Chronique télévision

LES DÉTESTABLES, LE LABORATOIRE HUMAIN

À peu près toutes les tentatives pour tracer l’origine de la téléréalité font remonter à l’émission américaine Candid Camera (en ondes dès 1948) les premières manifestations d’un « genre » qui connaît aujourd’hui 1000 infinies variations. Et il est vrai que l’essence même de la téléréalité se trouve en quelque sorte réduite ici à sa plus simple expression : une caméra cachée, une mise en scène minimale et quantité de têtes de turc potentielles, voilà tout ce que ça prenait pour mettre en place un des concepts les plus durables et les plus populaires de l’histoire de la télévision, dont Surprise sur prise représente une variante célèbre et un des beaux succès internationaux de la production locale. La version toute contemporaine qu’en propose Les détestables (diffusée à V le mardi soir) atteste de cette longévité mais, mieux encore, elle fait la preuve qu’une bonne idée peut se renouveler, s’adapter et s’enrichir avec le temps, si tant est qu’elle tombe entre de bonnes mains.

Développé en Belgique sous le titre de Benidorm Bastards et acheté par une vingtaine de télévisions à travers le monde (Louis Morissette en est le producteur ici), le format des Détestables est tout le contraire de ces émissions de caméra cachée sans saveur et sans identité (par exemple Les Gags, produit par le maison de Gilbert Rozon) qui pourrissent les ondes et sévissent notamment sur certains vols internationaux où leurs bandes sonores dépourvues de dialogue mais encombrées par de très désagréables rires en canne assurent une exportabilité qui est aussi la marque de leur totale ineptie. Une grande majorité des émissions fondées sur le dispositif de la caméra cachée basent leurs effets sur un humour « slapstick » assez élémentaire, en plus de recourir systématiquement à la répétition des mêmes scènes au sein de séquences itératives, supposées générer par le cumul d’infinies variations une surenchère d’hilarité – c’est en tout cas le principe. Les détestables, pour sa part, ne se permet aucun luxe semblable et présente – c’est du moins ce qu’on suppose, car aucune production de ce niveau ne peut faire l’économie de prises multiples – la meilleure occurrence de chaque gag, ce qui nécessite bien entendu un nombre considérable de mises en scène différentes dans chaque émission.

Mais le plus intéressant est ailleurs, et tient justement au registre humoristique visé par les gags en question. Ici, pas de rires artificiels, pas de musique de films muets ni de pelures de bananes ; les « détestables » du titre, ce sont 8 acteurs âgés (le plus jeune a 62 ans) qui embrassent en diverses circonstances le rôle de vieux désagréables, le plus souvent auprès de victimes elles-mêmes très jeunes. Croquée sur le vif, la réaction de ces derniers, qui va de l’incrédulité à la sidération, en passant par le fou rire et l’indignation, constitue le premier motif d’intérêt d’un « format » qui, parce qu’il évite les principaux écueils qui le guettaient mais surtout parce qu’il bonifie grandement les formules existantes, remplit parfaitement son pari de divertir intelligemment tout en révélant une ou deux petites choses de notre humaine, trop humaine nature. Ce sont bien entendu les gestes posés et les paroles prononcées par les « p’tits vieux » qui sont surprenants : impertinent, polisson, irrévérencieux, leur comportement est à l’exact opposé de ce qu’on attend de têtes grisonnantes. Très « politiquement incorrects », ils se servent de l’impunité accordée par l’âge pour franchir cette « frontière sociale », invisible mais bien intégrée par tout un chacun, telle cette grand-mère qui, se penchant, d’abord attendrie, sur le landau poussé par une jeune mère, s’exclame : « mais yé dont ben laid, lui !! ». Impossible de ne pas ressentir devant une telle scène un terrible inconfort, celui du tabou impunément bafoué. L’intérêt d’une certaine forme de télé-réalité, malgré ces excès, ses facilités et les fausses promesses sur lesquelles elle assoit trop souvent son attrait, se trouve justement dans ce qu’elle révèle du théâtre social que constitue toujours et nécessairement la mise en scène de soi en situation publique d’interaction. Les Détestables – dans le cadre humoristique qui est le sien – joue habilement cette carte, en faisant de la sphère publique un laboratoire d’observation hors pair.

L’aspect par ailleurs le plus étonnant du format – et en cela la version québécoise est très fidèle à l’original – réside toutefois dans la forme. D’une facture visuelle très léchée, avec un soin particulier apporté à la direction photo et aux cadrages, la mise en scène, le montage et tout le travail de post-production contrastent éminemment avec le laisser-aller habituel des émissions de caméra cachée. Un procédé en particulier est utilisé systématiquement qui sert de véritable signature à l’émission : une fois le « méfait » des acteurs complété, ils disparaissent rapidement de la scène du crime, laissant les victimes à elles-mêmes et ouvrant le champ aux diverses réactions qu’elles pouvaient difficilement exprimer en leur présence. Ces réactions, qui constituent comme on l’a déjà fait remarquer le cœur du concept des Détestables, sont filmées la plupart du temps au ralenti, et accompagnées de musique, invariablement des pièces du répertoire populaire des années 1960. Certes la manière est redondante et montre vite les limites d’une formule appliquée partout sans autre discrimination ; mais force est de constater que le stratagème a du mordant, et travaille fort efficacement en l’étirant à mettre l’accent sur le moment clé de la saynète, celui où se révèle au grand jour une réponse jusque-là différée et qui pour cette raison s’en trouve encore plus drôle.

L’impertinence des acteurs âgés qui sévissent dans Les détestables, sa trame musicale qui nous plonge dans l’espèce d’insouciance propre aux années 1960, le choix des lieux de tournage (plages, parcs, terrasses de restaurants l’été) confèrent à l’ensemble une légèreté placée sous le signe de la joie de vivre et d’un certain abandon, des caractéristiques qu’on n’a pas si souvent l’occasion d’associer au troisième âge. Ne serait-ce que pour cette raison, l’émission mérite le coup d’œil ; mais le geste sera amplement récompensé, car il ne se trouve rien de plus drôle en ce moment à la télévision québécoise.