Symposium créer/performer/conserver

Le fils de l’animal stratifié

Une énigme

Le film de Maman a longtemps occupé une présence spectrale lors de nos conversations autour de la table. De temps à autre, la nostalgie la ramenait vers son unique expérience de jeu. Elle ne gardait qu’un souvenir très vague de cette production indépendante au point d’être incapable d’en résumer la prémisse. Il s’agissait, selon elle, d’une histoire étrange dans laquelle son personnage s’échappait d’un coquillage pour explorer un monde onirique. Ma mère se plaisait ensuite à évoquer ces décors de carton-pâte qui l’avaient grandement impressionnée.

Son témoignage a probablement été la première fois où, gamin, j’ai appris l’existence d’un cinéma très différent des dessins animés que je chérissais. Il regroupait des fictions abstraites, qui ne racontaient rien de précis. Ayant grandi avec Canal Famille, je peinais à imaginer la forme qu’aurait une œuvre sans narration. Moi qui distinguais les « films pour les grands » des « films de mon âge », j’ignorais quelle catégorie lui accorder. Peut-être celle des « films pour personne », comme mon grincheux de grand-père se plaisait à les appeler.

Ma mère regrettait de ne pas pouvoir montrer ce conte surréaliste à ses enfants. Le film n’ayant jamais bénéficié d’une sortie commerciale, et encore moins sur un support comme le VHS, elle n’avait pas de copie sous la main. Concevoir qu’un court-métrage puisse ne pas être disponible sur vidéocassette me stupéfiait. À l’époque, je croyais tout bonnement que l’ensemble de la production mondiale se trouvait au club vidéo. L’idée qu’un pan me soit inaccessible me faisait rêver. Dans un sous-sol obscur à la porte barricadée se trouvait, auprès d’œuvres clandestines, le fameux film de Maman.

Pendant plusieurs décennies, cette œuvre fantomatique s’est révélée à moi par fragments, comme si elle tentait obstinément de fuir mon regard. En rédigeant un mémoire sur la légende urbaine des snuff movies, j’ai cherché à démontrer que certains objets filmiques nous fascinent précisément parce qu’ils nous sont inaccessibles. Je constate aujourd’hui que j’ai toujours été, à mon insu, marqué par ce phénomène. En ce qui concerne l’implication de ma génitrice à la formation de ma cinéphilie, je laisse les psychanalystes tirer leurs propres conclusions.

Les bas-fonds du cinéma québécois

Au mois de novembre 2014, j’assiste pour la première fois au Salon du livre de Montréal en tant qu’auteur. Parmi les invités à l’événement se trouve un historien du cinéma, présent pour accompagner un dictionnaire du cinéma québécois. Il me parle de son nouveau livre avec fierté, citant au passage les films obscurs qui y sont recensés. À ses dires, l’un d’eux serait même une authentique découverte qui gagnerait à être mieux connue.

« Un truc complètement hallucinant, du jamais-vu au Québec. Tu dois absolument voir ça ! », me dit-il en tournant avec enthousiasme les pages de son bouquin. Il pose ensuite son index sur l’entrée du film en question.

« Voilà, ça s’appelle Tant que s’illuminera l’animal stratifié. Réalisé en 1965 par Jean Lafleur et Robert Desrosiers. En as-tu déjà entendu parler ? »

Ce titre poétique, je le connais très bien. Impossible alors de nier ma propre filiation avec ce court-métrage expérimental.

« Oui, ma mère y tient un rôle. »

Séance interdite

Un an après mon passage au Salon du livre, je reçois de la part d’André un courriel au titre énigmatique : « j’ai vu ta mère ». Il m’y décrit une œuvre impossible, qui fait pourtant écho au souvenir de sa comédienne :

« J’ai vu ta mère, enfant-ovni, traînant une créature tout droit sortie de Begotten à travers un labyrinthe infernal. Le film est absolument terrifiant. Et ta mère ne l’a jamais vu (elle était trop petite). »

Au fil du temps, j’ai appris qu’une copie de Tant que s’illuminera l’animal stratifié était conservée à la Cinémathèque québécoise. J’avais même pris l’habitude de surveiller l’horaire des projections dans l’espoir d’y retrouver ce titre. Il faut croire que j’avais failli à ma tâche, cette séance m’ayant complètement passée sous le nez !

La description de mon ami correspond au visuel du court que j’ai pu admirer par le passé. En faisant du ménage chez ses parents, ma mère avait retrouvé un jeu de photographies prises lors du tournage. Ces clichés en noir et blanc la montrent le crâne chauve, vêtue d’un costume sophistiqué. Sur le coup, je trouvais qu’elle ressemblait aux extra-terrestres que Scully et Mulder pourchassaient dans X-Files. Je constatais également à quel point elle était jeune lors du tournage. À peine huit ans, si ce n’était pas moins. Ces portraits ont surtout concrétisé un récit familial dans mon esprit. J’avais enfin la preuve qu’il ne s’agissait pas d’une lubie de ma mère.

FIFIM, 1965

André se trompe sur un point. Ma mère a pu voir Tant que s’animera l’animal stratifié lors de sa première mondiale au Festival international du film de Montréal en 1965. Elle ignorait se trouver dans la même salle que Pauline Julien, Claude Gauvreau et Roberto Rossellini. De cette projection, elle n’a rien retenu du grabuge causé par le public. Le court-métrage, nous apprennent ses réalisateurs dans le récent XPQ — Traversée du cinéma expérimental québécois, a effectivement eu droit à une réception désastreuse :

« Ça a été spectaculaire, se souvient Jean Lafleur, mais c’est extrêmement compréhensible. Le public québécois avait été nourri de films sur la vie quotidienne, de narrations historiques, ou encore de films qui racontent comment faire la pêche aux marsouins… C’est sûr que l’assommer avec l’animal stratifié ne pouvait pas donner autre chose 1 . »

Spectatrices et spectateurs ont réagi violemment au capharnaüm psychédélique qui leur était proposé. Leur grabuge était d’une intensité si forte que Rossellini s’est empressé de venir à la défense des cinéastes. Assis au premier rang, il a ordonné à la foule de se calmer en hurlant « Respect pour les auteurs, respect pour les auteurs ! 2  »

Au lieu de porter attention à ce chahut, ma mère avait les yeux rivés sur l’écran. L’image d’elle-même qui y était projetée la consternait. Elle saisissait mal ce qu’elle pouvait bien faire dans un film aussi singulier qui ne ressemblait en rien à ce qu’elle connaissait déjà. La pauvre n’avait pas la maturité pour consolider sa déception à la fierté d’être actrice d’un jour. Elle a beau en rire aujourd’hui, je me doute bien que L’animal stratifié a été pour elle un échec difficile à encaisser.

La question qui lui est venue en tête lors de ce visionnement mérite d’être posée à nouveau : comment a-t-elle bien pu aboutir dans un film expérimental co-signé par Robert Desrosiers et Jean Lafleur — qui réalisera plus tard Ilsa, la tigresse de Sibérie (1977) ? Souhaitait-elle, dès sa tendre enfance, de faire les planches ou de devenir actrice de cinéma ? C’est possible, mais tout cela est bien loin. Malheureusement pour la postérité, ma mère a quasiment tout oublié de ce parcours improbable. Il y a eu une audition à la suite d’une petite annonce dans le journal. Puis un tournage où elle s’efforçait de suivre les directives de charmants inconnus. Elle n’a probablement jamais discuté avec eux de leurs intentions. Aucun lien ne s’est développé au-delà du tournage lui-même. Ma mère a perdu leur trace une fois l’épisode du FIFM terminé. Tel a été le baptême du septième art auquel elle a eu droit.

Une initiation malheureusement morte dans l’œuf. Maman a beau ne plus se rappeler de la discorde causée par L’animal stratifié à sa première, elle se souvient encore de la réaction de sa propre mère. L’ayant accompagnée au festival, ma chère Mimi a profondément détesté ce « film de drogués », qui décidément, n’apporterait pas la gloire souhaitée à sa famille. Il faut comprendre qu’elle était de cette génération pour qui « passer à la télé » représentait un accomplissement des plus enviables. Ce désir de notoriété expliquerait pourquoi elle a motivé ma mère à se joindre à l’aventure de L’animal stratifié. J’ose à peine imaginer la désillusion qu’elle a pu vivre lors de cette projection crève-cœur. Par la suite, elle n’a encouragé aucun de ses enfants à poursuivre une carrière en théâtre. Ma mère, quant à elle, a exploré de nouveaux horizons, tout en continuant à chérir la fois où son nom est apparu au générique d’un court-métrage.

Tant que s’illuminera l’animal stratifié

Puis vient enfin le grand jour. Un ancien collègue de travail m’informe qu’il a organisé une séance privée à la Cinémathèque québécoise. Parmi les films projetés se trouve Tant que s’illuminera l’animal stratifié. Je n’aurais pu rêver d’un meilleur contexte pour le découvrir. Nous ne sommes que trois dans la Salle principale de l’établissement. La lumière se tamise ; l’écran me révèle un gros plan sur un crâne. Un titre inoubliable, autant par son lyrisme que par son rôle dans mon folklore familial, suit l’indication « UN POÈME EN IMAGES ET SON ». La copie s’avère magnifique, elle pourrait presque passer pour neuve. Je reconnais Montréal dès le premier plan, et devine que la jeune fille qui y apparaît est ma mère.

Une énergie fiévreuse anime l’ensemble des images qui suivent. Le film de Desrosiers et Lafleur nous révèle la genèse d’un monde malade, habité de goules sadiques et de momies démoniaques. En ces lieux maudits, la violence règne. L’animal stratifié s’ouvre avec une gamine sauvagement attaquée par un médecin, un clown et un pilote d’avion. Cette agression sert de coup d’envoi à un voyage initiatique qui anticipe le cinéma d’Alejandro Jodorowsky. À la manière d’El Topo (1970), la trame narrative est délibérément éclatée. Différents tableaux macabres se succèdent, allant d’une intervention médicale grotesque à un clan de zombies voguant sur un immense cercueil. Le caractère désordonné de l’œuvre fait en sorte qu’il serait tentant de l’associer au mouvement dada. Ce rapprochement ignorerait la logique qui guide la circulation des scènes. D’une part, il est apparent que le film obéisse à un principe de gradation. Chaque bizarrerie tente effectivement de surpasser celle qui la précède. De plus, L’animal stratifié opère un virage une fois qu’apparaît son personnage-titre, celui qu’interprète ma mère. Probablement morte de ses blessures, l’enfant ressuscite sous la forme d’une créature angélique qui affronte ses assaillants. Aussi mince soit-il, le récit devient celui d’une conquête, dépeignant alors une itération apocalyptique de l’éternel combat entre le Bien et le Mal.

Tant que s’illuminera l’animal stratifié est l’une des pierres angulaires les plus stimulantes de l’histoire du cinéma québécois. Corps étranger rebelle, météorite provenant d’une galaxie inconnue, il résiste obstinément à la moindre affiliation avec un courant donné. Il est lui-même une illumination, un bref instant de créativité brute apparu dans un climat austère. Un objet rare et précieux qui mérite d’être célébré.

Le film de Maman

J’aurais pu jouer la carte de la pudeur en gardant pour moi mes impressions sur ce film. Un choix sans doute compréhensible, un peu comme Barthes qui, dans La chambre claire, refuse de partager un cliché de sa mère. Il est vrai que L’animal stratifié me gêne parce que je suis incapable de l’appréhender en dehors du prisme de ma généalogie. Je ne peux le visionner sans imposer à chaque image une correspondance avec les souvenirs nébuleux de sa comédienne. Mon souhait est d’y reconnaître un récit d’enfance ayant bercé la mienne. De plus, cette fable de science-fiction me pousse naturellement vers une lecture rétroactive. Face au spectacle de ma mère déguisée en extra-terrestre qui affronte une tarentule géante (ça ne s’invente pas !), je ne peux m’empêcher d’y voir les germes de mes intérêts cinéphiliques à venir. Ma mère serait au centre d’un magma de références brouillonnes évoquant les figures du fantastique (le monstre, le zombie) qui, aujourd’hui, guident mon écriture ainsi que mes choix de programmation.

Il y a néanmoins un point qui me fait sourire, un détail que seul un membre de la famille Laperrière va remarquer. Comme mentionné plus haut, ma mère ne comprenait rien de rien lors du tournage. Son désarroi, je peux le lire sur son visage. Elle est ballotée d’une séquence à l’autre — d’un cauchemar à l’autre — sans avoir le moindre repère auquel s’accrocher. Il me semble évident que son étonnement est précisément ce que Lafleur et Desrosiers recherchaient, mais ils ignoraient à quel point ils ont tiré profit d’un trait de personnalité de ma mère. Son expression est la même qu’elle a affichée après avoir vu Derrière elle, cet hommage à Lynch que j’ai réalisé à seize ans. Elle a également eu cette réaction lorsque je lui ai annoncé que mon sujet de maîtrise allait porter sur ces films clandestins montrant de vrais meurtres. Et elle m’a suivi, malgré tout, n’importe où, à la manière de son personnage qui mène la plus étrange des odyssées.

Voilà, pour moi, la grande réussite de L’animal stratifié. Il anticipe toutes les excentricités que ma mère a subies par ma faute. Ce texte en fait bien sûr partie.

Fils de

« Salut Maman, je t’ai vu dans un film ! »

— Ah, tu as réussi à le voir ! Pis ? Comment as-tu trouvé ta mère ?
— C’est vraiment spécial ! Du gros délire, j’ai beaucoup aimé.
— Tu ne réponds pas à ma question !
— Je sais pas, tu as l’air un peu perdue.
— Ah ça, je te confirme que je l’étais.

Notes

  1. Guillaume Lafleur, « L’improbable nef. Entretien avec Robert Desrosiers et Jean Lafleur », dans Ralph Elawani et Guillaume Lafleur (dir.), XPQ — Traversée du cinéma expérimental québécois, Montréal, Éditions Somme toute, coll. « Nitrate », 2020, p. 63.
  2. Ibid.