LES ANGES DE L’HISTOIRE
« Les anges (dit-on) souvent ne sauraient pas s’ils passent parmi
des vivants ou des morts. L’éternel courant
à travers les deux règnes entraîne tous les âges
avec lui sans arrêt, et dans tous deux il domine leurs voix 1 . »
« Je désire faire un film à et sur Berlin. Un film dans lequel s’inscrirait une certaine idée de la ville depuis la fin de la guerre. Un film qui ferait apparaître enfin ce qui manque dans tant de films tournés à Berlin, et qui pourtant semble tellement à portée de la vue : des sentiments certes, mais aussi quelque chose dans l’air, sous les pieds, ce qui distingue si radicalement la vie ici de la vie ailleurs, dans d’autres villes. […] [L]‘histoire est ici physiquement et émotionnellement présente, une histoire qui ne peut être vécue ailleurs en Allemagne, dans la République Fédérale, que comme dénégation ou absence. […] Beaucoup disent que Berlin est “foutu”. Je dis : “Berlin est plus réel que toutes les autres cités. C’est un site plus qu’une cité.” […] Mon histoire ne parle pas de Berlin du fait qu’elle s’y déroule, mais parce qu’elle ne pourrait se passer nulle part ailleurs 2 . »
La traduction réductrice du titre du film de Wenders, Les ailes du désir ou Wings of Desire, escamote ce que l’on pourrait appeler le véritable sujet de ce film, auquel on aurait peut-être pu donner le titre « Berlin 87 », comme il y a un Europe 51, un Germania anno zero, même si peu de choses lient, a priori, Wenders à Rossellini. Der Himmel über Berlin, Le ciel au-dessus de Berlin, désigne d’entrée de jeu le point de vue aérien du film, survolant et traversant les murs et les enceintes de la ville, happant au hasard des bribes de flux de conscience des Berlinois, riches ou pauvres, jeunes ou vieux. Berlin, vu du ciel ; le ciel, vu de Berlin : entre ciel et terre 3 . Du macro- au micro-, le film ne cessera d’alterner les points de vue, les « focales », non afin de réduire l’un à l’autre, mais dans la conscience que c’est en maintenant et en alternant ces deux perspectives que l’on pourrait rester fidèle au flux de l’histoire (de la ville) 4 . Du coup, les perceptions (sonores et visuelles « pures ») des anges et leurs mouvements dans l’espace de la ville dessinent moins un enchaînement narratif linéaire, qu’une choralité ou un mouvement symphonique.L’intrigue amoureuse entre l’ange Damiel et Marion la trapéziste – que le remake américain, City of Angels (Silberling, 1998), a évidemment seul retenu -, ou encore l’attendrissant « devenir-homme » de l’ange, est peut-être à la source du succès du film 5 , ce n’est évidemment pas pour ces raisons qu’il mérite une attention (ce serait plutôt l’aspect le plus mièvre et kitsch du film). Il nous faut plutôt revenir à l’énoncé de principe de Wenders, donné en exergue : faire un « film à et sur Berlin », après un « exil » de sept ans, qui renouerait avec sa mémoire d’enfant et d’adulte de l’Allemagne 6 , et son expérience de cette ville en particulier 7 . Mais Wenders refusait l’idée d’adopter le point de vue d’un individu « revenant » à Berlin. Très tôt, l’idée d’un film qui ne serait pas dominé par un point de vue s’est imposée, lui préférant une multiplicité de points de vue, de multiples points d’entrée dans la conscience de la ville, et dont témoigne par exemple une version abandonnée du projet, de faire que les anges représentent les quatre puissances qui administraient encore la ville 8 (un ange anglais, un autre français, un russe et un américain, reprenant la répartition des personnages dans Berlin Express de Tourneur).
Les allusions évidentes à Toute la mémoire du monde (1956) de Resnais (notamment dans les scènes tournées dans la bibliothèque, chef-lieu des anges), ou encore à Nuit et brouillard (1956) et Hiroshima mon amour (les travellings latéraux qui « dé-raccordent » le présent et les images d’archives, ou encore les travellings qui créent ces continuum discontinus entre Nevers et Hiroshima), corroboreraient, au-delà de certains thèmes communs, l’idée d’une ville-mémoire, singulière et poreuse, constituée du concert entrechoqué des quêtes et des tracés : les anges (comme la caméra) sont autant de surfaces sensibles – véritables automates spirituels – qui répercutent et réfractent cette mémoire plurielle, logée dans les plis de la ville. En effet, Berlin nous est montrée comme une ville faite de plis, de replis. L’Histoire, pour continuer le jeu sémantique, y apparaît comme repliée dans ses lieux symboliques, ses recoins reculés, désaffectés. Le film aura pour tâche de déplier, ne fut-ce qu’en les filmant, le potentiel poétique et historique de ces espaces, s’inscrivant dans un projet plus général de réappropriation d’une mémoire allemande, qui a animé plusieurs cinéastes, artistes et écrivains de sa génération qui participent de ce que Palmier appelle une « culture née des ruines 9 ».
Der Himmel über Berlin, plus qu’un conte semi-fantastique sur l’incarnation d’un ange amoureux d’une trapéziste, est un film sur Berlin, un film tissé de multiples références qui s’entremêlent, comme le chœur des voix qui tapissent la bande son : l’angelus novus de Klee/Benjamin (mentionné au passage dans la bibliothèque), Rilke et ses « anges effrayants » (on entend de multiples citations de ses poèmes tout au long du film), les « hommes du XXe siècle » d’August Sanders (le conteur Homère en parcourt un exemplaire), des références au cinéma allemand des années 40, mais aussi à la représentation de l’histoire de la Deuxième Guerre mondiale et du nazisme dans la télévision et le cinéma hollywoodiens « made in Berlin » (c’est le film dans lequel joue Peter Falk 10 ), etc. Cette stratification de références littéraires et discursives est redoublée par le choix des lieux du film, qui constituent autant de points de « repaires » de la mémoire de la ville, d’autant plus puissants que nombreux d’entre eux sont devenus entre temps méconnaissables (la bibliothèque, la Potsdamerplatz, la Friedrichstrasse, la Siegessäule, la façade en ruine de l’Anhalterbahnhof devant laquelle passe Peter Falk, plantée au milieu d’un terrain vague qui aujourd’hui n’existe plus, etc.).
La première fois que nous voyons l’ange Damiel, c’est perché en vigile sur une pierre de la sombre Kaiser-Wilhelm-Gedächnistkirche, un des rares monuments incendié de Berlin ayant « survécu » à la reconstruction de la ville, avec ses gargouilles gothiques ailées qui regardent la ville de haut, mais aussi du fond d’une Histoire-personnage qui surplombe et traversera le film (même si, au final, dans la progression du récit, ce sera l’« histoire » d’amour de Damiel et Marion – « la plus grande histoire, celle de l’homme et de la femme » – qui semble vouloir prendre un peu mièvrement le dessus sur le problème de l’Histoire et de sa représentation).
L’Histoire s’incarne dans des lieux, dans ces ruines 11 , mais aussi dans ces personnages qui fonctionnent comme des « médiums » qui médiatisent, au sens plein du terme, une part de la mémoire de la ville, qui dotent ses lieux d’une profondeur temporelle et historique. Mais cette médiation, à chaque fois, à bien y regarder, passe par l’intercession d’un ange « remédiateur », qui permet de re-projeter, pour le spectateur, l’image d’une expérience, individuelle et collective, de l’Histoire (les anges seraient en ce sens des « médiums » de « médium »). Une scène est particulièrement loquace à cet égard.
Nous sommes dans le studio de tournage du téléfilm américain. Le lieu du tournage n’est pas choisi au hasard. Il s’agit du Luftschutzbunker de la Pallasstrasse 12 (sur un côté de l’édifice, on peut apercevoir une photographie géante du bunker bombardé, après la guerre, cerclé de débris, en guise de memento 13 ). Lieu « réel » et lieu « fictif » se côtoient de façon singulière ici 14 (fig. 98). Dans le studio-bunker, défoncé par endroits et révélant l’étagement du lieu, plusieurs figurants – certains sont habillés en SS, d’autres portent une croix jaune sur leur manteaux – attendent le début du tournage. En regardant autour de lui, un acteur se demande si certains de ces figurants sont des « vrais » survivants des camps.
Une vieille dame est assise à côté de Damiel qui écoute les évocations poétiques d’un vieillard. Il se penche ensuite vers la vieille dame qu’on cadre en gros plan, tandis qu’on suit le fil de sa pensée : « Le français, je l’ai rencontré dans la rue. Il a dit : “Berlin ne sera plus”. » Pendant qu’elle ferme les yeux, en fondu enchaîné, on voit apparaître un plan d’archives, en couleur 15 , sans doute filmé depuis un véhicule, sur une équipe de Trümmerfrauen dégageant et transportant des débris. « Je vois encore cette femme qui se tenait parmi les ruines et qui secouait le duvet », entend-on. Un deuxième plan d’archives montre, filmé du sol, de loin, une femme dans son appartement, mais dont toute la façade a été détruite, et qui agite ce qui semble être une nappe. Nous sommes, classiquement, devant un exemple d’« image-souvenir ».
Or, alors qu’un fondu enchaîné nous ramène au présent et que, selon la convention, nous nous attendrions à retrouver le visage de la vieille, c’est plutôt le visage de Damiel qui apparaît, en surimpression. L’ange est en quelque sorte la courroie de transmission qui permet au souvenir individuel de « passer » à l’image (d’où notre idée d’ange « remédiateur »). Ce faisant, cette image déborde le simple ressouvenir personnel et embrasse une histoire collective ou, à tout le moins, qui se veut ouverte à partage.
La photographie, le bunker « réel », le témoignage oculaire rapporté par la parole de la femme, le plateau de tournage du téléfilm hollywoodien, l’anecdote sur Hitler, l’image d’archive de Berlin en ruine, autant de façons, mais aussi autant de « médiums », par lesquels se construisent non pas une, mais des images de l’Histoire. C’est par le biais de cette pluralité que Wenders espère en transmettre, sinon l’expérience, du moins des fragments de sa mémoire. Ce serait le fondement de sa poétique de l’histoire. La mémoire, l’expérience, chez Wenders (comme chez Egoyan), ne sont jamais « pures », elles sont toujours médiatisées 16 , par des livres, des photographies, une bande magnétique, une image d’archives. Dans Der Himmel über Berlin, Wenders déploie – sans doute encore plus radicalement que dans d’autres films -, des chaînes médiatiques complexes. Ce n’est qu’à cette condition, sans doute, qu’il peut « réaliser » un nouveau type de « récit épique » sur Berlin 17 , qui échapperait à certaines conventions narratives (même si le film n’y parvient pas toujours), et qui dépasserait l’impasse dans laquelle se trouve le « narrateur »… pour ne pas dire la narration classique. La « correspondance », la « co-présence » signifiante des images et des sons, qui puise ses sources dans une certaine conception du Romantisme – et que l’on retrouve également dans Allemagne neuf zéro de Godard -, passe par l’imbrication et le relais des médiums, matériels et immatériels, dont les anges sont, en quelque sorte, la caisse de résonance. La parole du conteur 18 – nous le savons peut-être depuis Benjamin – n’est plus suffisante pour faire « passer » l’expérience de l’histoire, puisque cette dernière est toujours-déjà médiatisée.
Une scène, cruciale, mérite notre attention. Nous sommes dans la bibliothèque. Cassiel suit affectueusement Homère, joué par Curt Bois 19 , se consolant de la « pénombre du monde » en regardant un modèle réduit automatisé décrivant la rotation des planètes du système solaire. La mécanique du monde supralunaire, si l’on suit la métaphore que semble tracer Wenders-Handke, serait aussi durable que l’art du conte, dont il est porteur : « le monde semble s’enfoncer dans la pénombre, mais je conte, comme au commencement, de ma voix chantonnante qui m’aide à garder le moral, épargné des troubles de la vie quotidienne grâce au conte, et sauvegardé pour l’avenir ».
Un fondu enchaîne sur Homère feuilletant un exemplaire des « Hommes du XXe siècle » d’August Sanders, indépassable encyclopédie photographique de la société allemande des années 1920 et 1930, et qui plonge Homère dans ses souvenirs et ses réflexions. Or, la voix, ici, semble contredire le défilement des images. Après avoir feuilleté quelques pages du livre, on voit apparaître des images d’archives de Berlin datant de la Seconde guerre, en noir et blanc, montrant des rangées de cadavres, notamment d’enfants, étalés au bord d’un immeuble bombardé 20 .
« J’en ai terminé avec la course à travers les siècles, avec les allers et venus, comme dans le passé. Maintenant je ne pense qu’à l’instant présent. Mes héros ne sont plus les guerriers et les rois, mais les choses de la paix, toutes égales les unes aux autres. Les oignons qui sèchent, égaux à la racine d’arbre qui traverse le marais. Mais personne n’a encore réussi à chanter une épopée de la paix. Qu’est-ce qui fait que la paix ne suscite pas d’inspiration durable, et qu’elle est pratiquement impossible à conter ? Dois-je abandonner maintenant ? Si j’abandonne, l’humanité perdra son conteur. Et si l’humanité perd son conteur, elle perdra son enfance. »
Les références aux récits épiques homériens (« les guerriers et les rois ») se mêlent, avec les photographies de Sanders des années 1920, aux images terribles de la guerre, et aux réflexions sur l’impossibilité d’une « épopée de la paix ». Entre la pensée d’Homère cherchant à se situer dans l’instant présent et les « choses de la paix », et l’acte de ressouvenir de l’histoire par le biais de la photographie et de l’image d’archive (toujours porté par la présence remédiatrice de l’ange), y a-t-il seulement contradiction, comme il peut en arriver, entre le geste que l’on pose et la réflexion que l’on se fait ? Ou n’y a-t-il pas plutôt, dans cette contradiction, une tentative de définition du projet de Der Himmel über Berlin : parvenir à réaliser une épopée sur la paix, l’enfance et l’amour, qui passerait, en même temps, par une conscience de l’Histoire (le présent et le passé) que porte, en lui, chaque instant. Pour Wenders, s’agit-il d’une façon de tendre au dépassement de la nostalgie et du ressentiment, une tension, une attente qui place le « narrateur » dans une nécessaire oscillation entre la fiction et documentaire, mais aussi entre le deuil et la mélancolie ?
L’actualité proprement politique, ainsi que la stratification temporelle et médiatique de la séquence, s’accroît encore plus dans la scène suivante. Après deux plans, le premier montrant Damiel perché sur l’épaule de la Victoire (autre figure tutélaire et symbolique du film), reconstituée en studio, puis un second plan, plus large, sur la Großer Stern au milieu de laquelle se trouve la colonne 21 , nous retrouvons Cassiel et Homère traversant ce qui était la Potsdamerplatz (« Je ne retrouve plus la Potsdamerplatz. Ici ? Ça ne peut pas être ici », se répète Homère).
Désormais – mais plus pour très longtemps – la Potsdamer est coupée en deux par le Mur qui sillonne un immense champ abandonné à la végétation, à la grisaille. Ce véritable chantier de la mémoire donne lieu à une triple évocation « topochronographique » : le Berlin des années 1920 et 1930, jusqu’à l’arrivée des nazis 22 , la Potsdamerplatz détruite de l’après-guerre (un plan d’archives, tiré du film américain en couleur, montrent les ruines terrifiantes qui s’y trouvaient), et une strate « actuelle », documentaire, montrant le no man’s land qu’est devenu la Potsdamerplatz, avec le métro suspendu, ses hautes herbes, un son d’hélicoptère, des immeubles à l’Est aperçus par-delà le Mur, un vaste terrain de jeu pour les squatteurs et les graffiteurs. Homère trouve un fauteuil sur lequel il s’assoupit à moitié, épuisé, sous le regard attendri de Cassiel, en citant des vers qui pourraient être de Rilke ou de Hölderlin, ou dont l’influence se ferait sentir sous la plume de Handke :
« Désigne-moi, ô muse, le chanteur immortel qui, abandonné de ses auditeurs mortels, perdit sa voix. Celui qui, d’ange de la poésie qu’il fut, devient ignoré ou raillé, au dehors, au seuil du no man’s land. »
Sur ces vers, on voit Homère (souvenir, évocation poétique ?), devant une boutique de souvenirs (le mot « souvenir » apparaît nettement à l’écran) tournant la manivelle d’une petite boîte à musique jouant un air populaire des années 1920, décrivant l’air de Berlin : Das ist die Berliner Luft.
Homère est ainsi perçu comme un ange de la poésie déchu, un chantre immortel devenu poète ignoré et raillé, perdu dans le no man’s land « intermédial » de ses souvenirs. Chantier, ruine, fragment d’archive, résurgence des couches lointaines du passé, participent d’un même régime spatio-temporel. Les diverses strates d’histoire et de mémoire qui se réfractent construisent dans cette courte scène une image-cristal, où l’actuel et le virtuel, l’historique et l’allégorique, le ressouvenir et l’archive, entrent en coalescence. Une telle poétique de l’histoire, où passé et présent cohabitent dans un même continuum discontinu, renvoie à la perspective « temporelle » de l’ange, d’un ange de l’histoire 23 ; elle se confond avec celle du film et avec celle du conteur. L’ange, le conteur et le cinéaste semblent ainsi se relayer pour composer un projet commun, une même utopie, qui serait celle du film (figs. 107-110).
La complainte du « conteur », entendue en voix off pendant que nous le voyons, de dos, marcher vers le Mur, à la toute fin du film, est marquée par l’urgence et une certaine forme de désespoir, une peur du vide : « Désigne-moi les femmes, les hommes et les enfants, qui me chercheront, moi leur conteur, leur porte-parole, car ils ont besoin de moi plus que tout au monde ». Homère incarnerait cette nécessité de la parole et du témoignage, mais aussi, d’une certaine manière, sa faillite. Faillite du « conteur » solitaire à trouver une écoute parmi la multitude de solitudes qui peuplent Berlin, faillite à réaliser une « épopée » sur la paix, à retrouver l’innocence inentaméede l’enfance… à localiser la Potsdamerplatz. Jusqu’à un certain point, les stratégies narratives et formelles que déploie le film se projettent peut-être comme une relève paradoxale de ce défi, de ce désir : identification avec le chant poétique de l’enfant (qui ouvre et clôt le film), pureté et innocence de l’amour qui triomphe et annonce une histoire nouvelle (« eine Geschichte von Riesen », annonce Marion dans le dernier monologue), et en même temps, prise en compte de l’Histoire et de la mémoire de ses lieux, de la mélancolie du conteur et de nouvelles modalités (mais aussi des nouvelles « médialités ») de sa transmission. La phrase ambiguë, « Nous sommes embarqués » (empruntée à Pascal), sur laquelle se termine, en français, ce film « à suivre »… annonce une double histoire à venir (que le film a tenté de raccorder) : l’histoire d’amour (peut-être dangereusement) triomphaliste, entre Marion et Damiel, et l’histoire de Berlin, qu’il faut poursuivre, qui se poursuit, de près et de loin, bis ans Ende der Welt.
Notes
- « Engel (sagt man) wüssten oft nicht, Die Ewige Strömung / reisst durch beide Bereiche all Alter / immer mit sich und übertönt sie in beiden. » (Rainer Maria Rilke, « La première élégie », dans Les élégies de Duino, trad. Jean-François Angelloz, Paris, Éditions Garnier-Flammarion, édition bilingue, 1992 [1923], p. 45) ↩
- Wim Wenders, Le souffle de l’ange, Paris, Cahiers du cinéma, 1988, p. 63. ↩
- D’où les premiers plans du film, après le générique, où une image en noir et blanc sur des nuages est suivie par un gros plan d’un œil qui s’ouvre (l’œil de l’ange) et auquel succède un « bird’s eye view » (selon le terme employé en allemand pour désigner un plan en plongée) sur Berlin : la « caméra » énonciatrice et le « point de vue de l’ange » sont fondus l’un dans l’autre, comme le confirmeront plusieurs regards-caméras d’enfants (les seuls qui parviennent à voir les anges). On retrouve aussi, tout au long de l’introduction de Der Himmel über Berlin, des plans d’oiseaux ou d’avions traversant le ciel. Cette vue macroscopique, vue de haut, fait par ailleurs écho à plusieurs débuts de films antérieurs de Wenders, dont Falsche Bewegung (1975), Paris, Texas (1984) et Alice in den Städten (1974), où par contre le point de vue est plus classiquement celui de l’énonciation « omnisciente » du film narratif. Voir Denise Cayla, Errance et points de repères chez Wim Wenders, Bern, Peter Lang, 1994, p. 148-149. ↩
- On aura reconnu ici l’idée que développe Siegfried Kracauer tout au long de son livre sur l’histoire, fortement imprégné de métaphores optiques et cinématographiques. Siegfried Kracauer, History. The Last things before the Last, New York, Oxford University Press, 1969. On lira également, Philippe Despoix, Peter Schöttler (dirs.), Siegfried Kracauer, penseur de l’histoire, Québec, Paris, Presses de l’Université Laval, Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 2006. ↩
- La figure de l’ange gardien qui descend sur terre est très répandue au cinéma, et a donné lieu à un grand nombre de films à succès, de It’s a Wonderful Life (Capra, 1946) à Ghost (1990) ou encore A Matter of Life and Death (Powell, Pressburger, 1946), auquel Wenders a sans doute emprunté l’idée de filmer en noir et blanc (le point de vue des anges) et en couleur (le point de vue des mortels). Remarquons aussi au passage que deux des films les plus canoniques réalisés sur des anges sont sortis en 1946, un après la fin de la Seconde Guerre mondiale. ↩
- Wenders est né à Düsseldorf, le 14 août 1945, 4 mois après la reddition de l’Allemagne. Il écrit : « Dans mon enfance, la normalité c’était les ruines : je croyais qu’une maison c’était forcément des pans de murs criblés de balles. […] Aujourd’hui, à Düsseldorf comme à Cologne ou à Munich, dans toute l’Allemagne de l’Ouest, tout est redevenu “propre”. Ce n’est qu’à Berlin que l’on trouve encore des rues entières criblées d’impacts. Les voir, c’est comme un goût, une saveur de mon enfance. » (Wim Wenders, cité dans Jean-Michel Palmier, « Les anges, Berlin, les ruines et la mémoire », dans Berliner Requiem, op. cit., p. 291) ↩
- « Mes visites, depuis vingt ans, sont les seules expériences allemandes véritables, parce que l’histoire est ici physiquement et émotionnellement présente. » (Wim Wenders, Le souffle de l’ange, op. cit., p. 63) ↩
- Wim Wenders, Le souffle de l’ange, op. cit., p. 64. ↩
- Jean-Michel Palmier, « Les anges, Berlin, les ruines et la mémoire », p. 296. La question du deuil de l’histoire et de la confrontation avec le passé, par-delà la colonisation culturelle américaine, est au cœur du projet d’Im Lauf der Zeit de Wenders (1974), bien que le résultat soit fort différent. Sur ce point, on lira Jenny Brasebin, « Renouer les fils de la mémoire », Hors champ, août 2007, [url=http://www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=273]http://www.horschamp.qc.ca/article.php3?id_article=273[/url], ainsi que Denis Cayla, Errance et points de repères chez Wim Wenders, op. cit., p. 51-99. ↩
- Falk est lui-même une « citation » vivante (via entre autre son personnage de Colombo, colombe en italien…), comme les affectionne Wenders : la présence dans certains de ses films de Sam Fuller (L’état des choses, L’ami américain), Nicholas Ray (L’ami américain, Ligthning over Water) et d’autres – comme le fut Fritz Lang pour Godard dans Le mépris, ou Lemmy Caution dans Alphaville et Allemagne neuf zéro -, ne sont pas que des acteurs jouant un rôle, ils sont des « citations » cinématographiques, ils portent en eux une « mémoire du cinéma », ils sont, en un mot, une sorte d’« archive ». Curt Bois (Homère) jouera, dans Der Himmel über Berlin, une même fonction, bien que plus secrète. ↩
- On lira la très belle lecture que propose Jean-Michel Palmier, en guise de postface à la réédition de son Berlin Requiem, et qui recoupe un certain nombre d’idées que nous développons ici : Jean-Michel Palmier, « Les anges, Berlin, les ruines et la mémoire », op. cit, p. 275-300. ↩
- On trouve encore de nombreux bunkers à Berlin et dans d’autres villes allemandes, trop coûteux à détruire. Au-dessus du Luftschutzbunker sur Pallasstrasse (que le cinéaste est parvenu à masquer presque entièrement), on a édifié un bloc appartement de dix étages. ↩
- Cette stratégie est mise en valeur ailleurs dans le film. Près de l’endroit où fut dressée la tente du cirque, une tour à immeuble présente, sur un de ses côtés, une peinture géante d’édifices en ruine, peinte sur l’édifice « neuf ». Nous pourrions multiplier les exemples d’« intermédialité » du film, par laquelle passe et se joue une pensée de l’espace, de la mémoire et de l’histoire. ↩
- Dans le même esprit, Peter Falk est en train de discuter avec un garçon qui soutient qu’il y a eu plusieurs sosies d’Hitler, et qu’en fait le « vrai » Hitler serait mort avant la fin de la guerre, en revenant du front de l’Est, et aurait été remplacé par Goebbels par un double « fictif ». Devant un Peter Falk dubitatif et qui trouve cette histoire peu plausible, le garçon lui demande si ce qu’ils sont en train de tourner est plus « réaliste ». Falk est forcé d’admettre que le film n’est peut-être après tout qu’un prétexte pour raconter une histoire de détectives, parce que les gens aiment les polars. ↩
- Ces images en couleur, ainsi que celles dont il sera question un peu plus tard, sont parmi les rares images en couleurs – qui jurent de façon stupéfiante avec le noir et blanc d’Alekan – tournées à Berlin peu de temps après la reddition. Ils ont été réalisés par une équipe voyageant avec les troupes américaines, quelques semaines après l’entrée des Russes dans Berlin. ↩
- Dans Paris, Texas, c’est la projection du film Super-8, ou encore les photos de famille, qui permettent un rapprochement entre Travis et son fils, et le difficile resurgissement de sa mémoire ; dans Alice in den Stadten, ce sont les polaroids qui inscrivent une certaine mémoire de l’expérience du personnage principal. La liste serait longue. ↩
- Régine Robin note à ce propos : « Le film est devenu une nouvelle archive pour appréhender le passé. Mais ce qui m’importe ici, c’est son point de départ, la quête, à partir de Berlin, d’un nouveau récit épique sur L’Allemagne. Comment parler de l’Allemagne en 1988 [sic], juste avant la chute du mur ? Comment, à partir de récits lambeaux, construire un récit épique qui serait celui de la paix ? » (Régine Robin, Berlin chantiers, op. cit., p. 292) ↩
- On pourrait aisément voir dans le personnage du Conteur-Homère (Curt Bois), une référence au « narrateur » de Benjamin. Voir Walter Benjamin, « Le conteur » [1936], dans Oeuvres I, trad. Maurice de Gandillac, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Folio/Essais », 2000, p. 114-151. ↩
- L’acteur et le personnage de Curt Bois apparaissent dans le film comme des figures allégoriques. Bois était un vieil acteur allemand : « ni ange ni homme, il était les deux à la fois puisqu’il avait l’âge du cinéma », écrit Wenders dans Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72. Il avait fui le nazisme pour les États-Unis en 1933 où il avait joué des seconds rôles dans des films hollywoodiens (notamment Casablanca de Curtiz, 1942). Il fut présenté à Wenders – qui est évidemment sensible à ses allers-retours Berlin-Hollywood – par le biais de Bruno Ganz et d’Otto Sander, qui avaient réalisé un film sur Bois et sur un autre vieil acteur berlinois, Bernard Minetti, en 1983, intitulé Gedächntis (Mémoire). Wenders raconte que, au moment de l’élaboration du scénario, Handke avait « devant son bureau une reproduction d’une toile de Rembrandt qui s’appelle “Homère”, où l’on voit un vieil homme assis en train de raconter. À qui ? À l’origine, sur cette toile, Homère parlait à un disciple, mais le tableau fut coupé en deux, et le conteur séparé de son élève, de façon qu’il parle maintenant seul. » (Wim Wenders, Le souffle de l’ange, op. cit., p. 72) Le tableau est devenu, si l’on veut, en s’incarnant dans le personnage d’Homère, une allégorie de l’Histoire : la « coupure » de la Seconde Guerre a rendu la transmission impossible, condamnant le conteur à la solitude, qui rejoint celle de l’exilé. ↩
- Les mots : « choses de la paix », « oignons qui sèchent », « la racine d’arbre qui traverse le marais » sont placés sur des gros plans de cadavres d’enfants. Cette technique de disjonction violente entre la voix et l’image rappelle celle qu’avait employée Resnais-Duras dans le prologue d’Hiroshima mon amour. Riva décrit la végétation flamboyante qui a repoussé à Hiroshima après le bombardement, tandis qu’à l’image on voit des images d’archives d’adultes et d’enfants brûlés ou défigurés par la déflagration atomique à qui on prodigue des soins. ↩
- La colonne et la Victoire en bronze qui la couronne (en allemand, Siegessäule) est bien évidemment chargée d’histoire : elle fut conçue pour commémorer la victoire de la Prusse contre le Danemark, puis, suite à la victoire contre l’Autriche puis contre la France, elle acquit de nouvelles significations, signalées par divers reliefs décoratifs rajoutés (enlevés, à la demande des Français, en 1945). Elle fut située jusqu’en 1939 devant le Reichstag, sur la Königsplatz, avant d’être déménagée sur la Großer Stern, dans le cadre des travaux de réaménagement monumentaux imaginés par Speer pour Berlin-Germania. Cette relocalisation est sans doute ce qui lui a permis d’échapper à la destruction. La colonne fut restaurée par les français en 1987, l’année de la réalisation du film de Wenders, pour commémorer le 750e anniversaire de la ville de Berlin. Der Himmel über Berlin, faut-il le rappeler, est une coproduction germano-française. ↩
- « C’est là que se trouvait le café Josti […] C’était une place animée. Il y avait des tramways, des omnibus tirés par des chevaux […] Et puis soudain sont apparus les drapeaux. Juste là. Toute la place en était remplie. Et les gens n’étaient plus aimables. Et la police non plus ». ↩
- Ailleurs dans le film, Cassiel, se promenant dans une voiture « d’époque » (un « véhicule » historique) qui se dirige vers le studio, voit défiler sous ses yeux des images de Berlin en 1945 et en surimpression, des images de 1987. Ou encore, vers le milieu du film, Cassiel, après le suicide du jeune homme, se plonge dans le tumulte de Berlin, télescopant le désespoir du présent avec la déflagration des bombardements de jadis. Un autre segment qui fait irrésistiblement penser à la conception de « l’image dialectique » de Benjamin, « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. » (Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, Le livre des passages, trad. Jean Lacoste, Paris, Les éditions du Cerf, 1989 [1927-1940], p.478), ou encore ce passage de « Sur le concept d’histoire » : « L’image vraie du passé passe en un éclair. On ne peut retenir le passé que dans un image qui surgit et s’évanouit pour toujours à l’instant même où elle s’offre à la connaissance. […] Il s’agit pour le matérialisme historique de retenir l’image du passé qui s’offre inopinément au sujet historique à l’instant du danger. » (Walter Benjamin, « Sur le concept d’histoire », dans Œuvres III, op. cit., p. 430-431) ↩