Jonathan Glazer

Les murs, le masque et la mort

How are you? demande une femme tapie dans l’ombre, au coin de deux murs blancs, From ten to one? Ten to zero? quelques pas de danse et elle rit — de nous peut-être, ou alors de l’absurdité de la question ? Une seconde femme, ailleurs, s’agite convulsivement sous une musique répétitive, lave ses mains et s’agrippe au mur — oui, le mur est bien là, massif, impénétrable, sécuritaire ; elle tournoie et ses cheveux giclent sur la surface blanche, souillent le mur de l’eau sale, son corps se cambre et se redresse, elle se lave les mains, How are you? la voix déclenche un tournoiement, un spasme nouveau, les cheveux fouettent le mur, le corps se cambre.

Juillet 1518, Strasbourg

Au milieu de la rue, sans qu’on ne sache pourquoi, une femme se met à danser. Elle ne peut s’arrêter ; ses gestes se poursuivent pendant des heures, des jours, et elle est bientôt suivie par des dizaines, éventuellement des centaines de personnes qui, par mimétisme, peut-être, ou par possession divine, perdent contrôle de leur corps, dansent et sautent jusqu’à l’épuisement, parfois même, dit-on, jusqu’à la mort. On croit alors que pour guérir la manie dansante, il suffit d’épuiser le corps, de poursuivre la danse jusqu’à ce que les « réserves » soient écoulées. Les corps dansants envahissent les rues et les places publiques, on n’a d’autre choix que de leur aménager des espaces dans la ville. Les danseuses et les danseurs du film Strasbourg 1518 (2020), de Jonathan Glazer, n’ont pas droit à cet air libre. Le film montre des corps convulsés qui se reflètent et se font écho, échouant chacun sur le mur qui les cloisonne. Des corps à distance, filmés selon les règles sanitaires, isolés dans des salles austères et sans vie, par une caméra fixe à la résolution rappelant les technologies de visio-conférence. Strasbourg 1518 évoque l’anecdote historique comme réponse troublante au confinement : l’épidémie de danse, qui poussait les gens à sortir et à se mouvoir, est mise en lien avec la pandémie actuelle dont le mot d’ordre est, au contraire, l’isolement et l’inertie. Dans les deux cas, la danse est hantée par la maladie, la contagion, la mort.

Danse, espace, montage

Au cœur de la forêt, le danseur Talley Beatty dessine un arc avec sa jambe. Le plan suivant termine le mouvement ; le pied se dépose dans une continuité parfaite, non pas sur le sol forestier, mais sur celui d’un appartement. L’homme décrit quelques pas gracieux avant d’être à nouveau transporté, sans effort, dans une cour intérieure : le geste chorégraphique assure l’intégrité du mouvement. Quelques plans plus loin, le danseur tourne sur lui-même à la manière d’un derviche, dans une forme de transe qui culmine en un saut défiant les lois de la gravité. Le corps dansant s’élève, grâce au montage, vers l’infini du ciel.

D’un simple artifice alliant danse et cinéma, la cinéaste Maya Deren, en 1945, libère le corps de la successivité de l’espace, dévoile une cohérence dans la rupture d’un monde cadré et cloisonné. Le film, A study in choreography for camera (1945), pave la voie à ce qui deviendra une tradition expérimentale de la danse au cinéma dont est redevable le film de Glazer. Si j’évoque ici le film de Maya Deren, au-delà de la filiation expérimentale du dancefilm, c’est qu’il met en évidence l’oppression du montage de Strasbourg 1518. Chez Deren, le montage sublime la gestuelle de Beatty, il permet la légèreté, l’envol, la grâce. De façon analogue, dans le film de Glazer, le mouvement continu du corps raccorde les plans situés dans différentes temporalités et différents lieux. Les mouvements d’un danseur semblent se poursuivre dans ceux d’une danseuse ; un homme répète le même tournoiement alors qu’autour de lui la pièce s’assombrit, comme s’il traversait le temps. Mais ici, bien que les espaces se transforment, chaque corps convulse dans une cellule quasi identique : des murs blancs, sans décors ni couleurs, qui s’imposent aux corps comme une barrière à l’étendue du monde. Le procédé de Deren est repris de façon terrifiante : malgré l’envie de fuir des personnages, animée et mise en évidence par le pouvoir émancipateur de la danse, les pièces cloisonnées étouffent les corps. La danse ne permet plus d’échapper aux lois physiques de l’espace ; elle n’est plus gage de liberté. La mania trouve-t-elle son origine dans ces murs oppressants ? Dans l’impossibilité de s’évader ? Ou réside-t-elle dans la répétition des gestes quotidiens, se laver les mains, mettre son linge, le retirer ?

Chute(s)

Il me semble que le climat angoissant de Strasbourg 1518, qui met en images les conséquences psychologiques possibles du confinement, se décuple au visionnement du film précédent du réalisateur, The Fall (2019), filmé avant la menace de la pandémie. Ce court-métrage développait une vision cauchemardesque de la communauté et du rassemblement. On y voit un corps masqué émerger de la pénombre et s’avancer dans la forêt pour rejoindre une foule s’attaquant à un arbre. Un homme est là, perché dans les branches, avec comme seule défense la distance qui le sépare du sol. La « chute » du titre est double : l’homme tombe d’abord de l’arbre où il se cachait, maintenant à la merci de ses semblables qui se ruent vers lui — ses semblables, parce que dans l’univers cauchemardesque du film, tout le monde porte un masque à l’aspect identique, rappelant ceux du théâtre nô, ou encore, dans le registre de l’horreur, celui de Michael Myers. La seconde chute est celle de la pendaison, du corps de l’homme qui s’enfonce à toute vitesse dans un tunnel, sous la potence, marquée par cette image obsédante d’une corde frottant éternellement la traverse de bois. Pour le supplicié, le puits sans fin semble s’étirer entre le monde des vivants et le monde des morts — tant qu’il chute, il ne meurt pas tout à fait.

Il est facile de dresser un parallèle entre les masques et l’anonymat des médias sociaux, alors que l’écran crée une distance et catalyse la haine. Cette analogie est par ailleurs soulignée dans le film : au signal d’un flash lumineux, la foule enragée s’arrête, un instant, et exhibe le corps du supplicié vers un participant qui capte le moment avec son téléphone.

Mais le masque évoque aussi ces idéologies que l’on revêt pour adhérer à un groupe, ces systèmes que l’on accepte et qui nous dressent les uns contre les autres. Dans le film de Glazer, l’adhésion au groupe mène à la suppression de l’individualité. La fonction la plus troublante du masque est peut-être, d’ailleurs, de figer les traits humains en caricature, nous mettant ainsi devant la peur de disparaître dans la masse, mais aussi devant la facilité avec laquelle on se détache des autres, une fois privé de visage. La chute du supplicié cesse lorsqu’il saisit les murs et s’immobilise au milieu du tunnel. Dans cette position étrange, il nous fixe, donnant lieu à un regard-caméra vide et bouleversant ; le masque bloque les yeux du personnage et, du même coup, il nous empêche de ressentir une quelconque empathie pour cet homme, pourtant victime d’un châtiment sans procès. Dans une séquence finale, il retire son nœud coulant et entame la remontée, mais l’angle de la caméra change la perspective, le haut et le bas s’aplanissent ; remonte-t-il vraiment vers la surface, ou s’enfonce-t-il davantage ? La lumière, au fond, ouvre-t-elle sur le monde ? Sur l’au-delà ? Sommes-nous, avec lui, dans les limbes ?


Je me rends compte que j’associe les films de Glazer à la première vague de la pandémie, à ce moment précis où le confinement a cessé d’être une simple curiosité (j’étais alors à l’écriture d’un mémoire de maîtrise, j’étais en cela déjà « confiné » à l’intérieur de ma chambre et la perspective de fermer les commerces et les restaurants avaient encore peu de conséquences sur la société ; on pensait que tout ça ne durerait pas plus de quelques semaines), ce moment où j’ai ressenti que l’isolement pouvait avoir des répercussions terribles pour des gens qui, contrairement à moi, ne pouvaient compter ni sur un mode de vie qui se plie très bien aux mesures de distanciation, ni sur un entourage positif et énergisant (quelques colocataires et un bon repas me suffisent pour ne pas me sentir trop enfermé ; toutes et tous n’ont pas cette chance). Et dans cette première vague, j’associais la danse convulsive de Strasbourg 1518 aux anti-masques, dont les paroles délirantes exigeaient l’abolition des murs créés par le confinement et le retour à la normale, niant du même coup la maladie et la mort. Les anti-masques se superposaient à la douleur et à la solitude des visages de Strasbourg 1518, tout comme, paradoxalement, à la foule masquée de The Fall, rendant mon expérience des films encore plus terrible. Mais aujourd’hui, en revoyant les gestes effrénés et désespérés des danseuses et des danseurs, je n’arrive à y voir qu’une souffrance inexprimée, incapable d’avoir recours au langage pour dire sa peine, et je pense à celles et ceux qui ne savent pas à qui demander de l’aide, celles et ceux qui ne savent plus la recevoir. Dans les derniers mois, cette question, How are you?, a pris un sens étrange — on la demande en ayant peur de la réponse, ou avec une inflexion de la voix qui indique que l’on sait, que l’on comprend, et le « ça va » que l’on répond indique que l’on va « selon les circonstances ». Le film de Glazer m’est important, puisqu’il correspond à ce moment où j’ai réellement compris que la douleur de la pandémie n’est pas seulement liée aux symptômes de la maladie, mais aussi à la solitude que les mesures sanitaires ont pu exacerber, et que ce mode de vie que nous avons finalement adopté cache son lot de crises invisibles.

Les films de Glazer n’offrent pas d’issue. La foule violente de The Fall illustre le détachement que l’on peut ressentir en communauté (un thème qui, une fois de plus, est réactivé par le confinement) ; la manie convulsive de Strasbourg 1518 évoque quant à elle la solitude et l’aliénation pouvant résulter de l’isolement. Si l’on peut dégager un mince espoir de ces courts-métrages, c’est peut-être dans la perspective d’une nouvelle communauté, non représentée ici, laissant place à l’individualité du geste et de l’expression. Peut-être n’ai-je pas insisté suffisamment sur la proposition la plus radicale de Glazer : les gens dansent. Même confinés, seuls et sans publics, le geste persiste, exprimant à la fois la détresse et le désir d’y résister. L’espoir se trouve en creux, dans toutes ces initiatives visant à réduire la distance, à tisser des liens, à reconstituer le monde en fragments de rencontres. Il faut pour cela imaginer ce qui se cache derrière les murs, et se rappeler qu’il nous restera toujours la création, la danse, le cinéma, qui nous permettent, comme le faisait Deren, de décloisonner l’espace, de réinventer notre monde.