Les médias et la vitesse de l’histoire

« Il y a un lien secret entre la lenteur et la mémoire, entre la vitesse et l’oubli. Évoquons une situation on ne peut plus banale: un homme marche dans la rue. Soudain, il veut se rappeler quelque chose, mais le souvenir lui échappe. À ce moment, machinalement, il ralentit son pas. Par contre, quelqu’un qui essaie d’oublier un incident pénible qu’il vient de vivre accélère à son insu l’allure de sa marche comme s’il voulait vite s’éloigner de ce qui se trouve, dans le temps, encore trop proche de lui.

Dans la mathématique existentielle cette expérience prend la forme de deux équations élémentaires: le degré de la lenteur est directement proportionnel à l’intensité de la mémoire; le degré de la vitesse est directement proportionnel à l’intensité de l’oubli. » – Milan Kundera, La Lenteur.

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L’histoire se base sur la mémoire d’une nation. Cette mémoire est faite des liens entre les histoires personnelles et collectives, l’héritage, les traditions et la culture. Tous ces éléments émergent et changent et influencent la façon dont une société construit et présente l’histoire. Cela est néanmoins ce que l’on pourrait appeler une certaine structure stable de l’histoire.
Il se produit présentement une mutation dans notre façon de percevoir et concevoir notre rapport à l’histoire. Nous nous déplaçons d’une histoire “solide” vers une mémoire “molle”. L’un des facteurs qui opère ce changement est bien entendu la présence croissante des médias dans la vie des gens, l’influence de cette présence sur la perception et la mémoire. Pourtant les médias deviennent de plus les “gardiens” de la mémoire collective.

Qu’on en prenne explicitement conscience ou non, nous agissons toujours à partir d’un cadre personnel et de pratiques humaines partagées où l’histoire est déjà à l’oeuvre. Alors quand nous discutons de l’influence des médias, concernant l’histoire et l’écriture de l’histoire, la question n’est peut-être pas tellement la connaissance de certains faits mais la manière de développer une sensibilité par rapport à ce qui est arrivé et à ce qui arrive. Il est donc raisonable d’avancer que le problème, au-delà de la question de savoir si les médias “écrivent” l’histoire, est leur influence sur la relation que l’on entretient avec l’histoire.

Et alors, à quelle vitesse l’histoire est-elle faite et représentée par les gardiens de la mémoire, si l’on suit la théorie des “mathématiques existentielles” de Kundera? Qu’est-ce que l’histoire? Qu’est-ce que la mémoire? Ces questions sont essentielles si l’histoire se fonde sur la mémoire d’une nation et qu’en retour elle doit permettre à une société d’envisager intelligeamment son avenir par rapport à ses expériences passées.

Le musée de la mémoire et la commercialisation de l’Histoire

Dans cette réorientation de l’histoire “dure” vers la mémoire “molle”, le travail de vitesse des médias pourrait s’exprimer selon cette formule : diriger l’histoire pour constamment offrir une solution présente, actuelle, au passé. Et en ce sens la politique du souvenir est aussi guidée par des questions “artistiques”, ou de communication, de représentation, de consommation et de morale.

L’histoire et la mémoire sont des concepts pour lesquels on reconnaît, particulièrement aux États-Unis et au Canada (dû à leur “complexe” de l’histoire?) un grand potentiel thérapeutique et, bien sûr, commercial. On stimule la reconstruction d’une identité perdue, on encourage la réapropriation historique de divers groupes ethniques, l’ouverture des musées des immigrants, etc. L’industrie de l’édition, des journaux et de la télévision sont toujours aptes à commercialiser le thème et supportent l’idée d’une nouvelle Amérique obsédée par le “musée de la mémoire”.

En fait, tout ce qui est présent est susceptible de nous échapper pour être aussitôt empaqueté dans l’histoire. Le marché contient tout, des documentaires historiques sur vidéocassettes aux objets souvenirs d’événements récents. Chacun peut satisfaire son désir d’histoire. Et même si en Amérique tout devient rapidement passé, il semble que rien ne disparaisse. Des jeunes regardent les rediffusions de téléséries autrefois vues par leurs grands-parents. Le Star Trek original et Star Trek: The New Generation sont disponibles simultanément. À travers ce processus de commercialisation de l’histoire et d’atrophie du besoin de se souvenir, du sens de la mémoire, l’individu nord américain vit dans une sorte de présent éternel.

Fabrication du mythe

Les sciences sociales parlent des “mythes utiles”, des histoires souvent fausses mais auxquelles l’on décide de croire parce qu’elles s’accordent avec une conception du monde déjà enracinée.

Prenons la guerre, qui normalement devrait être pour les journalistes l’occasion de pleinement apprécier leur vocation de “chercheurs de vérité”. Plus que jamais, la guerre en Irak a exemplifié le travail de fabrication du mythe et de jugement partial. Les reportages ont atteint un sommet de simplification, l’histoire et le mythe se déployant à grande vitesse. Le mythe et l’enregistrement de l’événement en viennent à être conçus simultanément. La forme dans laquelle les médias enregistrent et retransmettent l’événement devient en elle-même porteuse des grands thèmes du mythe.

C’est en recadrant et simplifiant la réalité dans ce contexte de mythe en construction que l’histoire peut alors être racontée d’un point de vue rassurant, sans danger (sans responsabilité). Et si un fait venait troubler cette perspective, la remarque de Napoléon tient toujours: il n’est pas nécessaire de censurer la nouvelle, il suffit de la retarder jusqu’à ce qu’elle n’ait plus d’importance. Ou nous pourrions dire, par exemple en ce qui concerne les armes de destruction massive : il suffit de créer la nouvelle jusqu’à ce que sa réfutation n’ait plus d’importance. Il est vrai que l’intérêt du public est soutenu lorsqu’on l’attache à un récit, une quelconque structure narrative.

Le mythe gagne en force à mesure que ses grands thèmes sont suffisamment répétés au cours du récit, ces thèmes deviennent des archétypes, offrant une structure simple où s’enracine le sentiment d’appartenance à une nation.

Mythes et héros

En 1974, Michel Foucault a écrit dans les Cahiers du Cinéma : « sous la phrase « il n’y a pas de héros » se cache un autre sens, le vrai message étant « il n’y eut pas de lutte » ». Aujourd’hui c’est l’affaire Jessica Lynch, sauvetage héroïque d’une marines qui aurait été blessée au combat, récit entretenu pendant des jours sur les réseaux américains. Finalement des journalistes britanniques exposent le canular : il n’y eut pas de lutte à l’hôpital irakien, les manoeuvres de combat filmées sur vidéo étaient mises en scène, alors que les soldats américains surchauffés, gueulant l’arme au poing, ont trouvé Lynch en compagnie d’un médecin et d’une infirmière, qui soignaient ses blessures causées par un accident de la route. Il est pourtant fort probable que pour un grand nombre d’Américains, le mythe survive à ce contre-coup des faits. Les héros sont très importants pour l’histoire d’une nation, ils font avancer le récit narratif, ils créent le mythe des vraies valeurs à réaffirmer en des temps incertains.

Le mythe a la peau plus dure que les faits. La vérité, nécessairement, s’effrite dans l’empressement des médias à proclamer les héros et les anti-héros, et c’est aussi un moyen d’arrêter la réflexion.

Il est ultimement question de la façon identique dont des millions de gens interprètent ce qu’ils voient. C’est la guerre réduite à une seule image, tel Paul Virilio l’a déjà suggéré : « en faisant la guerre de façon intensive plutôt qu’extensive, l’homme post-moderne peut maintenant réduire l’ampleur de la violence à sa plus simple expression : une image. »

Un héros est une simple et seule image. S’il y a bien un pouvoir qu’il faut reconnaître aux médias, c’est celui de créer des célébrités, que ce soit un chanteur pop ou un soldat, qui ont une influence sur une génération de moins en moins apte à faire la distinction entre un “modèle” et une “image”.

Mathématiques existentielles

Au départ, l’impulsion de se souvenir peut simplement venir de la peur d’oublier, on fait un effort pour garder quelque chose en tête. On croirait toutefois que la façon dont les médias présentent l’histoire compte sur notre faculté d’oublier. D’ailleurs ils nous montrent rarement leurs propres archives de nouvelles sur des situations passées pour donner une perspective sur un présent qui leur est lié. Des extraits des nouvelles sur la Guerre du Golfe ne furent pas inclus parmi les données offrant une perspective historique du récent conflit. Les mêmes déviations de forme peuvent revenir brouiller l’histoire. Celle-ci, même dans la retransmission live des événements, ne devient que l’illustration du mythe qu’il faut maintenir, celui des valeurs d’une nation, de son droit morale, de l’héroïsme, de la force et de l’efficacité. Simultanéité et reality tv; les médias sont résolument du côté de la vitesse et de l’oubli.

Peu importe ce que l’on peut dire du passé et du présent, et des outils dont disposent les médias, le temps se déplacera toujours à la même vitesse et c’est notre perception qui change.

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Traduction : Nicolas Renaud