Quelques nouvelles du réel

Le plongeon (I)

La piscine (Jacques Deray, 1969)

Tour à tour, petits et gros, adultes et enfants, s’avancent lentement sur le tremplin, et d’une légère ou puissante flexion des jambes qui se communique à la planche en une vibration qui les propulse, sont lancés, le corps souvent désarticulé, en suspension, quelques fractions de seconde, avant d’être soumis au principe de gravité et englouti dans les profondeurs fraiches de l’eau. Rarement élégant, purement ludique, le plongeon repose sur un plaisir que je comprends, en principe, mais que je ne parviens pas tout à fait à partager (je ne crois pas y avoir pensé activement avant). Pour qui n’exerce pas cette activité de façon professionnelle, le plaisir qu’elle procure repose, je suppose, sur cet instant, très bref (d’où le fait qu’il se conjugue avec une pulsion de répétition, chère aux enfants) où notre corps est soumis au hasard de la nature, malgré nos meilleures intentions et notre « plan », ou notre « idée », avant de sauter. Version domestiquée et en général peu périlleuse du saut dans le vide, procurant de surcroit cette sensation délicieuse d’une perte de contrôle momentanée doublée d’une récompense de fraicheur et du sentiment d’avoir accompli quelque chose (combattre la peur du ridicule ou du vide, j’imagine).

Pour moi qui repousse depuis des semaines la rédaction d’un texte estival pour Hors champ — que j’envisage pour le moment, du bout de mon plongeon, possédant le désordre ludique d’un cahier de notes, d’une série de brouillons, de fragments d’idées accumulées depuis déjà des mois à propos de ce bref passage au Cinéma du réel, et qui n’auraient pas eu le courage ni la force de se déployer en un texte articulé, mais qui auraient le mérite de coups d’essais maladroits, inélégants, mais au moins joyeux et libres —, je ne trouve pas de meilleure entrée en matière (ce texte sers d’ailleurs davantage un désir d’écriture, qu’un compte rendu de festival).

Il doit exister de très belles scènes de plongeon au cinéma, mais là, à l’instant, il ne m’en vient aucune sur laquelle je voudrais spontanément rebondir (je pense aussitôt au beau film de Jean Vigo sur Taris, mais qui est finalement plus sur la nage que sur le plongeon ou encore à La piscine de Deray, avec Romy Schneider, qui dans mon souvenir avait un bleu si particulier… le preuve ci-dessous). Je laisse pour l’heure l’idée planer en vous, cependant que je remonte le temps, que je prends un peu d’altitude.


Mars 2018. Sauter un peu fort bourré dans un vol Air France vers Paris et tenter de ne pas s’esclaffer toutes les deux secondes en visionnant— après avoir mesuré longuement toutes les options que l’on me livrait sur ces petits écrans ridicules — Blade Runner 2049. Ce que le film perdait en « visibilité » dans ces conditions était largement compensé par le vrombissement caverneux du drone zimmerien qui cherche sans arrêt à nous rappeler que « c’est du sérieux, qu’on ne rigole pas, que les jeux d’enfants, c’est bien fini, hein ! ». Alors que, voilà, bon. N’est pas Kubrick qui veut, pas plus (et c’est encore pire) que Ridley Scott. D’autres qui ont bien plus de talent que moi ont su décortiquer il y a déjà longtemps toutes les limites de l’entreprise, alors je ne me lancerai pas à mon tour (j’ai revu le film depuis dans des meilleures conditions pour m’assurer que mon instinct — malgré la somnolence qui ne cessait de m’arracher des fragments de scènes tout au long de mon visionnement aérien — n’avait pas totalement failli, et qu’on pouvait en toute justice et de bonne conscience déclarer un lapidaire : « Ah! Tout ça pour ça, finalement, ben dis donc. »).

Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017)

On réalise quand même — malgré la relative bonne tenue de ses films américains par rapport aux bêtises qu’il a pu commettre au Québec — les limites du talent (pourtant bien réel) de Villeneuve, souvent incapable de comprendre le sens de ses choix et qui est assurément tombé totalement des nues (tout comme Robert Lepage, un autre grand « innocent ») quand quelques personnes ont soulevé que, en 2017, c’était quand même un peu gênant qu’à peu près toutes les femmes de son film soient ou bien des robots, ou bien des prostituées (ou les deux). Parmi les absences momentanées de Villeneuve, on pourrait citer cette scène où la lieutenante Joshi (Robin Wright), peut-être le seul véritable rôle féminin non instrumentalisé du film, se fait assez gratuitement assassiner d’un coup de couteau dans le ventre, comme cette autre pauvre femme, nouveau née, quelques instants avant, tout comme l’avatar de Rachael, un peu plus tard dans le film, d’une balle dans l’occiput. On a beau savoir que, diégétiquement, ce sont des robots, l’image de toutes ces femmes à qui on plante des coups de couteau dans le ventre ou à qui on tire lâchement des balles dans la tête fini par troubler, si ce n’est que parce que ce cinéaste a essayé de se mesurer au drame de Polytechnique (et toute l’entreprise éthique-post-humaine du film n’est-elle pas précisément de nous faire éprouver et réfléchir à la fragile ligne d’indistinction entre humains et replicants ?). On vient de tuer Joshi, et Luv, la pas très sympathique replicant, soulève alors la tête du cadavre, plaque son visage sur le scanner pour accéder aux fichiers secrets de l’ordinateur, avant de la laisser — la tête de Wright — se fracasser lourdement sur le coin d’une table et s’effondrer au sol. La scène a un côté grand guignol. Elle provoque forcément une sorte de rire stupide, un peu jackass. Alors que son but était je suppose de montrer le degré d’absence d’émotivité du robot, ça produit quand même autre chose — un esclaffement idiot, je ris, je sais, c’est pas drôle — et c’est précisément cette autre chose que Villeneuve est souvent incapable d’anticiper. Je pense plus généralement à toutes les scènes forcément ridicules où on essaie de rendre « vivante » et émouvante la relation intime entre le triste robot K (Gosling) et Joi (la jolie hologramme), sans parler des innombrables maladresses scénaristiques (fausses pistes, faux enjeux, faux débats existentiels, quid de la résistance des replicants renégats regroupés en société secrète ?). À cela s’ajoute les plaquages monochromes souvent simplistes du pourtant si génial Deakins (ocres, bleutés, doré, violacés, gris) qui servent de ligne de partage entre les épisodes, et — disons-le franchement — toute la difficulté que le film a à susciter un engouement même détendu pour les enjeux narratifs et moraux qu’on essaie de nous faire éprouver (le mystère des origines, la nature de nos souvenirs, le partage entre le réel et le fabriqué, Deckard est-il le « père » de K ?). Mais qu’en sais-je. C’est peut-être juste moi.

Blade Runner 2049 (Denis Villeneuve, 2017)

Arrivé à l’aube à Paris, arraché aux brumes du film et des ersatz de sommeil. Les oreilles encore encombrées par le moteur de l’avion et les pétarades de Zimmer. Je repense, en reposant ma tête sur le dossier de mon siège, à une rare scène forte du film, celle où K/Gosling, après tant de dépenses d’énergies quelque peu inutiles, d’émotion et de sacrifices — vraiment, mais vraiment, tout ça pour ça ? —s’allonge sur les marches d’un escalier en pierre et pose lentement sa tête sur l’angle d’une marche enneigée et qu’on entend quelques notes de Vangelis. Tout en nous permettant au détour de mesurer tout ce qui sépare les deux Blade Runner sur ce plan, je dirais qu’à cet instant, quelque chose de beau et de simple, presque sans esbroufe, apparaît à l’écran, même si ça n’aura duré qu’une poignée de secondes. Et c’est en pensant à cela que j’ai oublié de m’étonner de ma capacité à me lever pour marcher et exécuter un ensemble de tâches mécaniques sans réellement avoir fermé l’œil de la nuit.


Rarement à Paris en mars, j’ai raté systématiquement à chaque année toutes les éditions du Cinéma du réel. De passage pour un colloque, j’avais donc quelques heures à consacrer, comme on dit, au Réel (comme dans les expressions souvent entendus ces jours-là : « super alors, on se voit au Réel », « je passe la journée au Réel mardi », qui me semblent une pas trop mauvaise façon de dire qu’on ira au « cinéma »). Le temps de déposer ma valise, sans sommeil, je file me perdre dans un programme Tacita Dean à Pompidou, contenant, parmi d’autres, son chef d’œuvre, Kodak (je connaissais bien le film, mais je ne l’avais jamais vu en 16mm), complété en 2006. Film de ruine s’il en est, filmant un peu comme le faisait Wang Bing dans À l’ouest des rails, sorti quelques temps avant, la très lente décomposition d’un lieu chargé d’histoires et de mémoire (ici, les usines Kodak de Chalons-sur-Seine sur le point de fermer; là, le quartier industriel de Tie Xie, en Chine). Bien sûr, l’intérêt de Wang Bing se porte sur les destins des individus, la rudesse des conditions de vie, la désolation, la violence infligée aux laissés-pour-compte du capitalisme, et moins sur la beauté poétique du travail, des matériaux, des machines (quelles couleurs !), de tous ces gestes dont le savoir-faire est en train d’être éclipsé par le numérique (le film serait l’image latente de cette disparition qui n’a pas encore eu lieu, mais qui a déjà eu lieu).

Kodak (Tacita Dean, 2006)

Il y a il me semble quelque chose d’analogue dans le geste de filmer ce qui est en train de se déliter et, se faisant, de transformer le film en un écrin (que l’on pourra à loisir ouvrir pour voir ce qui a été entre temps perdu — le bleu de l’Ektachrome, les reflets de lumière que génère le celluloid encore frais et luisant, par exemple —, mais qui a trouvé, dans le film, une sorte de demeure, douce et mélancolique). Brillamment cadré en plans séquences soignés (quelque chose, à chaque instant, se passe, au fil des petits riens somptueux et colorés qu’elle enregistre), le film de Dean est parfaitement contemporain du diagnostic crépusculaire sur la mort de la pellicule et la déréliction de Kodak (qui déclarera faillite quelques années plus tard, en 2011, avant de miraculeusement ressurgir après une restructuration majeure, à partir de 2015). Dans le contexte d’un repositionnement médiatique et publicitaire massif de Kodak qui reprend de la hauteur (annonce d’une nouvelle caméra super8, retour de l’Ektachrome, « produits » dérivés de la « renaissance analogique », applications mobiles, magazine, podcasts, etc.) le film, vu aujourd’hui, présente une temporalité un peu schizophrénique et proprement fascinante — comme si on se trouvait debout sur la rive à contempler, catastrophé, un navire couler, tout en sachant ce que le pilote du navire ne sait pas encore : qu’au final, il restera pas mal plus de survivants qu’on ne pouvait l’espérer (la ruine, dans ces conditions, c’est toujours du bon spectacle).

Kodak (Tacita Dean, 2006)

Nicky Hamlin, le génial cinéaste expérimental anglais, soulignait récemment, et visiblement agacé, dans un message sur Facebook, que Tacita Dean continue à perpétuer jusqu’à ce jour, en 2018, un constat éploré sur la disparition des laboratoires indépendants un peu partout dans le monde, de l’étiolement de l’analogique, alors qu’il suffit d’être un peu attentif à l’actualité pour constater qu’on assiste à regain d’enthousiasme, et une multiplication d’initiatives favorisant et encourageant la culture argentique (même si c’est une culture de niche, on en convient). Ce que ne disait pas directement Hamlin, mais qu’on pourrait supposer qu’il pense, c’est qu’il y a dans la posture de Dean un intérêt évident à maintenir un certain discours apocalyptique, quand une partie de son capital artistique (et financier) lui est chevillé. C’est peut-être une toute autre histoire, qui mériterait un article en soi. Vous me rappellerez de l’écrire.

Kodak (Tacita Dean, 2006)


Federico Rossin — génial programmateur invité au Réel 1 — avait concocté un ambitieux cycle « Pour une autre 68 ». À peine sorti du programme Dean, je me replonge dans la salle pour un doublé halluciné : Reality’s invisible de Robert Fulton suivi de <—> de Michael Snow, deux films qui n’ont pas tant « 68 » comme sujet, comme thème, mais comme réalité esthétique et mode d’existence (de la même manière que Le gai savoir de Godard à tenté de comprendre pour le cinéma ce que pouvait être mai 68 alors que Mourir à trente ans de Goupil n’est au final qu’un « film » réussi et émouvant sur les évènements de Mai et ses conséquences sur une bande d’individus). Le Fulton et le Snow sont des films qui, comme le disait Rossin, « font rupture », « balaient » (c’est le cas de le dire) tout sur leur passage. Ce sont deux films qui déferlent et emportent — bien que sous des modalités différentes — et qu’il était si précieux de pouvoir voir et penser ensemble.

Reality’s Invisible (Robert Fulton, 1971)

Reality’s Invisible, sur un peu moins d’une heure, nous plonge dans la marmite de créativité et de liberté que fut le Carpenter Center d’Harvard. On y croisera Robert Gardner, Rudolf Arnheim, Stan Van der Beek, Toshi Katayama, mais aussi et sur le même plan, avec le même droit et temps de parole, les étudiant.es de l’institution — visages fabuleux, jeunes, certains inquiets. Le film est une fabuleuse démonstration des passerelles possibles entre le vocabulaire expérimental et celui du documentaire à cette époque : surimpressions, pixillation, manipulation au banc-titre, techniques d’animations, ralenti, accéléré, tirage optique, clignotement, mais aussi captation du son synchrone, techniques légères, improvisations, exploitation des possibilités d’intimité que procure le grand angle, parole libérée, etc. L’esprit du temps — sans cynisme, sans ironie — y trouve sa voix dans une sorte de feu d’artifice.

Reality’s Invisible (Robert Fulton, 1971)

Je me rappelle avoir vu <—> de Snow lors de la rétrospective à la Cinémathèque, il y plusieurs années, dans le cadre du FNC. Je me souviens alors avoir demandé à Snow s’il entrevoyait, dans des films comme Wavelength ou <—> une dimension proprement documentaire, voire spécifiquement politique (particulièrement pour le dernier). Le film a été, après tout, tourné en juillet 1968 dans un collège américain, ne pouvant être totalement imperméable aux mouvements de révolte qui secouaient l’Europe et les universités américaines. Il n’avait pas trop compris le sens de la question (ce n’était visiblement pas son problème à lui). Mais je demeure convaincu pour ma part que <—> est un remarquable documentaire et un vrai film politique. Il a été réalisé dans le contexte — et me semble indissociable — d’un séminaire intensif au Fairleigh Dickinson University, à Madison, au New Jersey, auquel participait nombre d’artistes et de poètes, tels Emmet Williams, Max Neuhaus, Allan Kaprow, Richard Serra, Jud Yalkut, qui apparaissent tous dans le film (ce qui me rappelle qu’il faudrait que je trouve le temps de rassembler dans un programme les plus beaux films expérimentaux tournés dans des universités, à commencer par Serene Velocity d’Ernie Gehr).

<—> (Michael Snow, 1969)

Ce qui m’avait frappé alors et qui m’a frappé encore plus cette fois, c’est d’une part l’absence totale — et cela lui vient sans doute de Warhol, peut-être de Jack Smith — de finition, ce qu’on l’on pourrait maladroitement appelé un souci esthétique, un soin de faire beau, de faire propre (comme l’est l’art conceptuel, habituellement). Il y a une sorte de maladresse, d’imperfection technique, de délégation à la machine quasi totale (tu appuies sur le bouton, ça enregistre). Les coupes de montage sont parfaitement visibles, le mouvement du panoramique est saccadé, la pellicule est souvent rayée, mal exposée, le son grésille, les voix sont mal balancées. Le film est tout croche sur tellement de points (on voit il me semble le scotch de démarcation au sol et au plafond). Mais c’est aussi ce qui en fait l’humour et la force, et qui confère à cette épreuve physique qu’est le film (on s’entend), un sentiment assez joyeux d’absence de sérieux, pour ne pas dire d’humour estudiantin. Comment se fait il que toutes les personnes qui ont pu écrire des choses sur ce film parlent rarement des fous rires qu’il provoque dans la foule où il est projeté ?

L’autre aspect — qui marche main dans la main avec l’humour — est sa dimension « film à truc ». Bien entendu, <—> est un film sur les possibilités visuelles du panoramique horizontal, vertical, et le croisement des deux (et la manière dont la vitesse d’exécution du panoramique transforme la perception de l’espace), mais c’est tout autant un film sur les possibilités du montage, de l’escamotage par coupe, et de la répétition en boucle (plusieurs séquences de mouvement sont en fait composés d’une boucle d’image de trois ou quatre panoramiques, et non une séquence continue), avec les implications sur la mémoire du spectateur que cela suppose — car le mouvement de va-et-vient qui détermine le film a aussi l’effet de créer un balayement — du moins une fragilisation — de la mémoire (en limitant le temps de perception qui nécessite un arrêt relatif, une pause). Mais aussi, et sur le même principe, Snow s’amuse à jouer au jeu des apparitions/disparitions et à renouer avec une certaine dose d’enfance magique du cinéma (un petit côté Méliès, insoupçonné), à passer dans un même panoramique du jour à la nuit, d’une salle pleine à une salle vide, d’un policier qui est là dans la fenêtre et soudain, pof !, n’est plus là. À la pseudo-perfection métronomique que l’on pourrait deviner en lisant des descriptions et des analyses du film (de même que pour Wavelength), j’ai toujours préféré rappeler l’évident désir de Snow de jouer les trouble-fêtes, le cancre, de s’amuser, d’ironiser et de rire avec nous (il y a en cela un petit côté humour canadien qu’il faudrait arriver à mieux décrire).


Amateur de tennis devant l’éternel, mon père, lorsque j’étais jeune, avait choisit son camp : Björn Borg, avec sa belle tête de christ nordique, blond, « aristocrate descendu chez le peuple », toujours élégant et digne, contre McEnroe, l’américain insupportable, bouclé, aristocrate « mi-egyptien, mi-russe », (suivant les mots indépassables de Deleuze), à tel point qu’il me suffisait de voir McEnroe pour ne plus voir en lui que l’objet d’une grande détestation, en faisant oublier que c’était aussi accessoirement un immense joueur, sur lequel il y a tant de choses à dire, et sur lequel Daney — parmi d’autres — a écrit parmi les plus belles pages qu’il a consacrées à ce sport. C’est l’affinité étonnante entre la cinéphilie, la critique (de haut niveau), la terre battue, le tennis (de haut niveau), l’archive et la technique cinématographique et pré-cinématographique qu’explore le très sympathique film de Julien Faraut, L’empire de la perfection, et qui m’a aussi permis, moi qui avait été incapable de voir McEnroe, à quel point il avait un style incroyable et singulier. C’est un film qui nous fait aussi rapidement réaliser ce lieu commun que le tennis est devenu, en l’espace de trois décennies, tout simplement un autre sport.

L’empire de la perfection (Julien Faraut, 2018)

Consacré a priori au travail pionnier de Gil de Kermadek, directeur technique du tennis français et auteur de films éducatifs sur le tennis, et plus tard d’une imposante série consacrée à des grands joueurs de tennis (une sorte de Tennis, de notre temps), le film de Faraut tourne autour du mystère McEnroe et de sa relation à l’image, aux images, avec comme horizon la mythique finale McEnroe/Lendl en 1984, qui voit, alors qu’il était au sommet absolu de sa forme, le collapse, à partir du 3e set, de la star américaine, au profit du tchèque en acier. L’hypothèse que Faraut fait passer en douce serait que ce sont les dispositifs d’enregistrement (les perches des micros et la présence de tous ces yeux mécaniques implacables posés sur lui, filant à toute vitesse de la pellicule dans des magasins en faisant un tintamarre incroyable) qui finiront par faire trébucher le titan américain. Le coup de raquette bien senti que McEnroe assène à la caméra de télé qui se rue sur lui au moment de sa défaite (et que le cinéaste nous montre deux fois plutôt qu’une, avec une enflure musicale dont on se serait peut-être passés), en serait la preuve ultime. L’élégance et le charme du film reposent sur sa capacité à lier naturellement les affinités électives entre des choses a priori éloignées (saviez-vous que le stade de Roland-Garros a été bâti sur la station physiologique de Marey ?) ; la jubilation du film repose aussi sur le fait que Faraut parvient à nous faire éprouver la fascination irrésistible, presque obsessionnelle, que ces images d’archives ont exercé sur lui (des heures et des heures de rushs tournés à deux caméras Éclair 35mm blimpées, mais forcément bruyantes, montrant sur des km de celluloïd les facéties et les prouesses de McEnroe). Le film est aussi — à un niveau plus ontologique — une archéologie de « la trace », et qui lierait de façon fondamentale cinéma et tennis (du moins celui qui se joue à Roland-Garros). La balle laisse, sur l’ocre de la terre battue, une trace, trace qui fait office de preuve (bien sûr, et c’est le génie de McEnroe, il est toujours possible, comme au cinéma, de créer, d’effacer ou d’inventer une trace invisible). Les gestes du joueur ou le tracé d’un regard qui croise celui de la caméra, aussi, ça laisse des traces. Et ça fait aussi des bons films.

L’empire de la perfection (Julien Faraut, 2018)

Inutile d’ajouter que ce film nous fait prendre conscience de la pauvreté assez accablante des captations du tennis aujourd’hui, et du sport en général. Godard s’en lamente depuis trente ans… ce qui me rappelle que je n’ai jamais partagé avec vous mes élucubrations interminables sur Godard et le sport… Y aurait-il des belles scènes de plongeon chez Godard ? Je sais à qui demander. Et j’en profiterai pour lui demandé ce qu’il pense des scènes de basket dans Je vous salue Marie.


21h. Toujours à traîner au Réel. Un peu halluciné d’être debout. Je plonge dans Umano non umano de Mario Schifano. 1969. Prodigieuse épopée où se côtoie les ouvriers de Bologne en grève, Mick Jagger, Carmelo Bene, Adriano Aprà, Alberto Moravia, Alexandra Stewart, des poètes, amis, dans un collage kaléidoscopique qui ne semble avoir été permis, sous cette forme radicale (en 35mm, avec des moyens, des ambitions, bien que sûrement sans aucune diffusion), que dans cette étrange brèche qui n’aura duré, plus ou moins, que 7 ou 8 ans, de 1967 à 1975, dans tant de domaines, où la radicalité et la liberté la plus totale pouvait trouver une voie « officielle » , confortablement financée (de 2001 à Moïse et Aron, de La chinoise à Salo, pour dire les choses vite). Umano non umano réalisé par le génial et fulgurant Schifano (génie brûlé comme tant de sa génération), fait partie de ces astres sombres, brillants et douloureux, dans lesquels toute une époque — et toute les possibilités de l’époque, l’invention mais aussi la violence extrême et l’épreuve théorique — semble repliée, et donnée à voir, dans la joie et l’exaspération (le film aurait été si j’ai bien compris en partie produit par Mick Jagger). Et malgré la quantité de choses belles et lumineuses du film, je ne retiens curieusement que cette séquence, vers le début, où Schifano projette en 16mm (mais ça pourrait être du 8mm ou du super8), sur un écran, des images du tournage de Weekend de Godard (ces petites images ont un côté film de famille, totalement bouleversant). Éventuellement, un enfant s’approche de l’écran et s’emploie à déchirer joyeusement la toile avec des ciseaux, dans un geste à la fois d’appropriation, de réinvention et de radicalisation, pour soi, du geste godardien. Comme une manière de continuer le combat par la coupure, la rupture. Grazie Federico pour la découverte.

Umano non umano (Mario Schifano, 1969)


Un festival ce sont des films vus, mais autant, et même surtout, des films manqués (je savais que je n’aurais que quelques plages à donner au Réel, étant pris par deux colloques, et que le plaisir que j’y prendrais devrait aussi s’accommoder d’une série de deuils). Un festival, c’est une grille qu’on lorgne, plein d’obscurités, de zones qu’on présélectionne et d’autres qu’on décide de ne pas envisager (la salle est trop loin, on n’est pas libre à cette date, ce film ne nous dit rien, mais on pourrait se tromper, etc.). Chaque case est une promesse, une incision dans le tissu du temps où quelque chose aura lieu, avec ou sans nous, derrière une porte, et soumettra des corps qu’on soupçonne bien disposés à une proposition, un défi, une expérience comme on dit. Je compile un peu par masochisme tous ces titres mystérieux qui se seront déroulés dans une salle obscure où je n’étais pas et où j’aurais voulu être : Dionysus 1969 de De Palma, Good Luck de Ben Russell, Les gens du lac de Jean-Marie Straub, L Cohen de James Benning, Les lettres de Stalingrad de Jacqueline Veuve (en présence d’Edgar Morin), Préhistoire des partisans de Masao Tsusumi et Noriaki Tsuchimoto, Spell Reel de Filipa César, The Rare Event de Ben Rivers et Ben Russell présenté dans la même séance que Invocation of my Demon Brother de Kenneth Anger, Zama de Lucrecia Martel. J’arrête ici. J’avais sur ce programme que j’avais rigoureusement barbouillé, aussi encerclé tous ces films que j’aurais voulu revoir sur grand écran, L’héroïque lande, Caniba, Ice, D’Est, Appunti per un’Orestiade africana, Ta peau si lisse. En écrivant ceci, je réalise, affolé, que je suis aussi en train de totalement louper Fantasia.


En attendant les barbares (Eugène Green, 2018)

21h. Un dernier soir au Réel. En attendant les barbares d’Eugène Green. Film confidentiel, réalisé dans le cadre d’un atelier de formation d’acteur, et qui, pour cette raison, ne pourra être distribué par les canaux réguliers. Éprouver, pour le coup, l’impression d’une projection maison, d’un film que nous allions être les seuls à voir. Le sentiment que les acteurs sont à quelques pouces de moi (le dispositif théâtral du film et ce mode d’interpellation frontal, comme souvent chez Green, renforçait aussi cette présence très forte des corps et des visages des acteurs et des actrices). On était entre nous. Et dans tous les sens du terme. Ce film en huis clos relate la nuit que passeront auprès d’un mage et d’une « magesse » un groupe d’individus incarnant des archétypes de la société (le bobo et la « bobelle », le poète, la « peintresse », le chômeur, le célibataire) qui cherchent à fuir les « barbares » qui sont à nos portes (c’est ce qu’ils ont appris par les « réseaux sociaux »). Une fois débarrassés des appareils qui sont — dans l’allégorie que construit Green —les vrais instruments de barbarie qui les aliènent (cellulaire, appareils portables, tablettes), ils plongeront au cours de cette nuit au fond d’eux-mêmes et apprendront tant bien que mal à réinventer leur liberté, par le truchement de la poésie, du théâtre, du chant, de la rencontre avec l’autre.

En attendant les barbares (Eugène Green, 2018)

Cet aspect film à thèse, simpliste est sombre (« Les barbares ne viennent que si on les attend » et « la vraie barbarie, c’est la technologie »), est largement transcendé par l’inventivité du dispositif de Green, qui évoque tour à tour les films de Straub-Huillet, le cinéma de Rivette et d’Oliveira, les films médiévaux de Bresson et de Rohmer. Il y a dans ce film (et dans les films de Green en général), comme chez ces cinéastes, un plaisir particulier à voir des acteurs au travail : les voir bien en face, défendre un texte, le déclamer, l’articuler de toutes leurs forces, sans filet, sans musique, presque sans décor. Ce dépouillement extrême exige que nous soyons à l’écoute, et comme ces acteurs et ces actrices qui se sont placés au service du texte, nous devons aussi nous soumettre, de tout notre être, à ce temps poétique, si particulier et si vivifiant.

Quand ils sortiront du château, au matin, ils réaliseront que les barbares qui les terrifiaient tant n’ont peut être jamais existé. Ils sauront en même temps que la vraie barbarie est peut-être plus proche d’eux qu’ils ne l’auraient cru (elle s’appelle l’indifférence à la fragilité de l’autre).

Les lumières se sont rallumées. Green a vraiment un sourire extraordinaire.

Il était un peu tard. L’heure était venue de rentrer chez moi.


Il y a quelques jours, en discutant avec René de mes histoires de plongeon et de piscine, il me parle d’un film que je ne connaissais pas, The Swimmer, avec Burt Lancaster, réalisé en 1968. En entendant au loin les éclaboussements des adultes et des enfants, des petits et des gros, qui, à tour de rôle, continuent à plonger dans l’eau, je décide donc de remonter sur le plongeon, pour continuer à prendre des nouvelles du réel.

Notes

  1. Voir le très bel entretien qu’il a accordé à Guillaume Lafleur, dans le dernier numéro de 24 images, qui consacre un dossier étoffé à Mai 68… et après.