniment plus riches, variés et intéressants). On s’excitera à l’image — la seule au fond un peu fascinante du film — où l’on rabat les plans des rues de Paris (les voitures grimpent à la verticale). Cela donne un joli tableau à la M.C. Escher et on se dit que c’eut été une voie à poursuivre… Mais aussitôt l’action lancée, on retrouve le ronron pétaradant de l’ordinaire des films d’action, où les différents « niveaux » du rêve ne sont qu’une stratégie sophistiquée pour s’assurer que l’on pourra échelonner l’action plus longtemps, et sur plusieurs plans. Et l’énigme de la fin n’a de l’énigme que le cliché de l’énigme… On préférera encore la fin potlatch d’Existenz de Cronenberg : « Are we still in the game ? »

En sortant du cinéma, le cinéphile se demande — question classique, qui se pose à chaque film au fond — de quoi ce film est-il le symptôme ? Il se dit que ce film est peut-être le premier — ou un des premiers — où le référent naturel du cinéma de fiction, à savoir, la réalité (ou du moins son apparence), a été totalement remplacé par la réalité du jeu vidéo (sa logique, ses enchaînements, son rythme, sa musique). Si le référent du cinéma a très souvent été le cinéma lui-même (c’est un symptôme de ce qu’on a appelé le cinéma post-moderne, mais qui remonte aux origines du cinéma), dans un jeu de renvoi à l’infini (du côté de Matrix ou d’Existenz par exemple), Inception pousse encore plus l’éloignement de la réalité : tout, y compris le cinéma d’action hollywoodien classique est phagocyté par le jeu vidéo (comme si ce dernier l’avait inventé). Dans Matrix et Existenz, on se rend compte que le référent est encore la réalité (même on ne sait quand elle finit et quand elle commence) ou le cinéma (c’est le propre du jeu de Cronenberg : le « jeu virtuel » dans le film n’est autre que le « jeu du film », c’est-à-dire un jeu de cache-cache avec les références au cinéma de Cronenberg). Dans Inception, au contraire, le scénario est entièrement dicté par les prérogatives du scénario vidéoludique.

On a connu d’innombrables films qui adaptaient pour l’écran des jeux vidéo, et quantité de jeux vidéo qui s’inspiraient de films commerciaux. Inception ne fait que pousser la logique à l’extrême. Pas besoin, dès lors, de créer un jeu vidéo qui en serait le prolongement, le jeu vidéo est déjà . Pur produit de l’époque des focus groups pour adolescents, Inception nous parle aussi du médium hégémonique de notre temps : ce n’est ni à la réalité, ni au cinéma, que le cinéma doit rendre des comptes, mais au public des jeux vidéos. Et Nolan est de plus en plus le cinéaste de son temps. De la même manière que The Dark Knight est un film tissé sur la toile de l’après 11 septembre, du terrorisme et de youtube, et que Memento est un film conçu (jusque dans son chapitrage) pour l’ère du DVD, Nolan, avec Inception, confirme la domination du jeu vidéo sur l’imaginaire culturel contemporain. S’il a rendu exsangue dans sa foulée les possibilités infinies de l’imaginaire et du rêve, c’est peut-être que le cinéma a entre-temps abdiqué sa capacité de nous faire rêver.

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Rentrant du Ciné-Centre de Caraquet à vélo, grelottant sous une trombe de pluie, quelques réflexions, encore, à propos des vacances. Les vacances, ce n’est pas Inception, mais bien le fait d’avoir vu Inception dans la salle 2 du Ciné-Centre de Caraquet vide, dans cette sorte de dépaysement sympathique, qui a donné à cette expérience ce petit caractère décalé.

En suivant le fil de cette pensée, il se demande si le plus beau film que peut trimballer avec lui le cinéphile en vacances n’est pas le film de son propre dépaysement, celui qui se déroule une fois que ses yeux se sont décillés, qu’il se met à faire ce qu’il fait peu dans sa vraie vie : se promener dans la nature, fixer les étoiles, s’exclamer à la vue d’un colibri. C’est alors le détail d’une sandale dans un film de Rohmer, un éclat de lumière d’un film de Brakhage, le corps d’un enfant dans un film de Van der Keuken, la mer dans Pierrot le fou, la transpiration sur le corps de la femme dans Climats, etc. qui lui reviennent, tranquillement, comme autant de petites épiphanies cueillies dans la réalité… n’est-ce pas les mêmes qu’il éprouverait en regardant un film ?

Le vrai cinéma du cinéphile en vacances, serait alors, peut-être, celui qui se passe entièrement de film : c’est celui qu’il retrouve à même la trame de la réalité, et qui est fait, au fond, de ce qui donne à l’expérience du cinéma tout son miel.

Photogramme de Garden of Earthly Delights (Stan Brakhage, 1981)

Notes

  1. Je redonne la citation exacte : “Cela dit, le thème des rêves et du subconscient occupe une place prépondérante dans le récit, conférant à INCEPTION une fascinante et prégnante dimension surréaliste, digne des chefs-d’oeuvre de Bunuel.” (Louis Paul Roux)