Chronique télévision

LE FERME DÉSIR DE CROIRE, LE NON MOINS FERME DÉSIR D’ABUSER

Rencontres paranormales est une nouvelle émission du réseau TVA, déclinée en quatre épisodes et qui se propose d’aborder le phénomène des « entités » et autres communications spirites. Durant la première heure, diffusée le 24 novembre dernier, le téléspectateur a eu droit à une visite nocturne de la Maison Trestler (les vieilles maisons sont pleines de fantômes, c’est bien connu) ainsi qu’au témoignage ému (on est à TVA…) d’une dame de Longueuil qui affirmait « sentir une présence » chez elle – ce qui fut confirmé par le médium de service, on s’en doute, dont la capacité extraordinaire à faire bouger les tables n’a d’égale que le charabia pseudo-scientifique auquel il recourt pour confondre les sceptiques.

Contrairement à Chantal Lacroix (productrice de l’émission) et aux autres personnes attablées en compagnie de Roger Mainville (c’est le nom du médium, lequel vend aussi des détecteurs de « champs magnétiques nuisibles »), je n’ai personnellement pas été confondu. Inutile de s’étendre trop longuement sur l’invraisemblable stupidité de la mise en scène qu’on nous a servie comme une « démonstration » des phénomènes susmentionnés : un enfant tout juste en âge de parler aura remarqué que la table – étrange, étrange – penchait toujours du côté du Maître de séance, qui camouflait d’ailleurs fort mal le travail de ses muscles abdominaux, sciemment mis à contribution dans sa communication avec les morts.

Le « truc » est largement documenté depuis au moins un siècle et demi, et une simple recherche sur Internet aurait permis à madame Lacroix – qui se targuait d’être une « sceptique » lors de sa tournée promotionnelle de Québécor Inc les jours précédant l’émission – de tout connaître sur ce genre de supercherie, très en vogue à la fin du 19ième siècle. Alors de deux choses l’une : ou la productrice est carrément idiote, incapable de la moindre petite investigation sérieuse, ou c’est une fieffée menteuse. Avouons que l’une ou l’autre option n’a rien de particulièrement flatteur pour l’animatrice, qui s’est constituée un énorme capital de sympathie grâce à Donnez au suivant, dont elle était aussi la conceptrice.

Le médium Roger Mainville et André Robitaille

Mais le vrai problème est ailleurs, et touche une question infiniment plus importante que le QI de l’ex miss météo. Une telle émission, diffusée sur le réseau de télévision le plus regardé au Québec en heure de grande écoute, aurait dû créer un véritable scandale ; les chroniqueurs de télévision, les journalistes, les éditorialistes devraient s’insurger devant cet affront fait aux principaux legs des Lumières que constituent l’esprit critique et la méthode scientifique, autrement dit la mise en doute systématique de tous les obscurantismes. On comprend que ses amis de TVA (Gino Chouinard et al.) aient accueilli Chantale Lacroix sur leurs plateaux avec la bête complaisance des convergents, trop contents de nourrir la rumeur ambiante en y allant de leur petite anecdote personnelle de fantôme ; confronter la rousse animatrice eut été bien impoli dans un contexte de promotion tout azimut. On saisit moins bien pourquoi presque tous les autres – à l’exception de Marc Cassivi de la Presse, qui y est allé d’une charge assez bien sentie – paraissent vouloir se contenter d’un haussement d’épaules entendu, sourire en coin, l’air de dire que tout cela est finalement bien inoffensif.

Ou plutôt, on le sait peut-être trop bien, et c’est justement là que le bât blesse. La télévision contemporaine nous a progressivement habitués à accepter que la frontière entre le domaine des faits et celui des croyances disparaisse, et plus cyniquement encore, à autoriser par complicité tacite que les cotes d’écoute deviennent l’arbitre de toutes les décisions de programmation. Alors qu’une des émissions vedettes du service de l’information de TVA (J.E) s’est donnée le mandat de traquer les fraudeurs jusque dans leurs derniers retranchements, de faire éclater au grand jour leurs petites combines abusives, on accepte sans broncher que tout un concept d’émission soit fondé sur la supercherie, ses idéateurs et ses acteurs leurrant de façon éhonté le public en affirmant en outre « ne filmer que les faits », alors que ces derniers ne sont soumis à aucune espèce de mise à l’épreuve. Le réseau TVA n’est pas une quelconque télé communautaire de village, et une émission diffusée le jeudi à 21 heures ne peut pas être mise sur le même pied que les info-pub de cartomanciennes qui polluent les ondes la nuit ; sa popularité même et son statut d’institution ancrée dans l’espace social depuis un demi-siècle lui confèrent des devoirs civiques, dont le moindre n’est pas de respecter minimalement la tradition de probité qui incombe aux médias de cette envergure.

Que tous observent cette flagrante ineptie sans crier gare prouve en fait qu’il est désormais accepté implicitement que la loi du nombre serve de mesure à la légitimité d’une pratique ; s’il se trouve des gens pour « croire » aux phénomènes paranormaux (et ils sont légion au Québec 1 ), alors offrons-leur l’occasion de satisfaire leur conviction, on en sera quitte pour un débat – vite liquidé – sur la « relativité » des croyances. Car là où le nombre est roi triomphe toujours la démagogie, selon une logique qui veut que la majorité ait toujours raison. Si ce populisme n’avait cours que dans le domaine du « divertissement » – auquel appartiennent les Rencontres paranormales, d’après les catégories mises de l’avant par TVA – on pourrait toujours évoquer la logique des genres à la défense de ce type de proposition ; mais dans la mesure où il sévit partout, et notamment dans le domaine de l’information, on peut craindre que ce soit toute la télévision qui se trouve sur le point de basculer dans une zone située au-delà du vrai et du faux, un état de choses d’autant plus troublant qu’il advient à un moment où les signes de déclin de la pensée rationnelle et la montée en force des schémas d’explication religieux se font de plus en plus nombreux.

Notes

  1. Un sondage mené par l’Association des sceptiques du Québec montre en outre que 51% des gens croient à la clairvoyance, 45% aux fantômes et 65% à la télépathie. Voir [http://www.sceptiques.qc.ca/ressources/revue/articles/qs22p5->http://www.sceptiques.qc.ca/ressources/revue/articles/qs22p5], consulté le 12 décembre 2010.