Les invasions barbares ou le triomphe d’un malentendu

{Et in arcandia ego}

Au moment où retentit un concert sans fausse note d’éloges et d’applaudissements à propos du dernier film d’Arcand (3 Césars, 4 Jutra, prix Lumière, prix du film européen, 2 prix à Cannes, Oscar du meilleur film étranger, etc.), il n’est pas inutile de revenir sur le film que l’on consacre et encense, et d’analyser de façon critique les sources de son succès, aussi démesuré, suspect et complice que l’idéologie qu’il cautionne et endosse. 1

« Quand on me dit que le meilleur film de l’année, c’est les “Invasions barbares”, c’est comme si on me disait que le politicien de l’année c’était Jean-Marie Le Pen. Soyons un peu sérieux. » (Jean-Claude Guiguet 2 )

-

En recevant son prix pour meilleur scénario à Cannes, Denys Arcand a eu la phrase suivante : « Si je ne gagnais pas, je ne reviendrais plus ». Outre une concordance de temps verbaux douteuse, et qui a dû faire sourciller ceux qui venaient de lui tendre la statuette, elle trahit la lecture un peu désabusée d’un renard cynique qui a aussitôt vu dans le reflet de la statuette cannoise le tapis rouge d’une distribution internationale, portée par Miramax, et un chemin tout tracé vers une nomination aux Oscars, une place de choix aux Césars (où il a fini par remporter 3 statuettes), un couronnement assuré aux Jutra, etc. Et en effet, à quoi sert de faire des films et de les trimballer à Cannes et par le monde, si ce n’est pour gagner des prix, faire de l’argent et remporter pour finir l’Oscar du meilleur film étranger…

Arcand sait que les consécrations viennent aussi vite qu’elles repartent et s’il savoure celle-ci, c’est qu’elle parvient – il ne faut pas l’oublier – à la suite d’une longue traversée du désert : au moins 3 ou 4 projets refusés par Téléfilm Canada, une série de flops tant commerciaux que critiques (De l’amour et des restes humains, Joyeux calvaire (tv), Stardom, etc). La dernière fois qu’Arcand s’était retrouvé à Cannes, c’était pour y proposer le film de clôture – souvent un gueuleton de moyenne qualité, qui escorte les convives vers la sortie (certains y courent) – et il est fort à parier qu’il aurait par mille fois préféré voir son film galoper avec les autres étalons en compétition officielle. Tout cela pour dire que l’expression du récompensé à Cannes livrait un triomphalisme un peu mesquin qu’il a tôt fait de relativiser : « Vous savez, les prix, ça ne veut rien dire. Le film qui a gagné l’Oscar du meilleur film étranger l’année où le Déclin est sorti est passé aux oubliettes, alors que le Déclin est vu partout dans le monde aujourd’hui. »

Devant l’outrecuidance de ceux qui, sur toutes les tribunes et sans jamais rien en dire, voient dans les succès des Invasions barbares le début d’une vague aux multiples crêtes, et qui semble vouloir consacrer, de façon définitive, sur la scène internationale le cinéma québécois (Personnalité de l’année du magazine L’Actualité), on a envie de dire ce que Godard jadis faisait dire à l’un de ses personnages dans Éloge de l’amour : « à quoi sert-il par exemple de dire ou d’écrire que Titanic est un succès mondial. Parlons de quoi c’est fait, parlons des choses, mais ne parlons pas sur les choses, parlons à partir des choses ».

Devant des œuvres aussi abouties, aussi nouvelles – au sens le plus classique du terme – qu’Elephant de Gus Van Sant, Tiresia de Bertrand Bonnello, Dogville de Lars von Trier, on voit tout de suite l’écart, que dis-je le gouffre, qui sépare le cinéma d’Arcand des tendances les plus fécondes du cinéma mondial, du nouveau cinéma chinois, coréen, argentin, portugais, pour ne citer que ceux-là. Malheureusement, rares sont ceux qui osent élever des bémols dans les médias québécois et s’ils ont été quelques-uns (Jean-Philippe Gravel dans Ciné-Bulles par exemple), ils ont été aussitôt enterrés par un raz-de-marée d’applaudissements creux… et il faut bien le dire, de prix. Mais avant, revenons un peu sur la petite histoire du film, qui a mené à ce qu’il faut bien appeler un malentendu. Or, comme tout malentendu, celui-ci apparaît comme le symptôme d’une crise à multiples branches qu’il nous faut tenter d’effeuiller.

Les Invasions barbares est la suite du Déclin de l’empire américain (1986). Dans ce film, on s’en rappelle, une brochette d’universitaires réunis dans une maison à la campagne arrosaient un copieux repas d’une série de poncifs reformulés en diagnostics-marteau sur l’état de la société, des rapports homme-femme, des nouveaux types de problèmes sexuels qu’ont à affronter les esprits affranchis de préjugés qui ont lu Marcuse et (un peu moins) Althusser. Impasse d’une trentaine-quarantaine bien pensante, accrochée à une série de petits problèmes qu’on tente maladroitement de raccrocher à une « grande histoire de génération », cherchant à s’installer le plus confortablement possible dans la vie pour mieux rouspéter contre elle. Que ce film ait mal vieilli, c’est un tel lieu commun qu’il est à peine besoin de le démontrer 3 . Son esthétique, sa langue, ses questions sont, aujourd’hui, parfaitement éculées. Les années 80 ne constituent pas une excuse suffisante. Il suffit de penser aux grandes œuvres de Wenders de ces années-là, aux films d’Akerman, d’Altman, de Fassbinder, de Ferreri, de Rivette, de Godard, même de Rohmer, pour constater que l’époque a beau être mauvaise, des œuvres peuvent émerger. Ce qui est encore plus déplorable, c’est que le Déclin ouvrait au Québec la voie à un cinéma faussement libre, bêtement hédoniste, terriblement télévisuel – du moins, très peu cinématographique -, portant sur la petite psychologie du plaisir et des frustrations, mais sans la moindre réflexion sur une vérité du désir (que parvenait à explorer, dans les mêmes années, avec un génie tout personnel, Jean-Claude Lauzon). Dans cette voie s’est engouffré le cinéma le plus moribond qui soit au Québec.

Si c’était l’Éros triste et soit-disant affranchi qui était au coeur du Déclin – rien à voir avec l’Éros-malade des films d’Antonioni, l’Éros-moral des films de Rohmer, l’Éros-fêlure des plus beaux films de Zulawski -, les Invasions prêchent du côté de la Mort. Mais ce Thanatos est d’autant plus désespérant qu’on ne cesse de l’esquiver, qu’on ne cesse d’essayer de l’égayer à coup de constats balourds et satisfaits. En deux mots, rappelons la trame : Rémi se meurt, seul, abandonné et/ou pourchassé par ses maîtresses, dans un hôpital encombré de Montréal. Le fils de Rémi, Sébastien, chantre du néolibéralisme et de la génération des start ups roule sa bosse à Londres. Il se laisse convaincre par sa mère et décide d’accourir au chevet de son père, malgré une mésentente profonde entre les deux hommes. Sébastien, par amour pour son père qui ne lui pardonne pas de n’avoir jamais ouvert un livre de sa vie, parviendra à réunir la petite bande du Déclin. Il fera déménager son père sur un étage privé, totalement réaménagé sous sa gouverne après avoir soudoyé le syndicat de l’hôpital et l’administratrice. Après avoir consulté un médecin à New York, ce dernier conseille des injections d’héroïne pour soulager les douleurs de la maladie. Débute alors un filon alambiqué au cours duquel Sébastien s’enquerra auprès d’un agent (Roy Dupuis) du département des narcotiques de la SQ sur la meilleure façon de se procurer de l’héroïne. Finalement, Stéphane apprendra que Nathalie (jouée par Marie-Josée Croze), la fille d’une des fidèles amies de Rémi, souffre d’une dépendance à l’héroïne. Grâce à elle, il parviendra à obtenir pour son père des doses quotidiennes qu’elle aura la responsabilité de lui administrer. Spectrale, diaphane mais sans profondeur, Marie-Josée Croze se liera d’amitié avec Rémi, elle, parlant peu, lui, parlant trop.

Rémi et Nathalie (Les invasions barbares, 2003)   Rémi et Nathalie (Les invasions barbares, 2003)

La troupe finira par se rassembler, pour la dernière fois, au chalet de Pierre (Curzi) afin d’y passer quelques jours à fièrement maugréer contre les imbéciles qu’ils ont été, jusqu’à ce que, le moment venu, Nathalie soit chargée d’injecter une dose fatale d’héroïne à Rémi. Cette traversée émotive est ponctuée par une série de rebondissements, aussi invraisemblables qu’inutiles : Marie-Josée se shoote et oublie de se rendre au chevet de Rémi qui entre-temps est tombé en crise de sevrage ; le détective des narcotiques surprend Stéphane devant la maison d’un revendeur de drogue et lui fait une petite leçon de vie sur le vrai visage du junkie montréalais, c’est-à-dire les professionnels, les cadres, etc.

Au bout de ce calvaire, la fille se réconciliera avec sa mère, acceptera de subir une cure de désintoxication, etc. Le film se termine, dans l’appartement de Rémi, après que la caméra se soit longuement attardée sur les rangées de livres de sa bibliothèque, sur un début d’histoire d’amour entre les deux enfants, l’ex-junkie et le parvenu (beau portrait) qui sont demeurés, du début à la fin du film, sans épaisseur. Nathalie s’occupera de l’appartement de Rémi, et, selon les dires d’Arcand, sera la « gardienne de la mémoire », chargée de sa conservation jusqu’au moment où, l’époque des barbares passée, une génération renaissante les découvrira, dans les ruines de notre civilisation révolue.

Le film nous dit donc à peu près ceci : nous vivons une époque glauque, inculte et dopée, qui transporte tremblant le souvenir mutilé d’un grand Âge, au cœur de ce nouveau moyen âge dans l’histoire de l’humanité, naît après la chute de l’Empire américain et l’invasion des barbares polymorphes, qui ont pour nom, tantôt, jeunesse désabusée, tantôt, terroriste (les attentats du 11 septembre sont traités en arrière-fond), tantôt syndicats corrompus, politiciens véreux, fonctionnaires à la langue de bois, médiocres de tout acabit. Revenu de ses erreurs, Rémi se réjouit de mourir sans illusions. Mais pourtant le film laisse proliférer une série d’autres illusions : réconciliation douteuse entre le père et le fils, impression fallacieuse d’avoir marqué des étudiants payés pour rendre visite à Rémi, illusion d’être allé au bout de la mort, rédemption inquiétante de la génération des enfants dont on serait bien en mal de dire ce qu’ils ont retenu de cette aventure.

C’est une vision du monde totalement cynique – compensée par aucune invention cinématographique à proprement parler – que nous dévoile Arcand. Cette vision est d’autant plus embêtant, il me semble, qu’elle ne pourrait être endossée jusqu’au bout par aucun de ses défenseurs. Aussi, il serait peut-être bon de déboulonner le malentendu critique entourant ce film, avant de tenter, in extremis, d’en sauver quelques dimensions qui sont rarement évoquées et qui constituent sans doute sa principale valeur affective.

-

Au pays de la critique, les dupes sont rois, pliés qu’ils sont, d’un dupe à l’autre – et « à l’insu de leur plein gré », pour emprunter le titre du film d’un camarade -, par la loi du consensus. Et le marché couronne toujours les consensus, même s’ils sont fondés sur des malentendus profonds, qui, de toute évidence, peuvent durer. Ce fut le cas pour le malentendu du Déclin de l’empire américain qu’il suffit de visionner aujourd’hui pour en saisir toute l’ampleur, malgré ce que peut en dire son auteur. Ce consensus, nourri aux hormones de la machine marchande (distributeur, industrie, presse, délégations politico-culturelles) qui a flairé le gros lot, voit très mal les voix discordantes :

« qui êtes-vous pour parler ? Vous ne voyez pas, tout le monde a aimé ? Quoi ? Où ça ? Arrêtez vos simagrées, même Jacques Chirac a dit que c’était un chef d’œuvre ! Eux ? Mais eux, ils n’ont jamais aimé Arcand, ça ne veut rien dire. So what ? Un oscar, c’est pas rien !»

Nicolas Poussin, Et in arcadia ego, 1638-39

Le fait est là : nous sommes rentrés en Arcandia 4 , le royaume des brebis bêlantes sur lequel règne en pasteur souverain sieur Denys de l’Arcand, secondée par sa majesté Denise Robert. Premier article du royaume : le film est bon, c’est sans appel. Même ceux qui ne l’ont pas aimé… l’ont aimé, ils font semblant, ils jouent les insensibles et il faudrait les exclure de la cité. Les lieux communs servis par les cerbères du royaume pour repousser les barbares qui tenteraient d’en dire du mal appellent divers types de réflexes critiques, et mériteraient notre attention, ne fût-ce que parce qu’ils marquent la distance – que dis-je le précipice – qui sépare le jugement journalistico-télévisuel d’une juste appréciation de l’œuvre 5 . Ces diverses propositions sont apparues en particulier entre le moment de la sortie du film et son triomphe à Cannes. Aujourd’hui, le succès est d’emblée acquis, et dans tous les articles portant de près ou de loin sur le film d’Arcand (Petrowski, Roy, etc.), pas un ne parle de l’œuvre comme telle, mais plutôt de ses chances de gagner aux Oscars (qu’il gagna), de l’ampleur du raz-de-marée, une énumération de prix, les stratégies de mise en marché, les retombées économiques, la moue d’Arcand en revenant de son triomphe, etc. (voir note 1)

Le premier type de réflexion entendu prétendrait que ce n’est que depuis que le film d’Arcand « marche » à l’étranger que certains québécois le snobent. Pourquoi ? Parce que, trop habitués à une maigre pitance, nous serions incapables d’accepter que d’autres nous estiment (c’est le syndrome Céline Dion en quelque sorte). On pourrait le définir ainsi : un réflexe de désolidarité, né d’un complexe d’infériorité, consistant en une incrédulité devant le succès à l’étranger d’un produit local. Aussi, suivant ce raisonnement, faudrait-il défendre le film d’Arcand justement parce qu’il est apprécié ailleurs, comme un geste d’affirmation nationale (« on est capable »). Ceux qui en disent du mal, donc, sont, à peu de choses près, des colonisés ayant maintenu une mentalité de colonisés.

Que le cas de figure existe et qu’il faille le déplorer, nul ne le nie ; mais il est tout aussi déplorable que l’assentiment général doive être emporté par un consensus de surface émanant apparemment hors de nos frontières, d’autant plus que les données qui nous parviennent se trouvent rehaussées par le pouvoir inimaginable du distributeur – Miramax dans le cas du film d’Arcand -, capable non seulement de faire tourner le vent, mais de le créer de toute pièce, dans l’in vitro des coulisses marchandes du cinéma mondial. Aussi, cet argument serait d’autant plus fallacieux, qu’il condamne ce qu’il pratique : une espèce d’abdication devant le consensus, même si ce dernier a été produit, en grande partie, par un effet du marché.

Le nœud qu’il nous faut démêler il me semble, est celui du succès. Le succès au box-office, on le sait, dépend très largement de la diffusion d’un film. Les Invasions barbares a bénéficié de la plus vaste diffusion en salle de toute l’histoire du cinéma québécois (deux salles de plus, si je ne m’abuse que Séraphin, sorti quelques mois auparavant), et si le film a eu le bonheur de trouver un public, nous aurions plus de chance d’en découvrir les causes en se fiant à un calcul de probabilités, plutôt qu’en se basant sur les mérites – bien que réels – de l’œuvre. Aussi, que le succès d’un film soit en soi un indice de qualité, de santé de l’industrie, de « coup de cœur » du public, est aussi en partie un leurre. Le succès apparaît plutôt, ici, en premier lieu, comme le retour fructueux d’une bonne mise en marché, conséquente avec les politiques de Téléfilm Canada.

L’affiche française des Invasions barbares

Ces derniers, on le sait, accordent désormais aux distributeurs des budgets massifs pour la mise en marché des œuvres, plutôt que d’accorder un budget d’acquisition global aux distributeurs. Les distributeurs, forcés de rationner leur ambition, concentrent leurs efforts sur quelques poulains vigoureux et qui se laisseront facilement doper, en espérant qu’ils courront jusque dans les bras du public. Concrètement, cela veut dire que moins de films sont présentés au public québécois, mais au moins se berce-t-on de l’illusion qu’ils marcheront… même si c’est sur un respirateur artificiel 6 .

Les artisans de cette politique et les défenseurs de cet argument de vente sont bien souvent les mêmes qui s’ébrouent devant le succès de Star académie, Loft story et autres Occupation double sous prétexte qu’il s’agit d’une saine démocratisation de la télévision : les deux tiers d’une population rivée à un écran de télé exprimeraient ainsi une volonté populaire 7 . C’est pour la santé de la démocratie, au contraire, qu’un Pierre Bourdieu par exemple considère qu’il faut analyser et critiquer ce type d’effet de masse, réfléchir sur ce qui l’explique (compétition des chaînes, concentration des médias, monopoles des publicitaires, logique des cotes d’écoute), et voir que ce type de phénomène et de produit, empêche le développement d’une conscience critique et d’un jugement lucide. Il s’agirait à chaque fois, non pas de disqualifier tout succès de masse, mais de tenter d’en évaluer les fondements, de repérer dans quels circuits médiatiques le phénomène est pris, et peut-être avant tout d’évaluer l’objet. S’il est une dimension proprement effrayante dans la fascination du public pour des émissions telles Loft story, elle ne peut s’expliquer uniquement par la tout aussi effrayante machine médiatique ayant créé le phénomène, pas plus qu’il n’est possible d’en rejeter la cause uniquement sur la crétinerie généralisée des téléspectateurs. Il y a à mon avis des affinités inhérentes entre la télé-réalité et le médium télévisuel à l’ère néo-libérale (flux continu, intimité de l’autre chez soi, esthétique web du « voir sans être vu », compétitivité des humains entre eux comme seul horizon affectif du grand capitalisme, sadisme de tous les rapports humains, souci de performance 24h/24h), qui en expriment le succès. Si Les invasions ont acquis l’adhésion du public, c’est à la faveur d’un même type de rencontre, entre une stratégie marchande éprouvée – qui a permis à toute l’équipe des Invasions de convoler en juste noces à Cannes – et un scénario-symptôme qui cache plus de maladies que celles qu’il dénonce : mépris envers les syndicats, abandon de la jeunesse, virage tranquille de gauche à droite, apologie d’un happy few de rescapés conjurant la bêtise et convaincus d’en être à l’épreuve, etc.

Une autre thèse avancée par ceux qui cherchent à démonter les propos des détracteurs de l’oeuvre, consiste à disqualifier les jugements dépréciatifs en évoquant une fumeuse « politique des auteurs » (surtout française, surtout cahiériste). Elle a été servie par plusieurs animateurs de radio (Homier-Roy, Bazzo), journalistes, et par Arcand lui-même, pour expliquer la critique virulente des Cahiers du cinéma durant le Festival de Cannes, parut ensuite sous la plume de Jean-Philippe Tessé. Si les Invasions ne les a pas touchés, c’est que leur jugement était a priori cuirassé… « Les Cahiers, c’est connu, n’aiment pas les films d’Arcand ». Peu sont allés voir l’article en question qui, malgré bien des réserves, propose, au moins, une lecture du film, qui tente de traiter ce qui a été vu, ce que le film fait :

« Tout le film barbote dans une logorrhée nauséeuse et pourtant Arcand est incapable de filmer une conversation, ni entière ni morcelée. Ses minuscules préoccupations de cinéma sont pragmatiques : il s’agit, au moyen de dialogues surécrits et d’une grammaire simpliste (une phrase prononcée = un plan serré, un éclat de rire général = un plan de groupe), de réaffirmer qu’une parole libre – parler de sexe sans détour, dire des gros mots, faire de l’esprit, avoir suffisamment d’humour et de distance pour se juger soi-même – est le privilège exclusif d’un petit clan de jouisseurs » 8 .

Ce jugement, sans concession, résume avec une distance et une lucidité aussi délicieuse que décapante le cul-de-sac cinématographique dans lequel nous traîne l’œuvre d’Arcand. Bien entendu, les vues univoques des Cahiers-jadis-jaunes sont connues, et il n’est pas encore né celui qui y lancera des roses à Greenaway, Blier, ou qui démentira une admiration béate pour l’œuvre de Eastwood, De Palma. L’erreur serait de reporter cette défense à des a priori d’humeur (goûts et couleurs), alors qu’il s’agit, serai-je tenté de dire, d’a priori esthétiques, reposant eux-mêmes sur une idée de ce que peut le cinéma, voire, selon les cas, sur une vision du monde, un héritage intellectuel complexe (bazinien-daneysien), une école cinéphilique (macmahoniste, hitchcocko-hawksien, straubien, etc.), bref, une idée de ce que peut le cinéma. C’est toute cette tradition qui est évacuée en un tour-de-main peu élégant : «Ils n’aiment pas Arcand, eux, on l’sait ». Plus qu’une tradition dont on tente de faire l’économie, je suis inquiet qu’on n’ait pas lu cet article sous prétexte qu’il aurait été écrit par quelqu’un qui est peu favorable à Arcand… Peut-être qu’en le lisant, on aurait entretenu des rapports plus tempérés et moins emportés à son sujet.

Un troisième cas de figure consiste à dire que le film d’Arcand dénonce un système malade, et que ceux qui n’aiment pas le film sont de vieux gauchistes accrochés à leur rêve (voir à leur brochette d’ismes), qui refusent de voir que le système s’écroule, que la jeunesse est désabusée, que les syndicats sont pires que la pègre, qu’il n’y a plus moyen de mourir dignement, que le monde entier est corrompu ou corruptible, que seul l’argent sauve les apparences et restitue une illusion d’honorabilité, que les américains ont un véritable système de santé moderne alors que nous croupissons dans une sorte de moyen âge préindustriel, etc. Le cynisme le plus abject qui soit – qui porte le nom de « réaliste-pragmatique » (comme dans « soyons réalistes, serrons-nous la ceinture ») peut être cautionné de part en part par le film d’Arcand, comme sa démonstration la plus vibrante 9 .

On nous rabat les oreilles depuis le début des années 80 avec la ritournelle de la « fin des grands récits », celle dont parlait jadis Lyotard, et qui s’est cristallisée, en quelque sorte, avec la chute du Mur. Bien sûr, une série d’autres « méta-récits » englobants (le Réseau, la Mondialisation, la Démocratie-Clérico-Libérale) s’y sont allègrement substitués, de façon plus chic, et plus ambiante justement. Ce que le film d’Arcand consomme et consacre, c’est la fin des idéologies (la brochette d’ismes que Rémy énumère comme les ingrédients d’une soupe, et où se trouvent côte à côte structuralisme, maoïsme, indépendantisme, trotskysme, etc.) Mais ce qu’il veut passer en douce, de façon plus insidieuse, c’est le triomphe d’une autre idéologie : celle de l’argent. C’est le véritable impensé du film, celui que personne ne semble avoir remis en question. Comment se fait-il que personne n’ait protesté contre cette trop facile abdication à la loi de l’argent qui seule rendrait possible une mort honorable : sans douleur, dans un décor propice, etc. Car il faut bien voir que sans l’argent du fils (Stéphane Rousseau), on n’a aucun film. Arcand aura beau pérorer sur la « fin de la civilisation » et la dissolution du tissu moral qui retenait les hommes ensemble, il demeure que la mort noble, digne et humaine qu’il appelle de ses vœux est le fruit, non de la grandiloquence stoïcienne de ses personnages cultivés, mais du compte en banque de la progéniture infâme, du barbare. Cette dimension du film aurait pu constituer un paradoxe grinçant ; il n’est présenté que comme le prolongement logique d’un scénario improbable.

Je passe rapidement sous silence une autre option, sortie récemment par René-Homier Roy et André Baril, voulant que « ce n’est qu’un film, ce n’est qu’une fiction, ce n’est qu’un regard ». L’argument est à ce point grossier que le rappeler est gênant. Car il n’est pas possible, d’une part, de féliciter le« regard » d’Arcand, et de séparerce« regard » d’un certain rapport au réel. À l’évidence, il faut souligner partout un accord entre le scénario du film et la visiondu monde et de la société québécoise que défend Arcand. Ce n’est pas une parodie, ce n’est pas une caricature : ça se veut un portrait juste de la société québécoise en ce début de siècle. Ça a été vendu, publicisé, et louangé pour ça. Il ne faudrait pas qu’une telle oeuvre et son auteur se dédouanent, en plus – dès que quelqu’un proteste et appelle une réflexion – de leur responsabilité envers ce qu’ils présente, sous prétexte que ce n’est qu’une fiction.

Le film d’Arcand nous place devant le gouffre des baby-boomers face à la mort – preuve assez certaine de son succès -, après que ces derniers aient liquidé traditions et religiosité, et qu’ils se retrouvent laïques et penauds, sans armes devant la faucheuse. C’est le sens de cette scène assez curieuse, durant laquelle la copine de Stéphane, antiquaire, se rend dans l’entrepôt d’une église québécoise, et qui, devant la collection de statues en bois, de tabernacles et d’encensoirs, déclare que ces objets n’ont aucune valeur marchande, ils ne peuvent avoir qu’une valeur sentimentale. Certes, nousnepossédonsplusderitesde mort, nous ne savons plus mourir, et seul l’argent rendrait digestible – c’est-à-dire esquivable,oubliable,et non explicable – la mort. À la différence de plusieurs grandes œuvres, où la mort est prise à bras le corps, pourrait-on dire, dans tout le poids de sa douleur, sa lourdeur de chair (Cris et chuchotements de Bergman, Mère et fils de Sokourov, Nick’s Movie de Wenders, voire, plus récemment, Son frère de Chéreau), on ne rencontre la mort ici que par effraction, presque par hasard, par une défaillance du système… biologique, technologique.

Rien de plus lassant dans ce film que les lamentations sur la vanité de la vie et des plaisirs, l’absence de gestes significatifs posés dans une vie, le relativisme de l’historien capable de replacer la petitesse de sa vie et de son époque à l’échelle de l’Histoire humaine, le « nous sommes bien peu de choses », ou encore les phrases dans le style « ce qui va le plus me manquer », et autres fadaises. Ce n’est que du bavardage, qui ne donne lieu à aucun « contact » avec une réalité de la mort, sinon un assez piètre effet d’identification (« moi non plus, je n’ai rien fait de ma vie », « moi aussi, ça va me manquer »). D’où la justesse et le courage des propos de Jean Larose parus dans Le Devoir au printemps dernier, rare voix discordante a avoir surgi au milieu du chœur qui encensait l’œuvre, lorsqu’il avançait que le film d’Arcand avait raté une belle occasion pour affronter, en face, la question de la mort, pour une génération qui a désappris à mourir.

Disons-le, ce n’est pas en parlant de la mort qu’on en éprouve l’épreuve. Ce n’est pas non plus en martelant des phrases enguirlandées de qualificatifs et d’adverbes, que ce film trouve son efficacité, c’est plutôt quand il décide de se taire. Qu’on cesse, une foispour toute,de féliciter la truculence des dialogues d’Arcand : ils sont pesants, bourrés de poncifs et d’auto-flatteries, empreints d’une suffisance peu convaincante, faussement profonds et intellectuellement creux. Ils ne servent qu’à donner à des acteurs l’impression qu’ils jouent dans un « film français », tout en réduisant la pratique du dialoguiste à un certain art de faire des phrases avec au moins trois propositions subordonnées, d’interminables énumérations, de parvenir à glisser deux ou trois bon noms de vins et une recette « d’omelette aux truffes » …

Comment se fait-il alors, malgré tout ce qui a été dit jusqu’ici, que les Invasions parvient à frapper, et même, à arracher des larmes ? Je dirais que c’est à la faveur de trois moments bien précis, trois séquences qui mettent en scène une défaillance de la parole, du corps, de la machine. Défaillance de la parole, au moment où tous disent adieu à Rémi, et qu’il n’y a plus rien à dire devant la mort de l’ami ; défaillance du corps, lorsque Rémi est obligé de décliner une coupe de vin parce qu’il le régurgiterait, et que la troupe, soudain moins gaie, boit en silence ; défaillance de la machine, quand la fille de Rémi envoie un message via sa webcam qui se brise, se défait, comme sa voix, étranglée.

Ces trois effractions, ces trois ratages, sont, ne craignons par de le dire, des “inventions”, qui semblent échapper au scénario, qui parviennent à percer la croûte verbeuse, cynique, soi-disant critique et lucide qu’Arcand aurait mis en œuvre. À cela, je voudrais également souligner qu’Arcand et Dufaux ont su filmer un paysage d’automne, comme, à ma connaissance, peu de cinéastes québécois y sont parvenus : cet air qui se rafraîchit soudain, qui se crispe, et nous fait éprouver durant quelques moments sublimes, sur lesquels glisse la musique inquiétante d’Arvo Pärt, le coloris, la senteur, le goût, bref, à construire un véritable percept de l’automne.

En somme, il y a quelque chose à sauver dans ce film, mais qui se déroule dans la marge de ce qu’on en dit : ce n’est ni sa vision du monde, ni son scénario, ni le jeu des acteurs, ni les dialogues qui constituent la force du film. Ce sont ses paysages d’automne, et ces rares instants où les personnages se ferment le clapet pour laisser sourdre, dans la fêlure du discours et de la voix, l’intolérable de la mort. C’est, au fond, bien peu.

Quel sera l’avenir des Invasions barbares, comment sera-t-il lu dans dix ou quinze ans, une fois que seront retombées les paillettes et que ce sera évaporé le nuage de fumée qui semble avoir obnubilé toute l’industrie depuis sa sortie, nul ne peut le dire. On ne peut qu’espérer qu’il sera réévalué à l’aune du parcours de ce cinéaste qui, faut-il le rappeler, comprend quelques films admirables – il suffit de rappeler La maudite galette, Gina, ses documentaires des années 70. Ces œuvres ont contribué à l’art du film québécois et ont contribué à sa stature d’auteur. En repensant à ces films, il n’est peut-être pas inutile de rappeler la fin de Gina, qui semble résumer sur bien des plans l’état du cinéma que pratiquera Arcand tout au long des années 80 jusqu’à aujourd’hui. Une équipe de cinéastes de l’Office nationale du cinéma tourne un film sur des ouvriers travaillant dans une usine de production de coton. Le projet est interrompu par la censure (inspirée de la saga vécue par Arcand avec On est au coton, sorti en 1976), et le cinéaste n’a d’autre choix que de tourner des films insipides de fiction avec des vedettes (Denise Filiatrault). Arcand n’annonçait-il pas ici, au milieu des années 1970, ce qu’il sera après 1980 ? Un ex-marxiste désabusé, amer, plaintif et complaisant, qui s’entoure de vedettes adorées du grand public, qui ne s’est jamais remis de l’étiolement de la religion catholique au Québec, qui embrasse un cynisme dangeureusement à la mode, complice des pires tendances de la pensée actuelle, et qui aura fini par oublier – et de cela, tout particulièrement, on ne peut lui pardonner – de faire du cinéma.

On est au coton, 1976

Notes

  1. Les aléas de l’édition ont voulu que cet article ait été écrit avant que paraisse, coup sur coup, dans le Devoir, une lettre de Léon Courville, économiste, critiquant le film comme « réactionnaire » (auquel répondit vivement Michel Rioux (le 12 mars) et André Baril (le 17 mars 2004), et que soit diffusé sur Radio-Canada, une émission de Marie-France Bazzo consacrée au film à laquelle furent invités Michel Venne et Gérald Larose. Ce débat tentait de réfléchir sur le contenu du film, et ce, près d’un an après sa sortie, ce qui ne manque pas d’étonner. Notre article, qui se voulait intempestif, se trouve lancé au coeur d’un débat qu’il espérait susciter, plutôt que poursuivre. Nous croyons, modestement, qu’il demeure nécessaire.
  2. Jean-Claude Guiguet, cinéaste français, s’exprimait en ces termes à l’émission “Le cinéma l’après-midi”, diffusée sur France Culture le 20 mars 2004. Il parlait de la question de la mise en scène et de l’invention cinématographique dans le dernier opus de Lars von Trier, Five Obstructions et, où décriait leur absence totale dans le film de Denys Arcand.
  3. Je renvoie les lecteurs au texte de Nicolas Renaud, paru sur Hors Champ, et qui tentait de démonter le phénomène du Déclin. Voir Le secret honteux du Déclin…, dans notre section Cinéma.
  4. Dans la poésie bucolique antique, l’Arcadie est représentée comme le pays du bonheur calme et serein. Et in arcadia ego (1638-39) est un célèbre tableau de Nicolas Poussin, représentant des bergers regroupés autour d’une pierre tombale sur laquelle la phrase éponyme est inscrite. Dans le contexte de cette toile, elle signifierait à peu près : « Je (la mort) suis aussi en Arcadie ».
  5. Il faudrait distinguer « juste appréciation » et « vérité de l’œuvre ». S’il y a une vérité de l’œuvre, elle est dans l’œuvre elle-même (ce que l’œuvre dit de vrai), pas dans ce qu’un critique pourrait en dire. La « vérité de l’œuvre » serait le type de relation qu’elle entretient avec le monde, la pensée, et que le critique consciencieux a pour mander de mesurer, d’évaluer, de qualifier. La vérité de l’œuvre est donc tout sauf une lecture de l’œuvre adéquate à son objet qu’il s’agirait de dégager, mais une appréciation juste de ce que le film fait, du type d’opération discursive dont il est le creuset, et enfin, de quelle vision du monde elle participe. Au mieux, le critique parviendra-t-il à restituer ce nœud de relations entre choix esthétiques, pratiques discursives, afin de démonter le chaos des relativismes et des opinions vaseuses. Ce pour quoi cet article tente modestement de prêcher, c’est un jugement sur l’œuvre elle-même qui me semble bien égarée dans le boui-boui dans lequel on l’a enfoncé.
  6. Je ne veux, avec cela, invalider tout type de réussite en salle, et n’enlève rien aux succès populaires de films comme Roger Toupin : épicier de Benoît Pilon, ni même le fort sympathique Grande séduction de Jean-François Pouliot, qui reposent, pour le premier, sur un engouement populaire non concerté, sur le second, sur un produit à vocation populaire bien adapté au goût de l’heure, doublé d’une machine publicitaire bien huilée, il faut l’avouer.
  7. Cet argument nous a été servi par Bernard Drainville lors d’un débat ayant suivi la projection à la Cinémathèque québécoise le 28 novembre 2003, de deux cours de Pierre Bourdieu au collège de France, Sur la télévision et Sur le journalisme. Selon lui, les cotes d’écoute peuvent apparaître comme un outil démocratique puisqu’elles permettent de reconnaître le goût de la majorité. « 3 millions de québécois qui écoutent Loft story, c’est démocratique. C’est quand même pas tous des imbéciles !… » (je cite de mémoire).
  8. Jean-Philippe Tessé, « Les invasions barbares », Cahiers du cinéma, no. 582, septembre 2003, p. 36.
  9. Sans vouloir cultiver les ragots, il ne serait pas inutile de rappeler que les idées d’Arcand sont conformes, sur bien des points, avec les politiques du gouvernement actuel, en particulier sur la question de la santé et du syndicalisme. Un collègue – que je tiens d’ailleurs à me remercier pour le tuyau – a porté à mon attention un portrait de Monique Jérôme-Forget, véritable cerveau de la « réingéniérie » de l’État québécois, paru dans le magazine l’Actualité. On y apprend, notamment, qu’elle est la marraine de Ming Xia, la fille de Denise Robert et de Denys Arcand et qu’elle est une amie intime de la famille. Madame Jérôme-Forget, rappelons-le, a le projet de réduire le nombre de représentations syndicales dans les hôpitaux, et on peut dire sans trop se mouiller qu’elle est un des moteurs principaux de l’idéologie conservatrice qui informe les choix du gouvernement québécois. Il n’y a pas de hasard.