Les textos et l’écran télévisuel

Tout comme une majorité de téléspectateurs, les personnages des séries télé communiquent, très souvent, par textos. Ces micro-messages, introduits sur le marché de la téléphonie mobile en 1994, ont colonisé progressivement le langage des séries télévisuelles contemporaines en introduisant de nouvelles possibilités d’écriture. En effet, si les téléphones mobiles ont fait leur apparition au sein des fictions télévisuelles depuis les années 1990, il s’agissait d’abord d’objets technologiques, marqueurs d’une époque, qui toutefois n’impliquaient pas une véritable transformation des stratégies de mise en scène. Le téléphone y était représenté comme technologie auditive : sa présence visuelle renvoyait à une fonction aurale. Depuis une bonne dizaine d’années, par contre, la technologie du téléphone portable semble incarner une nouvelle manière de penser et de repenser l’écran, qui correspond très certainement à une progression de l’usage de cette technologie dans le quotidien. À notre époque, en effet, qui se caractérise par une « convergence médiatique » de plus en plus grande, et où l’expérience du cinéma et de la télévision migre vers une multiplicité de supports, le téléphone mobile est indubitablement l’un des plus importants dispositifs qui contribuent à la circulation des images (photos, selfies, interactions des réseaux sociaux…).

De manière générale, la présence des textos marque un dédoublement de la présence médiatique du téléphone portable, lui permettant de devenir écran dans l’écran. La solution, dans l’écriture cinématographique ou télévisuelle, consiste traditionnellement dans la pratique de l’insert : on choisit de filmer l’écran du téléphone, en montrant aux spectateurs le texto du point de vue du personnage. Une autre solution consiste à les faire lire à voix haute par les personnages. On assiste également, depuis quelques années, à un autre phénomène : une autonomisation de la composante texto, qui semble rapprocher de plus en plus l’expérience de visionnage au monitorage d’un écran de téléphone portable,annonçant peut-être une transformation de la manière de regarder la télévision, autre que par l’écran télévisuel.

Sherlock (BBC, 2010-), l’adaptation des péripéties du personnage de Conan Doyle dans une Londres contemporaine, est une des premières séries qui développent une articulation complexe entre mini-message téléphonique et composition de l’image. Dans plusieurs épisodes, les informations textuelles sortent de leur cadre téléphonique pour se tailler une place à l’intérieur de l’image télévisuelle, aux côtés des personnages, se superposant à des portions de décor laissées stratégiquement libres (un mur, l’espace en dessus des têtes d’une audience de journalistes dans une conférence de presse). Le message prend la forme d’une ligne de texte, en caractères blancs, qui devient partie du décor, évoquant un contexte diégétique futuriste : on pense aux hologrammes de la science-fiction au cinéma – comme pour Avatar (Cameron, 2009) – qui permettent aux personnages d’interagir avec des données visuelles n’ayant plus besoin d’un écran pour être vues. Toutefois, dans notre cas, le personnage doit encore consulter son téléphone afin d’avoir accès aux données. Les spectateurs, par contre, se trouvent face à une image qui leur demande de traiter leur écran de télévision (ou d’ordinateur, de tablette, ou de… téléphone) comme support pour visionner la séquence et, tout à la fois comme dispositif pour recevoir le message texto, à l’instar du personnage.

Le texto catalyse l’attention, nous signalant que le personnage a pris connaissance d’une information importante. Sur le plan de la mise en images, le texto se détache de son support jusqu’à exhiber, l’esthétisant, sa fonction. Mais il ne s’agit pas simplement de la communication d’une information. Les textos ne sont pas seulement des vignettes (à l’instar des phylactères des bandes dessinées) ou le remplacement des cartons du cinéma muet. Ils sont des éléments diégétiques car ils correspondent à ce que voit le personnage, dans une fiction où l’objet technologique reste le principal vecteur de l’information. Par-delà, le texto marque la présence, incontournable dans le cas du détective de génie dont il est question, d’une maîtrise complète, d’un regard surplombant (et un peu geek) ainsi que d’une capacité tentaculaire de joindre son acolyte, Watson, toujours au bon moment. L’écran télévisuel – et non plus l’écran du téléphone portable – est désormais comparable à un tableau de bord où tous les élément trouvent leur place.

Le texto à l’écran devient donc une solution pour transmettre des informations narratives, dans le cadre d’une communication entre deux ou plusieurs personnages qui, culture de la convergence oblige, prend désormais la forme d’un échange par le biais d’écrans. La solution représentée par la mise en images de la communication textuelle permettait déjà une économie de plans lors du tournage : filmer un écran de téléphone portable était une gageure de rapidité et de simplicité, avantage incontournable pour toute production télévisuelle. Une solution de montage visant à dynamiser la relation entre texto et action pouvait être aussi le split-screen, souvent utilisé dans une série comme 24 heures chrono (Cochran et Surnow, Fox, 2011-2014). Lorsque les textos sortent de leur écran, l’économie de plans et de montage est, indubitablement, encore plus grande. Surtout, l’emploi des textos devient une question de style. De plus, cette innovation formelle vient interroger la construction du monde diégétique, renforçant la complicité des spectateurs avec le personnage.

Dans le même sens, la série américaine House Of Cards (Willimon, Netflix, 2013-) construit, aussi grâce aux textos, un dispositif qui participe à construire l’identité de la série et à révéler le caractère du personnage principal. Cet emploi témoigne de ce que l’écran de télévision est en train de devenir par rapport à l’écran du téléphone, proposant un jeu ergonomique très particulier concernant les conditions d’usage de ce même écran : les textos de House of Cards signalent un rapprochement des écrans, leur devenir display 1 qui rend possible la construction du personnage et l’immersion dans un monde fictionnel, tout en gardant le sentiment, pour le spectateur, d’avoir un rôle à jouer. On rappelle que HOC est une des premières productions originales de Netflix : la question des interfaces et du numérique la parcourt forcément dans sa genèse productive, ainsi que dans sa constitution narrative, idéologique et esthétique.

Le texto se superpose à la linéarité du récit, soulignant la complexité des intrigues d’État qui sont au cœur de la série (d’autant plus que l’actualité politique de la violation de l’espace privé, comme le cas Wikileaks – dépendant fortement des technologies numériques et des dispositifs de contrôle – en est la matière première), jusqu’à créer un rapport particulier de connivence avec le spectateur. Dans ce cadre, le texto sert à incarner des procédés classiques de suspense – rendant possible une distribution inégale du savoir entre les personnages et les spectateurs – par un processus particulier d’alignment 2 ou de restriction du savoir du spectateur au savoir d’un personnage, non sans provoquer un doute concernant l’allegiance ou l’adaptation au système moral de celui-ci.

Prenons la séquence d’où est tirée l’image ci-haut (Saison 2, chapitre 20). Le personnage de Frank Underwood (Kevin Spacey), aux prises avec ses tripotages politiques, doit en même temps gérer, en plein jour, les demandes légitimes de Linda, son attachée, qu’il reçoit dans son bureau à la Maison Blanche, et réagir, en cachette, à l’annonce d’une négociation avec un dénommé Feng. Le téléphone émet une de ces tonalités discrètes qui signalent la réception d’un texto. On voit donc Frank interrompre brusquement sa conversation avec Linda, se lever du fauteuil pour se rendre vers son bureau (où l’attend la caméra). Il est fin prêt à mener un de ces combats qui caractérisent sa démarche habituelle. Les textos, envoyés par son bras droit, Doug Stamper, apparaissent rapidement, très rapidement à l’écran, tout comme ses réponses, remplissant ainsi de cadres-texto l’espace à sa droite (qui vient à coïncider, virtuellement, à l’interface de son BlackBerry). Underwood est en plein contrôle de son monde, du visible et de l’invisible. Ainsi, en aparté, il correspond avec Stamper, pendant que Linda, ignorant tout, est écartée de l’action qui se déroule sous ses yeux. L’action principale glisse de la Maison Blanche à un espace virtuel qui se manifeste par le biais des textos. L’échange avec Stamper, qui a un poids narratif majeur, prend littéralement – visuellement – toute la place, alors que Linda reste, floue, flouée, dans le fond de l’image.

Un même environnement se scinde en deux : celui, concret, où l’action principale se déroule, et celui, abstrait – d’ailleurs strictement privé – qui s’incarne au-delà de l’écran, entre le personnage principal et le spectateur. Il s’agit d’un procédé de dédoublement qui pourrait rappeler celui du split-screen – mais qui ne lui équivaut pas. Cependant, comme le split-screen, la superposition du texte à l’image demande aux spectateurs un effort cognitif particulier, afin de reconstruire un ensemble d’actions et d’échanges qui se font en simultané. Comme dans le cas du split screen, ce plan nous demande d’effectuer un choix : en effet, notre attention est partagée entre deux supports, de nature médiatique différente mais faisant tous les deux appel à notre vision, qui se chevauchent. La compréhension de la gravité des événements dépend de notre rapidité à traiter en même temps des informations visuelles et textuelles, à suivre et à construire du sens à partir de conversations juxtaposées sur le plan temporel comme sur le plan visuel.

L’effet est celui d’une immersion, à comprendre dans le cadre du processus d’alignement ou du partage, pour les spectateurs, du savoir de Frank Underwood, par le biais d’une expérience commune, mais exclusive, des textos. Une majorité des spectateurs connaissent et utilisent cette technologie : l’ergonomie dont il est question, entendue comme connaissance des relations entre l’homme et la machine, leur est familière. L’espace diégétique nous offre ainsi une entrée par le biais de ce partage ergonomique. De plus, la séquence nous permet de partager l’expérience du personnage à l’exclusion d’un autre. Nous sommes ainsi les témoins privilégiés d’un déséquilibre dans le partage des savoirs – et des pouvoirs – car, ayant accès à la sphère privée des textos de Frank, nous arrivons à en savoir plus que le personnage de Linda. Cet effet est rendu possible par le tissage d’une temporalité synchrone qui s’insère dans la linéarité du récit. Nous sommes face à deux événements que nous devons suivre sous peine d’être exclu du savoir concernant l’action.

Dans ces cas, puisque nous sommes les seuls témoins de l’échange d’informations qui se déroule en huis clos, un sentiment de récompense pour notre effort se présente. Les textos, à eux seuls, ne feraient que transmettre une information. Montrés en série, les uns après les autres, jusqu’à donner vie à un tissu de plusieurs phylactères dans le même écran, ils représentent une communication qui évolue dans le temps (même s’ils s’agit d’un temps limité à quelques secondes), qui nous est donnée de manière simultanée, et dont on comprend immédiatement le ton et les enjeux. Nous partageons une expérience écranique très similaire à celle de Frank. Les textos favorisent une inclusion dans le monde fictionnel et dans la sphère personnelle du protagoniste, renforcée par le regard caméra que Frank lance à la fin de la séquence et qui caractérise la série depuis la première saison.

Ce processus fonctionne souvent contre notre sens moral. La superposition des textos à l’image, en l’occurrence celle d’un personnage, donne aux stratégies de Frank un sens de prépondérance et offre une couche supplémentaire au processus d’immersion. Leur mise en relation directe avec l’absence/présence de Linda, exilée au fond de l’écran, les fait émerger en qualité de messages illégaux, illégitimes, secrets. On comprend que l’utilisation d’un téléphone portable, est, pour Frank, un moyen de communication, certes, mais est également une façon de se dédoubler. Nous n’accordons pas pleinement notre sympathie au personnage de Frank. En effet, l’allegiance, ou l’accord émotionnel avec les sentiments du personnage, ne découle pas directement du partage du savoir que les textos entretiennent. Si les textos contribuent à instaurer une forme de complicité, l’ensemble des stratégies politiques qui émergent de la mise en images peut nous repousser. Une duplicité certaine caractérise Underwood, dans le sens d’une volonté explicite de tromper, d’adopter un caractère changeant et évolutif en fonction des circonstances qui se présentent : la séquence, afin de nous montrer cette duplicité, doit souligner le caractère clandestin de ses trames. Le choix du concept de duplicité semble ici adéquat, car il investit un rapport figure/fond, absence/présence, réel/virtuel : toutefois, la superposition de ces sphères va finalement bouleverser ces rapports binaires en en montrant les limites. Les spectateurs ont du plaisir dans ce jeu de disparité de savoirs et de participer dans un sens d’un monde interdit, illégal – et on pense tout de suite à des séries comme Dexter (Manos, Showtime, 2006-2013) ou Breaking Bad (Gilligan, AMC, 2008-2013), où des personnages à l’identité morale douteuse ou ouvertement criminelle nous sont proposés comme protagonistes.

D’ailleurs, nous avons peut-être du mal à comprendre jusqu’où les ambitions de Frank l’amèneront. Savons-nous vraiment tout concernant les plans de cet homme politique ? Qu’il entretienne une discussion avec une personne ou qu’il manigance par textos avec quelqu’un d’autre, rien ne semble laissé au hasard. Un autre déséquilibre, donc, lorsque nous prenons conscience de l’ampleur de son projet. Aussi, dans le cas d’une séquence où Frank se trouve en huis clos avec le Président Russe (épisode 3, saison 3), nous sommes témoins, en même temps que Frank, d’une photo de réseau social des manifestations liées aux scandale des Pussy Riots, que Petrov observe de son téléphone. C’est un échange privé : les deux hommes politiques sont en train de fumer un cigare, dans le noir de l’escalier de service destiné autrefois à laisser passer les amants des anciens Présidents. Petrov partage avec Frank une image, ainsi que des commentaires qui ont le ton d’une confidence intime, laissant espérer que l’entente politique suivra bientôt. L’image nous arrive encore une fois en simultané, apparaissant en surimpression, en bas à droite dans le plan. Cette fois, nous partageons le savoir ergonomique des deux personnages. La distribution du savoir est homogène: pour un instant, non seulement nous croyons que les deux personnages jouent à cartes découvertes, mais avons l’illusion d’être sur un plan d’égalité avec eux (même si la suite des événements nous prouvera le contraire).

Finalement, les textos prennent une place dans l’image, comme s’ils étaient des objets : ils sont juxtaposés aux personnages, déterminant des couches de sens. Ils sortent de l’écran pour aller contaminer l’espace diégétique, entraînant des exclusions. Afin de bien saisir ce type de séquences, la prise en compte des mouvements des personnages dans le plan doit se faire conjointement à la lecture de ces textos débordant leur médium. Ce procédé rendant indissociables textos et actions, est similaire à celui du split screen (qui lui duplique et divise l’écran tout en laissant une place autonome à chacune des conversations ou des images) puisque tous deux cherchent l’assemblage visuel, la complexité de l’image plutôt que celle du montage.

Toutefois, la conversation par texto présente une dimension d’extractibilité : un texte de petite dimension sort du téléphone, provoquant des superpositions, demandant aux spectateurs de partager le savoir ergonomique du personnage. Notons en passant que l’écran télévisuel devient la place pour un assemblage basée sur un partage ergonomique aussi dans un épisode de Modern Family (ABC, 2009-) où au moins cinq actions parallèles sont montrées par le biais de l’écran de l’ordinateur portable de Claire Dunphy, bloquée dans un aéroport et obligée de communiquer via Skype ou Facebook avec les membres de sa famille (« Connection Lost », S. 06 E. 16, Février 2015).

Dans ces cas, nous assistons non seulement à l’assemblage de composantes séparées, mais à une forme de complexité, car la somme des éléments individuels n’est pas égale à l’ensemble : même Claire, qui semble tout contrôler, n’a qu’une vision très partielle et c’est justement sur cela que fonctionne l’effet comique de l’épisode. La disparité des savoirs s’affiche dans l’image, construite par superposition d’éléments où chacun ajoute une couche de sens à la lecture des autres composantes.

De manière plus large, dans un dispositif narratif de type sériel comme une fiction télévisuelle, cette dimension est particulièrement importante. L’ensemble des épisodes construit un rapport particulier à la technologie, qui intervient pour signaler les limites de l’écran et la présence de plus en plus massive des écrans dans notre quotidien. Les spectateurs, quant à eux, ont bien conscience, par leur expérience réelle, d’une porosité entre les frontières de l’écran de télévision et de l’écran du téléphone portable. Ce mode narratif relevant de ce que l’on pourrait appeler « la complexité », semble devenir une règle qui préside à la construction des récits, fonctionnant sur un rapport très précis avec le spectateur que Jason Mittell décrit comme suit : « « une reconceptualisation des limites entre les formes épisodiques et sérielles, une plus vive conscience des mécanismes du récit et qui nécessitent un engagement intensifié de la part du spectateur, concentré à la fois sur les plaisirs diégétiques et une sensibilisation à la forme 3 » Les textos participent de cette complexité, ouvrant une dimension synchrone dans la linéarité du texte, avec comme résultat d’inclure le spectateur dans le monde fictionnel, tout en signalant les limites de la surface écranique de la télévision.

Notes

  1. Voir aussi Francesco Casetti, The Lumière Galaxy. Seven Key Words for the Cinema to Come, New York, NYU Press, 2015.
  2. Murray Smith, Engaging Characters. Fiction, Emotion, and the Cinema, Oxford et New York, Clarendon Press, 1999.
  3. « A new paradigm of television storytelling [that] has emerged over the past two decades, with a reconceptualization of the boundary between episodic and serial forms, a heightened degree of self-consciousness in storytelling mechanics, and demands for intensified viewer engagement focused on both diegetic pleasures and formal awareness » (notre traduction). Jason Mittell, « Narrative Complexity in Contemporary American Television », The Velvet Light Trap, no. 58, automne 2006, p. 39.