Les glaneurs et la glaneuse
Dans son dernier opus, Les Glaneurs et la glaneuse, Agnes Varda flâne à travers la France pour cueillir, au hasard des rencontres, les images de ceux qui glanent, grapillent et récupèrent.
Varda ouvre son film par une définition tirée du dictionnaire et nous apprend que les glaneurs sont ceux qui, après les récoltes, envahissent les champs pour ramasser ce qu’on a oublié ou simplement écarté des moissons et vendanges. Ici, aucun didactisme rebutoir puisque, tout en nous faisant la lecture, elle filme son chat flâneur. Le ton est donné : brillant et léger. Elle dresse alors un catalogue du glanage en prenant comme pièce à conviction le célèbre tableau de Millet Des Glaneuses (1857) et illustre à son tour ce geste immémorable sur son mode rural – glaner et grapiller- et urbain – récupérer.
De cette volonté de cerner toutes les manifestations de ces superbes mots – glaner, glaneur, glaneuse, grapiller et d’autres encore -, on apprend encore beaucoup : que Millet a créé à la remorque de son tableau un motif repris encore et encore en peinture ; que le droit de glaner est consacré par la loi française depuis Saint-Louis (XIIe siècle) et légitimé par l’Ancien Testament à au moins deux reprises ; que certains glanent certes par nécessité, mais aussi par plaisir, par habitude ou par idéologie.
La glaneuse du titre, c’est évidemment Agnès Varda qui utilise, pour une partie du tournage, une caméra Mini DV comme d’autres se servent d’un calpin de notes. Le film mêle ainsi deux approches. D’abord l’approche documentaire dite traditionnelle du tournage en équipe réduite, sur support professionnel (DV CAM), avec repérage préalable, horaire de tournage et tout le bataclan. Cette façon de faire, amenée par une cinéaste d’expérience, permet encore beaucoup de liberté et l’agencement avec les séquences tournées par Varda seule, avec une petite caméra Mini DV, se fait sans heurt.
On peut être surpris d’apprendre que 65 des 80 minutes du film ont effectivement été tournées en équipe, l’auteure s’étant réservé la petite caméra numérique pour de brefs “commentaires.” Entièrement automatique et fonctionnelle avec les soins d’une seule personne, ces caméras Mini DV deviennent, chez Varda et chez d’autres, des instruments qui “personnalisent” la démarche du tournage, qui déclinent le cadre à la première personne du singulier. C’est l’autoportrait de cette dame qui, filmant ses mains, y constate le passage du temps. Pourtant Varda ne devient jamais une vieille dame à la caméra : toujours sur un mode ludique, parfois gamine, elle filme encore les moisissures de son plafond, les repousses grisonnantes de ses cheveux, les énormes camions-citernes roulant sur les autoroutes qu’elle transforme, par le jeu de l’optique, en jouet miniature pour la routarde qu’elle est le temps d’un film. L’inclusion de ces images glanées se fait donc un peu à la manière “d’apartés” au théâtre, comme la conscience d’une réalisatrice-protagoniste qui s’adresse à elle même en se filmant, prenant le spectateur à témoin.
Varda est ici dans son fief de la “cinécriture”. Filmer au hasard des rencontres et des sensations, débuter le montage puis tourner à nouveau, seule ou en équipe, c’est pour elle se permettre toutes les digressions qui la tentent, l’amusent ou éclairent son propos. Confrontant deux approches, elle construit son documentaire comme d’autres mènent leur existence, pratiquent le glanage et le grapillage. Elle ramasse, ici et là, des images et des bouts de vie volées, oubliant de fermer sa caméra pour capter une mémorable “ danse d’un bouchon d’objectif “ et dénichant au hasard des antiquaires un autres tableau de glanage. Par cette flânerie heureuse, c’est la notion de plaisir que Varda met au cœur de sa création.
À la fois portrait d’une économie parallèle et autoportrait d’une réalisatrice abandonnée aux joies des petites caméras – Les Glaneurs et la glaneuse pose aussi la question de l’outillage en cinéma. Nombreux ceux qui prétendent à la création d’images et voient dans ces innovations techniques la démocratisation des images. Varda, par son expérience, son intelligence et sa sensibilité à l’immédiat, prouve au contraire que de cadrer quelqu’un ou quelque chose n’est pas suffisant pour faire un film, que l’accumulation simple et quand même bien intentionnée d’images facilement fabriquées peut nuire plus au cinéma qu’il ne le pousserait vers de nouveaux horizons.
Derrière la caméra de Varda, il y a encore la nécessité d’un regard capable de s’émerveiller devant des manifestations spontanées de la vie ; un esprit curieux, qui, de scènes en séquences, de montage en tournage, reconstruit une idée du monde qui plaît aux gamines comme aux vieilles dames.
Naïf, le cinéma de Varda. Parfois. Mais libre, coquet et franchement personnel, certainement !