Entretien avec Denys Desjardins

Le documentaire sous l’influence de la télévision

Deuxième partie

Hors Champ. Comment les références à Vertov sont-elles entrées dans le projet ?

Denys Desjardins. Il a une théorie qui se nomme le ciné-œil ! J’avais vu ses films, mais en travaillant sur ce projet je me suis aussi plongé dans ses écrits. Il reste l’un des documentaristes qui a le plus écrit sur sa pratique. Il voulait vraiment faire de la caméra un œil, avec tout ce que ça peut impliquer, comme de la libérer d’abord du trépied fixe et adopter de nouveau points de vue. Je ne l’avais pas considéré sous cet angle auparavant, d’où on peut faire des liens pertinents à des questions actuelles.

L’approche au montage tire aussi des leçons de Vertov…

C’était nouveau pour moi d’approcher le montage d’une façon plus formelle. Je voulais un juste équilibre, une trame narrative qui relate bien ma quête personnelle, mais avec d’autres couches au propos qui s’apparentent plus au montage des attractions, d’association d’idées, sans tomber dans le pur expérimental. C’est aussi le point de vue qui se révèle au montage, Vertov raconte bien une histoire, par exemple, d’une ville, d’un pays en construction, mais ce n’est pas à travers un fil narratif continu, et ce n’est pas dans un plan séquence, c’est sa vision du monde qui nécessairement prend forme dans la juxtaposition des images.

Et on imagine que c’est beaucoup lors du montage que le film t’est vraiment apparu, il aurait été difficile de prévoir toutes les intersections possibles entre les différentes avenues : le récit autobiographique, les films de famille, Vertov, l’histoire du cinéma, la technologie de la vision…

Bien sûr, au départ j’avais toutes ces pistes, de façon plus ou moins articulée, et c’est au montage que ça commence à parler. J’ai fait un pré-montage de certaines scènes pour pouvoir discuter avec le monteur de ce que j’envisageais. Par exemple, quand je donne la caméra à mon père pour qu’il me filme, je ne crois pas qu’à ce moment il me voit vraiment, moi, adulte, en 2000, ce qui lui vient à l’esprit, c’est de me filmer quand je suis enfant. Je ne peux pas le verbaliser, ou si oui, pourquoi le faire, car je peux le rendre au montage. On entre dans son point de vue et tout le monde comprend.

Et à mesure qu’on explore les possibilités de parler au montage, plus le plan continu, ultimement la captation incessante de la caméra de surveillance, est muette…

Oui. J’ai quand même exploré auparavant un certain montage éclaté, mais pas de façon aussi riche, comme me le permettait aussi les images d’archives. J’ai même remarqué que Vertov pouvait utiliser les mêmes plans dans des films différents. Peut-être n’avait-il pas les moyens de retourner filmer pour compléter un film, mais peu importe, remontée avec d’autres images, le même plan dit autre chose. C’est ainsi que j’ai eu l’idée, pour le projet web, que trois autres artistes vidéastes reprennent les images de mon film pour en faire d’autres bandes, avec leurs points de vue. Par exemple, s’ils reprennent les images des films de mon enfance, c’est leur propre vision de l’enfance qu’ils vont exprimer dans le montage.

Il doit être étrange de voir des images de ton enfance dans le film d’un autre ?

Oui, mais justement, peut-être que je peux y voir le rapport d’une autre personne à son enfance. Ce projet se terminera par une présentation simultanée, sur trois écrans, des trois bandes, avec musique live, qui apportera aussi un autre point de vue.

Nous sommes donc loin de ton film, mais avec les mêmes images.

Je ne sais pas ce que ça va donner, c’est sûr que c’est une surenchère. Il y aura donc sur les écrans des bouts de ma vision, de celle de Vertov, de celle de mon père, de ma mère, des 3 vidéastes, des musiciens… Une incroyable poutine !

Et ça pourrait être bon ou mauvais.

Probablement très mauvais !

Et le pendant web du film, avec les textes que tu publies…

J’avais aussi un site web pour mon film précédent. L’intérêt de l’internet, pour moi, est de pousser le contenu au niveau documentaire, i.e. de l’information, la réflexion. Le film a ses besoins, il y a bien des questions et des informations qu’on ne peut y mettre pour qu’il se tienne comme film, le site web me permet simplement de poursuivre la réflexion sur les sujets abordés.

Mais sans te lancer dans ce qu’on nomme l’art web…

Non, mais ça se fait naturellement, plutôt dans le même sens où Perrault publiait souvent des écrits, un livre, dans le même champ de réflexion qu’un film qu’il venait de faire.

Envisagerais-tu de faire un projet documentaire uniquement sur le web ?

Oui, ça m’intéresserait. Mais bon, le premier réflexe d’un cinéaste est de faire un film ! Jusqu’ici le web est seulement utilisé pour la promotion des films.

Crois-tu que les questions du montage et de la vision que tu as abordées dans ce dernier film vont réorienter ton approche pour les suivants ?

Tout à fait. Par exemple avec l’utilisation des archives. Mon prochain film portera sur Hauris Lalancette, le cultivateur que Perrault avait filmé à partir des années 60. Moi j’ai filmé le personnage au cours des 10 dernières années. Alors il est certain que je vais utiliser des images d’archives pour parler de cet homme et le faire parler, pour réfléchir au documentaire… Le cinéma est une mémoire, et on peut utiliser cette mémoire. Comme toute mémoire on peut la revisiter, voir ce qu’elle nous apprend.

N’est-ce pas toutefois le chapître le moins marquant de l’œuvre de Perrault, les films de l’Abitibi et avec M. Lalancette ?

C’est vrai. Mais j’avais quand même toutes les images de Perrault en tête quand j’allais filmer M. Lalancette, et à travers le temps, je veux approfondir ce qu’il y a dans l’existence de ce personnage, sa présence dans nos archives cinématographiques.

Pas de problème éthique dans cette réutilisation de ses images ?

Je n’en ai pas eu avec Vertov. Mais oui, en fait, il y a toujours un problème éthique. Le respect de l’intégralité d’une œuvre n’est pas une chose complètement évacuée de mon esprit, ça se négocie.

Perrault est bien loin de Vertov…

Oui, c’est très différent. Pierre Perrault, c’est le père cinématographique, tout simplement. Le cinéma de la parole, c’est ainsi qu’il construisait ses films, avec la parole des autres. Dans le cinéma-vécu, il est allé à l’extrême, La bête lumineuse est un film fait avec des tripes sur la table.

Et qui prend aux tripes quand on le regarde…

Mon premier film, La dame aux poupées, suivait les traces de Perrault à l’Île-aux-Coudres. Je voulais y retrouver des personnages de Pour la suite du monde. La plupart d’entre eux étaient morts. Il restait Léoplold Tremblay, mais j’ai finalement fait un film sur sa sœur, qui n’était pas dans les films de Perrault, en songeant d’ailleurs qu’il ne filmait pas beaucoup les femmes. Cinéma de l’extérieur, de l’homme dans son milieu, et de la parole, on voyait donc surtout des hommes, puisqu’à l’époque les femmes participaient moins aux débats, aux discussions, et passaient plus de temps à l’intérieur… Mais bon, évidemment il faut ensuite se détacher de ces influences.

Comment abordais-tu le fait d’apparaître toi-même dans le film cette fois-ci ?

Ce fut seulement parce que, dans ce cas-ci, il s’agissait d’une quête personnelle. Là où ça se joue, c’est plutôt au niveau de la fiction, parce que l’on a plus de contrôle sur la direction des événements. Boris Lehman, que l’on voit dans mon film, joue beaucoup avec ça, et les possibilités narratives de la quête personnelle, il a fait un film dans lequel il recherche le lieu de sa naissance, pendant la guerre…

As-tu l’ambition de tourner un film de fiction ?

Pas vraiment, et je sais que je ne suis pas capable d’écrire un scénario. Par contre, de suivre des gens, dans une expérience, partiellement contrôlée, vers leur quête… Ça oui.

Moi un noir de Rouch…

Oui, un film marquant. Dans les films de Rouch les gens participent activement, leur vision fait partie du projet.

Mais tu sembles toujours aussi prendre des distances par rapport au documentaire. Ton intention est-elle d’agir toujours entre les deux, documentaire et fiction ?

Non c’est surtout par rapport à ce qui est devenue la conception courante du documentaire, qui est du reportage. La part de création, de vision, n’y est plus très présente.

C’est bien sûr en bonne partie à cause de la télévision, principale avenue de diffusion des documentaire, où on ne laisse pas entrer ce qui ne répond pas à des standards internes établis…

Quand on finit un film à l’ONF il y a un visionnement de distribution. On a dit “bonne chance”, on ne savait pas qui ça pouvait intéresser. En raison de la difficulté d’énoncer clairement un sujet. C’est comme ça qu’on parle du documentaire, c’est un sujet, un film sur… On peut dire que la pêche au marsouin à l’Île-aux-Coudres est un sujet central du film de Perrault, mais est-ce un film sur la pêche au marsouin ?

Ou sur l’ancien français… ?

- C’est un film qui parle d’une communauté, de familles, d’êtres humains… Qui les voit vivre avec leurs résonances historiques, philosophiques, linguistiques… Il est sorti dernièrement, par exemple, un film qui s’appelle Père pour la vie et qui suit quatre hommes, nouvellement pères, qui se confient, etc. Ça se vend bien, un film à sujet, film “thérapie”, comme il s’en fait beaucoup et qui justement est l’une des raisons pour lesquelles l’ONF se fait critiquer ces dernières années. C’est rassurant, comme les films à sujet avec des spécialistes qui parlent, un public cible, mais nous sommes alors tout simplement en dehors du cinéma. On a l’impression qu’on s’apprête toujours à te dire “mais de quoi tu parles ?”.

Est-ce que les films comme Pour la suite du monde peuvent encore exister ?

Oui, si ça se fait ça peut exister, seulement pour l’institution et une grande majorité des gens, ce sera un film étrange, dont on ne sait pas quoi faire, sur lequel on ne sait pas quoi dire, on se demande comment lui assigner une place bien définie. Ou on changerait le titre pour mieux énoncer le sujet.

Justement des titres comme Pour la suite du monde ou La bête lumineuse sont des paroles que l’on entend à un moment du film, dans la bouche de quelqu’un, et qui ne furent pas nécessairement scriptées, je croirais plutôt que ça démontre que Perrault était attentif à ce qui se passait au tournage, à ce qu’il avait pour monter, qu’il repense constamment le film selon ce que la réalité lui apporte.

De nos jours bien des titres de travail demeurent le titre du film à la fin, puisque tout était déjà prévu et encadré. Mais bon, sur toutes ces questions, on parle ici de l’ONF et d’une tendance qui s’est dessinée dans les années 80.

Bien sûr nous voyons les travers des institutions, mais en même temps, n’est-ce pas aussi beaucoup parce que bien peu de cinéastes intéressants ne les ont mises à l’épreuve depuis cette période ? On a tellement critiqué les institutions que je me dis souvent qu’il ne semble pas non plus y avoir beaucoup de grands artistes qui attendent, qu’on empêche de faire des films…

Non il ne faut pas mettre toute la faute sur les institutions. Mais il reste que cette période creuse a amené certaines tendances, des “réorientations”, et que maintenant la machine est huilée pour fonctionner ainsi. De toute façon je suis d’accord qu’à la fin c’est la faute des créateurs. Il y a aussi beaucoup de cinéma de producteurs dans le documentaire. Le producteur démarre le projet avec une thématique, engage des scénaristes et ensuite un réalisateur, ne nous attendons donc pas à un film d’auteur. Et ça il y en a eu beaucoup dans les années 80. Des films à thèmes, même des années à thèmes ! L’enfance, la famille… Alors bien sûr la production passe alors dans le moulinet.

Mais comment la télé a-t-elle une influence directe dans la création des films ?

Un exemple. Puisque le documentaire est de l’ordre du reportage, comme à la télé, alors il faut identifier les gens qui parlent au bas de l’écran : le nom, l’occupation, etc. Il semble que la première chose que le spectateur se demande est : “qui me parle”, avant qu’il n’écoute ce qui se dit. Alors moi j’ai dû tenir mon bout pour ne pas être forcé de le faire. C’est absurde, car si le documentaire peut être de raconter des histoires, on ne va pas identifier chaque fois le personnage qui intervient, sinon, pourquoi pas le faire en fiction ! On inscrit le nom de l’acteur, profession acteur et le nom de son personnage chaque fois qu’il apparaît ! La durée est un autre facteur. Même Arte apparemment achète rarement un long métrage. Alors il y a eu un tournant à l’ONF où on a voulu se concentrer à produire des heures télé. Des réalisateurs d’expérience ont résisté, on leur a dit d’accord, faites vos long métrages, mais vous ferez aussi une version télé, mais ce n’est pas nécessairement plus facile à vendre et tous les films ne se prêtent pas à ce genre d’amputation. Télé-Québec est la moins pire des chaînes à ce niveau, on a donc diffusé mon film intégralement, 75 min. Mon générique fut aussi un point à négocier, c’était juste un clin-d’œil à Vertov, un générique qui rappelle ceux de ses films, mais j’y tenais, ça conclut le film sur une note qui rappelle son lien à l’héritage de Vertov. Mais on m’a dit que le générique ne m’appartenait pas, que c’était seulement un espace pour que l’institution affiche les crédits. J’ai dû insister pour qu’on me l’accorde. De toute façon, en général, le générique d’un film n’apparaît plus à la télé, ou bien il est illisible parce qu’on le compresse dans une moitié de l’écran pour mettre dans l’autre moitié le présentateur des nouvelles qui vont suivre. On peut s’en sauver avec des images qui font partie du générique, pour qu’il soit clair qu’on touche à l’intégrité du film si on le supprime.

Alors il faut insérer des “bloopers” !

Ah oui, ça ils le diffuseront.

Mais, après tout, la majorité des documentaires ne sont plus fait pour passer en salle et n’ont pas non plus les qualités cinématographiques qui le justifieraient, la télé passe mal sur un écran de cinéma ! Tandis que les films des périodes plus créatives de l’ONF étaient du cinéma, dans la façon de cadrer, de photographier, de monter… Il est surprenant parfois, en visionnant des films de l’ONF des années 60 et 70, de constater que même de courts films de commande, que ce soit sur des vacances en Gaspésie ou une journée dans un garage, devenaient prétexte à un exercice cinématographique réalisé avec soin.

En général, la place du cinéma d’auteur est problématique dans le documentaire. Tous les réalisateurs ne veulent pas nécessairement signer leur film de cette manière, mais ça devient difficile pour ceux qui veulent le faire. Par exemple, pour des émissions de grands reportages, comme Enjeux ou Zone libre, il arrive qu’un documentaire soit charcuté pour entrer dans la case horaire, et l’auteur est évacué, c’est le journaliste qui anime l’émission qui prend le dessus, on croirait que c’est lui qui a fait le film ! Ça devient donc un documentaire sur… Et non un film de… Bref, voilà donc l’état du documentaire sous l’emprise de la télévision.

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