L’enfant témoin
J’essaie d’écrire ce papier en même temps qu’une lettre d’amour. Ni pour l’un ni pour l’une, je ne trouve les mots. J’attends. J’attends que quelque chose s’approche, c’est encore vague, sans objet et sans corps. Étendue sur mon lit, la chair chaude d’après le bain, j’attends que la chose me trouve. Je dis qu’elle approche, mais c’est pour la faire venir, c’est un leurre : je veux qu’elle sorte à découvert, vérifier qui la convoque, je me tiens prête à la saisir. Comme rien ne me vient, je m’ébroue, je fais du bruit, j’allume la radio, je claque les bols dans le fond de l’évier sans les laver.
Un flash arrive :
elle lave son bol — de ceux-là, bretons avec le prénom dessus — sauf qu’ici, ce n’est pas écrit François, lui qui n’est qu’un enfant de l’assistance publique dont elle nettoie déjà le passage. Il part, elle n’en voulait plus. Trop de désordre ou la possibilité (le risque) d’un vrai amour. Un plan montre au travers de la vitre le visage grave du garçon qui s’en va. Il la regarde sur le perron qui se serre dans le froid humide du matin. Il invoque, silencieux, le front sérieux : faites qu’elle change d’idée, faites qu’elle me reprenne. Ça n’arrive pas, la voiture démarre et le film aussi qui ne le sauve pas, pas là, pas comme ça. C’est L’enfance nue de Maurice Pialat.
J’attends une forme à donner à un désir ou qu’une forme soit tendue par lui, que quelque chose me parle avec l’évidence pleine et informulée d’une révélation, d’un film porteur dont j’invoque l’esprit pour qu’une image me soit ramenée de son voyage.
Je marche dans la ville des heures et je ne croise aucun cinéma : « c’est très bien comme ça », je me dis. J’ai souvent eu dans cette même ville un rapport compliqué au cinéma. Je le pratiquais selon ce que j’en comprenais, qui était chic et prescrit : entrer naturellement dans une salle à toute heure du jour et du soir, au hasard, pour que la magie opère. Hélas, le naturel me manquait, je restais maladroite, éternelle péquenaude, n’écoutant pas mon cœur pour m’enfermer devant des films qui n’avaient rien à me dire, mais que la cinéphilie avait consacrés.
Une fois, alors que j’assistais à la projection d’Arsenic and Old Lace (Frank Capra), me rongeant les ongles de l’annonce d’un test de grossesse confirmant ma fécondité à ce moment malvenue, j’ai été prise de crampes si douloureuses que j’ai dû traverser, dos courbé plein d’excuses ma rangée et le faisceau d’images, pour courir aux toilettes. Revenue dans la salle, j’ai aimé ce film pour ses propriétés emménagogues inespérées.
On ne se connecte pas au cinéma comme on boit au robinet pour éponger sa soif. La plomberie est erratique ou je suis un chameau. Je traverse de longs déserts sans ne rien vouloir voir, pas même un·e ami·e, jusqu’à ce qu’un film — ou ses réminiscences — me ramène enfin à la vie. Soudain, ça porte, on pourrait courir avec puissance et poésie dans une rue de la vie moderne. On pourrait danser comme dans les chambres et les films de Claire Denis : Alain sur son lit, clope au bec, US Go Home ; Joséphine, tendue et silencieuse, 35 rhums; Jocelyn avec son coq, Jocelyn avec la fille qui n’est pas Toni, S’en fout la mort ; Camille en robe fourreau qui glisse sur la chanson susurrée de Jean-Louis Murat sous la voute de regards d’une boite de nuit, J’ai pas sommeil ; Martine dans sa robe verte qui regarde les autres dans la fumée les bras croisés avant de s’y lancer, US Go Home. Et Denis Lavant, Beau travail. Claire écoute beaucoup de musique, elle est une amoureuse désespérée, elle sait qu’il faut au moins le corps pour se sauver et le reste à sa suite… Pris par la musique, il peut tout jouer, une Cadillac, une poule, une locomotive, un chien, un cheval.
J’attends, et ça n’est pas la ligne claire obscure de Denis qui me vient. J’attends, et la main de Pharaon, dans L’humanité (Bruno Dumont), allume l’autoradio pour lancer une cavalcade de clavecin, ligne métallique traversant le ciel bas du nord. Les cheveux des têtes secouées de Jeannette et de la nonne dédoublée s’activent à la transe, espèrent sa déprise : qu’advienne l’élévation. J’essaie comme elles et, finalement, quelque chose arrive, le charme opère, tout peut brûler, je veux dire tout est bon, des morceaux de films épars trouvent une place dans le délire, dans le monde qu’il reconstitue et son mouvement autonome. Une histoire est là qui prend, on réentend la guitare, un dragon peut cracher du feu du haut d’un toboggan.
J’ai passé beaucoup de mes mercredis — les jours libérés de l’école — enfant témoin, sur un siège de laboratoire de recherche en psychiatrie où ma mère travaillait. Elle me posait les électrodes sur la tête pour mesurer mon activité électrique cérébrale pendant que, dans le noir, on me faisait entendre de petits sons, à gauche, à droite, et clignoter des lumières devant les yeux. Les tracés bleu clair sur le papier ligné sont restés muets et ont fini dans la grande benne à déchets. Il n’y avait ni musique ni images auxquelles m’accélérer. « Ici c’est petit, c’est moche et c’est tout ! Salut ! ».
Réminiscences ouvertes ou souterraines convoquées ici :
L’enfance nue (Maurice Pialat, 1968)
Arsenic and Old Lace (Frank Capra, 1944)
Mauvais sang (Leos Carax, 1986)
US Go Home (Claire Denis, 1994)
35 rhums (Claire Denis, 2009)
S’en fout la mort (Claire Denis, 1990)
J’ai pas sommeil (Claire Denis, 1994)
Beau travail (Claire Denis, 2000)
Les maîtres fous (Jean Rouch, 1955)
L’humanité (Bruno Dumont, 1999)
Jeannette, l’enfance de Jeanne d’Arc (Bruno Dumont, 2017)
Le pont du Nord (Jacques Rivette, 1981)
J’entends plus la guitare (Philippe Garrel, 1991)
L’effrontée (Claude Miller, 1985)