LEMIEUX /GRANDRIEUX /2002
En octobre 2002, alors qu’il est étudiant en cinéma, Karl Lemieux parvient à obtenir une entrevue avec Philippe Grandrieux, de passage à Montréal pour la présentation de La vie nouvelle, au Festival du Nouveau Cinéma.
Dix ans plus tard, Karl Lemieux est devenu l’un des plus importants cinéastes expérimental du Québec et Philippe Grandrieux est revenu faire un tour à Montréal pour la rétrospective que nous lui consacrons.
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Mon premier contact avec l’oeuvre de Philippe Grandrieux remonte à 2000, quand j’ai vu Sombre, programmé au Cinéma Parallèle à Montréal. Je n’avais pas encore vu le film mais sa réputation sulfureuse le précédait déjà. Une semaine plus tôt, j’allais voir un film dont je n’ai aucun souvenir, mais je n’ai pu oublier par contre les quelques images de la bande-annonce de Sombre qui m’avaient bouleversé. Six jours plus tard, je sautais dans l’autobus Victoriaville-Montréal, Montréal-Victorialville (un trajet de six heures) pour aller à la découverte, à la rencontre de ce mystérieux film. C’était une journée pluvieuse, je me souviens, et j’avais donné rendez-vous à une amie dans un café pour nous laisser le temps de marcher jusqu’au cinéma. En route, elle m’avait raconté une étonnante histoire, qui m’avait étrangement préparé à l’expérience que j’étais sur le point de vivre. Nous nous étions entretenus sur la sexualité et la violence, et elle me confessa son expérience sado-masochiste qu’elle venait de partager avec son amant de l’époque. Elle s’en était sortie indemne, mais je ressentais en elle une fragilité et une intensité qui avaient laissé comme une odeur de souffre avant le choc cinématographique que nous étions sur le point de vivre.
La veille de l’entrevue, je suis allé voir le film avec m’a copine de l’époque. La salle était comble, et il ne restait pas un siège vide. Les lumières se sont éteintes et le film a commencé… C’était extraordinaire. Pendant la scène ou Mélania (Anna Mouglalis) se fait couper les cheveux en pleurant, mon invité se lève furax et me donne un coup de poing dans le cou en me traitant de « dégeulasse » avant de trouver la porte de sortie… J’ai hésité avant de quitter, mais finalement je suis resté. J’ai vécu, dans les années qui suivirent, des expériences cinématographiques inouïes par centaines, et Sombre reste une des plus puissantes. Grandrieux m’a fait vivre et continue à me faire vivre cette chose rare, qu’est le sublime.
Inutile de dire que la venue de Philippe Grandrieux avec son nouveau film La vie nouvelle au Festival du Nouveau Cinéma de 2002, était pour ma part très attendue. Je me suis acheté un billet pour les deux représentations du film et me suis ensuite présenté au bureau des relations publiques pour m’assurer un entretien avec l’énigmatique cinéaste.
Voici ce que j’ai nerveusement échangé avec Philippe Grandrieux dans cette entrevue fragile le lendemain de cette étrange soirée…
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Octobre 2002
Philippe Grandrieux [PG]: C’est pour un journal ?
Karl Lemieux [KL] : En fait, je m’intéresse vraiment à votre cinéma… Je cherche le plus d’informations possibles sur vos films. J’avais vu Sombre à l’époque, et ça m’avait vraiment beaucoup marqué. J’ai essayé de revoir le film mais il n’a pas été distribué au Québec, il n’a été montré qu’au moment du festival… Je savais que vous étiez à Montréal et j’ai voulu vous rencontrer. Pour commencer, je sais qu’avant Sombre et La vie nouvelle vous aviez fait des installations et des documentaires, pouvez-vous m’en parler ?
PG : J’ai fait une série de plans-séquences d’une heure sans coupe en vidéo, différents cinéastes (Thierry Kuntzel, Robert Kramer) ont participé à cette série, des photographes (Robert Frank), des vidéastes. sinon j’ai fait des documentaires, et le dernier en date c’est un film tourné à Sarajevo une semaine après la signature des accords de Dayton [il s’agit de Retour à Sarajevo, 1996].
KL : Et le multimédia ?
PG : J’ai fait des installations mais il y a longtemps de cela à partir du travail d’un peintre qui s’appelle Claude Viallat [Via la vidéo, 1975], mais il y a très longtemps, j’étais encore étudiant, comme vous.
KL : Il y a quelque chose qui me frappe dans vos films. J’ai l’impression que vous nous présentez quelque chose qui n’est pas passé par le processus de production, c’est vraiment incroyable… Vous avez bien un producteur ?
PG : Oui, j’ai une productrice qui s’appelle Catherine Jacques (voir notre entretien-) et qui se bat pour que ces films-là existent. Mais en même temps on trouve le financement assez facilement. Pour ce film-là, il a été financé aussi en partie avec Studio Canal, ce qui est un paradoxe et très particulier d’une certaine manière, car il a été financé par la machine du cinéma traditionnel. Enfin, je ne sais pas comment on peut l’appeler… C’est assez étrange, mais en même temps je pense que c’est aussi là que j’ai envie de placer le combat moi, à partir de cette machine-là du cinéma qui par ailleurs peut fabriquer d’autres films.
KL : Ce que je trouve vraiment spécial c’est que vos films passent dans un cinéma comme celui-ci [Cinéma Ex-centris] parce qu’il y a des choses similaires qui se font dans le multimédia, des expériences sons et images, des films au-delà des mots et qui invitent à une expérience sensorielle et physique, comme la séquence en noir et blanc [la séquence de la caméra thermique, dans La vie nouvelle] que je trouve extraordinaire. Et je me disais que pour vos comédiens ça doit être éprouvant ce genre de tournage. J’imagine que vous faites un casting…
PG : Oui je fais un casting et généralement je prends beaucoup de temps. C’est très important le choix des acteurs. Je ne choisis pas tellement des gens qui auraient une capacité technique à jouer, je choisis surtout des gens avec qui je suis certain de pouvoir traverser ce qu’il y a à traverser pour que le film existe. C’est comme lorsqu’on veut traverser l’Atlantique dans un bateau, il faut avoir le bon équipage pour pouvoir faire la traversée à la vitesse à laquelle vous pensiez qu’elle doit être faite, il faut des gens avec le sens de la précision. Je pense qu’un film c’est en grosse partie le casting, sans le bon casting, on ne peut pas tenir un bon film.
KL : Il y a des scènes qui j’imagine sont très difficiles à tourner…
PG : Oui mais tout est difficile à tourner… même un plan de quelqu’un qui rentre dans sa voiture… Ce ne sont pas les scènes de violence qui sont nécessairement les plus difficiles à tourner. C’est les choses dans lesquelles il y a un engagement physique très fort, il faut beaucoup de confiance, les uns avec les autres, mais, je pense que tourner une voiture qui arrive avec quelqu’un qui descend de la voiture et faire en sorte que ça soit là, c’est pas facile.
KL : Comme vos films ne contiennent pas beaucoup de dialogues, il y a un travail précis au niveau du son et de l’image, est-ce que vous participez au montage…
PG : Oui bien sûr, dès le début, et puis pour La vie nouvelle par exemple, le son avait été fait avant le film. J’ai tourné certaines scènes avec le son sur le plateau. Une autre portion du son a été ajoutée pendant le montage. Le son c’est une chose très importante, il y a le son, la musique, toute la bande-son est construite comme une sculpture.
KL : Et est-ce que vous avez participé à la musique et la bande-son aussi ?
PG : Pour Sombre c’était Alan Vega, mais là pour La vie nouvelle j’ai travaillé en étroite relation avec un groupe qui s’appelle Étant Donnés.
KL : Connaissez-vous Merzbow [compositeur de musique industrielle japonais, ndlr] ou Francisco Lopez [explorateur sonique qui signera la bande-son de Mamori (2010) de Karl Lemieux, ndlr].
PG : Non.
KL : C’est de l’électro minimaliste qui me rappelle les sonorités de vos films, c’est très enveloppant…
PG : Merzbow, d’accord, j’écouterai.
KL : Aimez-vous Francis Bacon ?
PG : Je ne sais pas si je l’aime. Je trouve que ce que ça traduit, cette énergie vitale qui est en chacun de nous, je trouve ça très beau. Mais la peinture en tant que telle, je ne suis pas sur d’aimer tant Bacon, même si dans le film il y a des choses qui peuvent faire penser à lui. Mais c’est plus le visage qui est arraché qui me touche chez Bacon que sa qualité réelle de peintre.
KL : Vous parlez d’énergie, dans votre approche visuelle il y a quelque chose au delà du figuratif, des formes, ça c’est une chose qui me touche vraiment aussi. C’est presque une expérience métaphysique au niveau de la réalité, comme une altération de la perception qui se produit, on n’a pas vraiment de repères mais on vit une expérience émotionnelle tout le long du film, c’est enveloppant. Qu’est ce que vous pensez du sens des yeux [long silence]… je suis vraiment nerveux, c’est une chance pour moi de vous rencontrer (rire nerveux)
PG : Mais non, il ne faut pas être nerveux…. Je ne sais pas (long silence…)
KL : J’ai lu un article qui parlait de La vie nouvelle qui avait été écrit après la première à Toronto. il y avait une citation de vous où vous parliez de l’expérience de l’accélération du temps, comme prendre une drogue et vivre cette altération-là…
PG : Oui il y a des textes très importants que vous devriez lire d’Antonin Artaud sur le cinéma. Ce sont des textes incroyables, et notamment un qui s’intitule Sorcellerie et cinéma, qu’il a écrit en 1927. C’est un texte magnifique sur le cinéma où il dit que le cinéma devrait être une injection sous-cutanée de morphine, il dit que le cinéma est d’abord une aventure psychique. Il a une espèce d’intuition comme ça, fulgurante de ce que pourrait être le cinéma. C’est sur ces terrains-là que ça m’intéresse de m’avancer.
KL : Votre cinéma nous ramène à une expérience qui se rapproche un peu des premières vues animées, on est enthousiaste de vivre l’image en mouvement (silence…). Ce ne sont pas des questions très claires….
PG : Ce n’est pas grave…
KL : Il y a quelque chose aussi au niveau du contenu de vos films, vous amenez l’être humain au-delà de la psychologie, vers ses pulsions… qu’est ce qui vous intéresse là-dedans…
PG : Je pense que c’est ce qui nous fonde, c’est ce qui nous construit, qui nous fabrique, et ces choses-là on n’y a plus accès, c’est notre relation au monde qui a été traversée quand on était probablement très petit, on avait pas la parole, pas le langage, par les mots pour tenir à distance les émotions qu’on pouvait ressentir. C’est une matière très pulsionnelle, très archaïque, très enfouie, très obscure, très opaque. J’y trouve la puissance possible pour le cinéma que je désire…
KL : Vous parlez des enfants. Je réfléchissais à ça justement quand je pense aux animaux et la façon qu’ils ont d’être, de se tortiller sur le sol, d’avoir une relation avec l’énergie qui est pure, sans contraintes. J’ai visité un hôpital psychiatrique avec ma copine et justement les gens ils se touchent les visages ils se frottent, ils ont des plaques, ça ne les dérange pas. Il y a quelques chose d’extrêmement intéressant, on les prétend fous, mais en fait, ils ont ce contact là avec les choses qui dépasse ce qu’on peut avoir dans notre quotidien. Quand on prend le métro par exemple et qu’on est pris dans une tension psychologique, des gens qui observent des gens. Il y a tout ça qui ressort de vos films, c’est très humain…
PG : Oui, on est fabriqué avec toute sorte de force comme ça justement à l’intérieur de nous…
KL : Il y a une chose qui m’a frappé aussi… Vos films sont très chargés sexuellement, est-ce que pour vous les pulsions primitives qu’on retrouve dans vos films sont… En fait, j’ai l’impression que vos films sont un peu malsains… je contredis un peu ce que je viens de dire, mais il y a une énergie qui se dégage de cette relation que les hommes peuvent avoir avec les femmes, et qui est très violente. Pourriez-vous prendre un film où vous inverseriez la donne et où une femme vivrait un truc comme ça avec les hommes ?
PG : Oui parce qu’il n’y a pas de normalité dans la sexualité, il n’y a pas d’axe qui serait « normal ». Je pense que la sexualité c’est justement ce qui ne peut pas être saisi comme ça dans une espèce de norme où il y aurait une espèce de manière moyenne de faire l’amour ou d’avoir un rapport sexuel. C’est chargé de fantasmes, d’angoisses, de désirs, de peurs, de joies, de colères… c’est extrêmement mélangé.
KL : Ce sont des rituels sans limites…
PG : Oui et en même temps, dans la vie, tout ça peut exister très bien tant que l’autre est en accord, tant qu’il n’y a pas de réelle violence sur la pensée de l’autre, sur son psychisme. Après je pense que tout est possible. Je pense qu’on est tous comme ça, travaillés par ces questions, c’est ce qui construit aussi le rapport amoureux. Le rapport amoureux n’est pas séparé du désir et de la pulsion, c’est pris dedans. Donc oui je pourrais imaginer filmer des relations inverses. Peut-être même filmer les choses où la sexualité n’est pas du tout prise en charge de la manière dont ça peut l’être dans Sombre et dans La vie nouvelle. J’aimerais bien faire un film sur une grande mystique, le XVe siècle, la virginité absolue, ça serait magnifique à filmer.
KL : À mon sens la sexualité s’arrête là où il n’y a plus de respect, et c’est ce qui m’a troublé un peu dans vos films parce que votre approche visuelle en dit très long sur tout ça…
PG : Mais c’est de la fiction… Il faut séparer les choses. Je crois que dans la vie et dans les relations qu’on peut avoir avec les autres je suis complètement d’accord avec vous, ça s’arrête sur le respect de l’autre, il n’y a pas d’hésitation là-dessus. Mais dans la fiction, dans l’imaginaire, dans le monde des fantasmes ou de la pulsion, dans le monde des rêves, ça peut prendre une toute autre figure. Mais il ne faut pas en avoir peur, il faut pouvoir s’en approcher en sachant que justement on est dans l’imaginaire, on est dans la fiction, on n’est pas dans le réel. Le danger c’est la confusion.
KL : Croyez-vous que les cinéastes ont une responsabilité lorsqu’ils représentent le réel à l’écran ?
PG : C’est la responsabilité d’un cinéaste de faire de bons films (rires). Mais après je pense que ce qui est en jeu, c’est la liberté de chacun. Je pense que la question de la moralité elle est très concrète. Par exemple dans La vie nouvelle il y a des scènes avec des chiens, aucun chien n’a eu mal ou a été blessé. On a été très vigilant pour que les chiens ne soient pas violentés, et je ne parle pas pour les acteurs bien évidemment, ils étaient tous protégés. Il y a un souci d’attention pour qu’il n’y ait pas de brutalité réelle. Après on peut aller plus ou moins loin avec les acteurs d’un commun accord, ça ne serait pas contre eux, ça serait avec eux. Il faut avoir confiance les uns avec les autres, et là on peut avancer dans le film, mais je crois qu’il ne faut pas mélanger les choses, il y a la fiction, puis il y a le monde dans lequel on se déplace, il y a le réel quoi.
KL : Mais l’expérience cinématographique est réelle. Elle prend place dans un endroit où on est figé, on se concentre sur l’écran, on vit avec les personnages, on ne bouge plus de nos sièges, ce qu’on vit est dans le moment présent, ça ne nous échappe pas, on s’en souvient et ça reste dans notre mémoire.
PG : C’est vrai, absolument. Mais comme toute expérience artistique, un tableau, un roman, une musique ça nous touche…
KL : Croyez-vous qu’il y a des oeuvres malsaines ?
PG : Non. Si c’est écrit, si c’est peint, si c’est chanté, si c’est avec force avec beaucoup de plaisir, je pense que la morale, c’est la morale de l’œuvre et non pas une morale du sens. Je crois qu’on peut faire des films extrêmement moraux comme ça dans ce qu’ils disent et puis se comporter de manière très immorale ou amorale pendant le tournage. On peut faire des films qui sont très immoraux et qui ont été faits dans une grande moralité, dans un grand souci de l’autre. Je pense que la responsabilité d’un cinéaste c’est de faire des films, qu’ils soient vraiment des films de cinéma.
KL : Donc du moment que la démarche est saine, peu importe ce qui est à l’écran…
PG : Oui je crois. Après il faut protéger les enfants, les mineurs sur certaines scènes, moi je suis assez favorable à ça, qu’ils ne soient pas exposés comme ça. Mais après entre personnes adultes, responsables… après, la limite c’est le réel justement. Sinon on condamnerait presque toute la peinture, la littérature. Il faudra brûler Les fleurs du mal, Bataille, beaucoup de gens. C’est comment on fait les choses qui est le plus important… dans quel souci, dans quelle attention, là oui, il y a vraiment des questions de moralité profondes, mais après si c’est pour raconter l’histoire d’un personnage absolument immoral, pourquoi pas.
KL : Le blanc ne va pas sans le noir…
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Karl Lemieux est un cinéaste expérimental québécois. Il a signé plusieurs courts métrages, dont Mouvement de Lumière (2004), Western Sunburn (2007), Trash and no star ! (2008), Passage (2008) et Mamori (2010). Cofondateur du Collectif Double Négatif qui se consacre à la production et la diffusion du cinéma experimental, il travaille également sur des projections en direct pour plusieurs performances et spectacles de musique. Il est présentement en tournée avec le groupe Godspeed You! Black Emperor.
Merci à Radwan Moumneh pour son formidable travail de numérisation et à Karl Lemieux d’avoir déterré dix ans plus tard un trésor enfoui et d’avoir bien voulu nous le partager.
Entretien retranscrit et révisé par Serge Abiaad