Les images sans point de vue
Le Sommet des Amériques de Québec est un événement hyper documenté. Parfois, un manifestant sur trois semblait être muni d’un appareil de prise de vues. Puis il y a aussi l’omniprésence de la télévision et les centaines de caméras de vidéo-surveillance de la police (qui, d’ailleurs, sont pour la plupart toujours en fonction plus d’un ans après la “clôture” de l’événement). Dès lors, on pouvait espérer que quelqu’un, quelque part, allait tisser à partir de ces kilomètres de bande magnétique, un filet de sécurité pour tous ceux qui, croulant sous la surabondance d’images et de commentaires, perdirent pied depuis l’étroite poutre du réel. Le film Vue du sommet, de Magnus Isacsson, appuyé au tournage par six autres cinéastes de l’Office national du film, témoigne de la confusion du statut du documentaire au cœur de cette saturation d’images médiatiques. De plus, aveuglé par le spectacle de l’événement et de ses récits secondaires, le film se montre incapable de proposer une réflexion pertinente sur les enjeux de l’Histoire.
Et peut-être est-ce la faute de la télévision si on a l’impression qu’aujourd’hui, enregistrer des images correspond seulement à saisir quelque chose qui se déroule devant une caméra.
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Il y aurait beaucoup à dire sur l’état actuel du documentaire, au Québec comme ailleurs. Mais disons simplement qu’une grave dépendance à la télévision, tant pour sa distribution que son financement, a obligé le documentaire à se mouler au corset rigide du tube cathodique, y perdant une partie importante de sa liberté formelle et éditoriale. La télévision, présentée par ceux qui la font comme un médium démocratique, multiplie les voix sans jamais prendre la peine de les trier. Malgré la tentation de s’excuser par avance en évoquant une nécessaire objectivité, la télévision a surtout fait des ondes un espace où tout se relativise, sans autres critères de validité que l’existence de facto de chaque opinion et c’est au journal télévisé que, quotidiennement, on observe le mieux ce phénomène d’équivalence automatique. Pour le reste, c’est comme si les liens étroits entre télévision et documentaire ont fini par traverser un petit écran poreux. La confusion grandissante entre documentaire et ce que l’on nomme un peu pompeusement “Grand reportage” a finalement soumis le cinéma documentaire à ce critère d’objectivité qui veut que, pour un même sujet, tous les points de vue se reflètent avec la même intensité et que toute ombre de subjectivité soit ainsi suspecte.
Simplement, il nous faudrait aller au bout des termes et du sens que l’on voudrait leur donner, et si définir l’objectivité médiatique est en dehors des prétentions de ce texte, l’exercice mériterait d’être fait.
Mais, à titre d’exemple, citons le documentaire Bacon, le film qui a ébranlé par son propos l’industrie agroalimentaire québécoise. Éludant les enjeux du film (pollution, néo-libéralisme et démocratie), les représentants de l’industrie porcine et du Gouvernement québécois, principaux accusés, ont reproché au réalisateur, Hugo Latulippe, son “manque évident d’objectivité”. De fait, l’un des meilleurs arguments dont dispose celui qui veut se défendre contre un documentaire est d’en dénoncer la subjectivité, d’en faire une opinion parmi d’autres. Le relativisme devient un argument et, plutôt qu’une réflexion cohérente tissant des liens entre divers faits, le point de vue de l’un a autant de mérite que celui de l’autre. Ce critère d’objectivité, bien que contredit par toutes les traditions documentaires, qu’elles émanent de Vertov, de Grierson ou de Perrault, a été entendu partiellement par le grand public et le débat soulevé par le film s’est englué dans la politicaillerie, au bonheur des grands éleveurs de porc.
Tout cela comme si le documentariste prétendait au journalisme en confondant la capture de faits, capture somme toute facile, et la prétention, certes plus dangereuse, à la Vérité. Le cinéaste devrait être celui qui est capable de donner du sens à des images, de les organiser en une lecture cohérente de l’événement, en prenant la responsabilité de sa chronologie et, au bout du compte, de sa prétention au vrai et au réel.
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“À force de déclarations, ce que l’on nomme Cinéma Vérité serait dévoué à la vérité. Il n’atteint seulement qu’une vérité superficielle ; la vérité des comptables.“ – Herzog 1
On peut, en général, ne pas être d’accord avec cette déclaration de Herzog. Malheureusement, un nombre de plus en pus important de documentaires semble confirmer l’intuition qu’il y a effectivement une dégradation du réel et que les films n’arrivent plus qu’à saisir cette “vérité des comptables”. C’est cette revendication du réel dans le film qui est le premier et le plus grand malentendu entretenu à propos de Vue du Sommet.
Le malaise se vit d’abord dans la salle de projection. Telle une préface qui en dit beaucoup plus que l’œuvre littéraire qu’elle se doit d’introduire, un réalisateur qui présente publiquement son film en répondant à l’avance aux critiques que d’autres, en d’autres lieux, ont déjà exprimées, révèle un inconfort certain quant à la valeur possible du film. “Nous avons voulu respecter le point de vue de chacun – même si nous n’étions pas toujours d’accord – et ainsi donner la chance au spectateur d’exercer son propre jugement.“. Il s’agit effectivement moins d’une proposition éthique face à un sujet qu’une échappatoire devant l’échec du film de discerner le bon grain de l’ivraie. D’ailleurs, il s’agit là de l’argument idéal des grands médias, lorsqu’ils se voient accusés de faire diversion sur la vérité et de confondre le discours avec la campagne de relations publiques : “Nous croyons à l’intelligence du spectateur pour se forger lui-même une opinion”. On s’attendrait à une réthorique différente de la part d’un documentariste. Oublie-t-il aussi que, devant le sujet de son film, les spectateurs ont été exposés à bien des raccourcis idéologiques et explicatifs. La vue de ses images est déjà brouillée par surexposition, par la signification qu’elles ont acquise dans la couverture médiatique.
Un autre malentendu à propos de Vue du Sommet a été d’en faire un “film engagé” (aussi faudrait-il circonscrire cette idée de l’art engagé) alors même qu’il n’est qu’un reportage sur un sujet engageant. C’est que ce film d’Isacsson et Lapointe apparaît comme la manifestation symptomatique (et très éclairante) de cette pseudo objectivité télévisuelle propre au “grand reportage”. Disposant sensiblement du même temps écran, tout le monde a son mot à dire, même ceux qui n’ont rien à dire où ceux qui mentent. Si les prétentions au réel sont nombreuses (”Tournés dans la plus pure tradition du Cinéma Vérité“, nous disent les documents promotionnels de l’ONF), Vue du Sommet n’arrive même pas à saisir le factuel – sinon quelques anecdotiques et dramatiques plans de jeunes devant la clôture et de policiers derrière la clôture – et s’approche encore moins du vrai. À un certain moment, Philippe Duhamel du groupe SalAMI et Richard Feinberg, ancien conseiller américain sur le libre-échange se croisent, du même côté de la clôture : au moment où l’échange devient direct, c’est l’esquive et tout se dégonfle. On a plutôt l’impression malaisée d’assister à une situation forcée où des protagonistes, ayant oublié leur texte à la maison, se contentent seulement d’échanger un ou deux raccourcis avant de retourner dans le campement de leurs opinions respectives. Tout, dans ce film, est de l’ordre du discours dans sa plus plate fabrication et prend le pas sur la nature véritable de l’événement. Si le Sommet des Amériques apparaît avec le recul comme une gigantesque opération médiatique de charme, où politiciens, policiers, journalistes et manifestants ont tous très bien joués leur rôle, Vue du Sommet n’est que le montage parallèle de ce que les médias nous ont fait voir en avril 2001.
Certains enjeux du film n’en sont pas. Qui, de la CLAC ou de SalAMI, adopte la bonne tactique pour contrer le néo-libéralisme ? Ce n’est pas un enjeu mais une question qui nous détourne des enjeux. Exposer de façon aussi binaire (lancer des roches sur une clôture versus rester coucher sans broncher devant la police) les contradictions internes des opposants n’a que peu d’intérêt. Quant aux questions relatives au contenu de la ZLÉA, première raison de mobilisation de la dissidence à laquelle on consacre le film, elles sont absentes du propos, ou du moins, l’objectif du film ne semble pas être de les éclairer. Les enjeux et conséquences de cet accord sont certainement une voie de retour à la réalité, toutefois le réalisateur semble avoir été happé entièrement par l’événement de la manifestation, laquelle n’est qu’une partie de la réalité en cause et d’ailleurs, peut-être pas la plus exempte de mise en scène. Répétons-le : le spectacle médiatique a fait jouer à chacun, tenants comme opposants de toutes les tendances, son rôle tel qu’écrit et prescrit par le corps organique du système. Le recul et la froide lucidité font ressortir la manipulation programmée de tous les partis et à Québec, SalAMI comme la CLAC, apparaissent comme la sécrétion immunitaire du système devant le virus du désaccord : faire croire à la possibilité du dialogue et légitimer la répression devant ce qui à la télévision sera toujours quelqu’un qui s’en prend à la police.
Mais revenons au film. Le montage installe une succession de déclarations. Il évite ainsi toute espèce de dialogue, toute possibilité dialectique et, de cet étalage de discours, il ne reste au final qu’un “quant-à-soi” généralisé. Il ne suffit pas d’alterner au montage un néo-libéral et une anarchiste pour qu’il y ait déconstruction des discours. Simplement, l’un ment, et, de toute évidence, sait très bien le faire devant la caméra. L’autre, spontanée, est plus émotive et passe moins bien à la caméra. Il n’y a pas deux discours différents, il y a deux qualités de discours. Ainsi, peut-on laisser Thomas d’Aquino, représentant des 150 plus grandes corporations canadiennes au Sommet, dire que le but de ses clients est “d’augmenter les standards sociaux et environnementaux des autres pays au niveau des nôtres“. Le but des compagnies canadiennes est, prosaïquement, de faire de l’argent. Rien ni personne, au montage, n’est venu nous le rappeler.
D’autres choix de mise en scène apparaissent tous aussi malheureux. Par exemple, l’utilisation de sept équipes de tournage. Au lieu de saisir avec ubiquité le déroulement du Sommet à travers six personnages, tel qu’il fut d’abord planifié, le film s’est disloqué en une suite d’images autonomes, sans grande valeur esthétique ou sémantique. On a l’impression, elle aussi de plus en plus répandue dans le documentaire contemporain, que la caméra numérique flotte, enregistrant au passage des gens qui bougent mais oubliant de cerner par le cadre le champ de leur présence et de leurs actions.
Un mot encore sur l’utilisation dramatique de la musique. René Lussier est un excellent musicien, mais son art est ici inutile, voir nuisible, puisque sa principale fonction est de fabriquer un spectateur inquiet, émotionnellement guidé devant des images de manifestants et de policiers en plein tango. C’est là encore ce qui ramène ce film au cœur des problèmes de la pratique du documentaire contemporain. Comme pour 9/11 (voir notre article sur ce film), où commence la lecture imposé du réel, où la fiction prend-t-elle le pas à l’interprétation du réel ?
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“Un jour de mai 68, j’y ai vu une chose très belle. Au milieu de l’après-midi. Il y avait beaucoup de monde et tout le monde pleurait. Tout un café pleurait. C’était très beau. Une grenade lacrymogène était tombée.“ 2
Justesse poétique ; cette simple réplique, tombée de la bouche d’un Jean-Pierre Léaud dans La maman et la putain, m’en dit plus sur la réalité d’une manifestation que toutes les images vues sur le Sommet de Québec. Ces images se sont articulées dans une bonne dizaine de films très différents, allant de cette étrange cassette souvenir remise aux policiers en service pendant le Sommet jusqu’aux pamphlets militants en passant par la récupération tout azimut des affrontements (ici un vidéo-clip, là une adaptation de Roméo et Juliette, etc.). Tous ces “films” posent de façon concrète le problème de l’Histoire au cinéma. Comment capter l’Histoire en marche ? Comment comprendre aujourd’hui par l’image ce qui nous affectera dans les décennies à venir ?
Coproduit par l’Office national du film du Canada, diffusé en salle puis peu après sur les ondes de Télé-Québec, la plus incalculable portée de Vue du Sommet est de s’être déjà entouré de l’aura du document officiel du Sommet des Amériques et sa contestation ; l’image qui, dans vingt ans, devra aider ceux qui cherchent à comprendre ce qui s’est passé (la question pourrait alors bien être : comment en sommes nous arrivés là ?) sera sans contenu. Pas le moindre indice, sinon des énoncés vagues et relatifs, pour comprendre des enjeux qui se jouent au niveau des plaques tectoniques, amenant dans leurs dérives quotidiennes des effets insoupçonnés sur les structures sociales qui ne se manifestent que dans l’accélération de ce qui nous est aujourd’hui présenté comme normal et inéluctable.
De cela aussi, il faudrait reparler…