Réflexions et nuances sur la liberté d’expression

Le direct en différé

{Janet Jackson, André Arthur, Don Cherry}

Dernièrement, trois situations distinctes ont soulevé un problème identique autour des questions de liberté d’expression, de censure, de racisme et d’indécence dans les médias. En somme, la question à laquelle les législateurs et les patrons des médias ont voulu vite répondre fut celle-ci : comment contrôler et prévenir les gestes et propos sujets à controverse lors d’une émission en direct ?

Suite au dévoilement du sein de Janet Jackson lors du spectacle du Super Bowl, les réseaux américains ont proposé d’instaurer à l’avenir un délai de quelques secondes dans la transmission, prétendant qu’il sera ainsi possible d’extraire en vitesse tout contenu problématique et d’éviter un « dérapage » en direct. Dans les jours qui suivirent, deux réseaux médiatiques canadiens s’inspirèrent immédiatement de la solution américaine, quand des protestations s’élevèrent contre les écarts de conduite de leurs polémistes vedettes : André Arthur, sur les ondes radiophoniques de CHOI FM, à Québec, et Don Cherry, commentateur de hockey sur la chaîne de télévision nationale CBC. Le principe, solution technique issue d’une sorte de vide éthique et juridique, permet aux réseaux de démontrer leur volonté prompte de prendre des mesures concrètes, sans toutefois avoir à sévir directement à l’endroit des « coupables ». Bien que les événements et personnes impliquées soient d’abord affaires de tabloïds, il y a lieu de s’y pencher un peu plus sérieusement, de soulever quelques questions sur des aspects significatifs de la société, de la « liberté d’expression » et des médias qui s’y trouvent soudainement mis en lumière.

Pour rappeler quelques uns des propos en cause, citons André Arthur déclarant que les étudiants africains qui fréquentent l’Université Laval, à Québec, « sont des fils de cannibales et d’écoeurants », ou son collègue de la même station, Jeff Fillion, affirmant que les déficients intellectuels sont « un paquet de troubles » et qu’ils « ne méritent pas de vivre ». Ce ne sont toutefois pas les premières vagues créées par les animateurs, Arthur a fait l’objet de poursuites dans le passé, et lui et Fillion se font une spécialité d’interférer dans diverses affaires pour mener leurs propres procès en onde. Un large auditoire apprécie leur morale verbeuse et expéditive sur une foule de sujets. L’organisme réglementant la radio et la télédiffusion, le CRTC, a tenu des audiences publiques pour questionner le bilan déontologique de CHOI FM et remettre à l’étude le renouvellement de sa licence. Don Cherry, pour sa part, n’en est pas non plus à ses premières paroles empoisonnées à l’endroit des hockeyeurs francophones du Québec et des Européens évoluant dans la Ligue Nationale. Se référant au style de jeu, voire seulement aux noms de certains joueurs (« Darcy Tucker, ça c’est un nom de joueur de hockey »), Cherry ne rate pas une occasion pour dénigrer les joueurs québécois et européens et affirmer que seuls les « bons petits gars canadiens » sont de vrais athlètes de la LNH. Les propos qu’on lui a reproché dernièrement concernaient le port de la visière, débat lancé par le nombre de blessures au visage que subissent les joueurs. Cherry, pour paraphraser et traduire librement, a déclaré que ce sont surtout des Québécois et des Européens qui portent la visière, parce qu’ils sont des lâches. Don Cherry est la figure télévisuelle la plus populaire au Canada anglais, s’adressant chaque semaines à plusieurs millions de téléspectateurs.

Évidemment, la proposition d’un dispositif technique qui contrôlerait la moralité du contenu des ondes témoigne de l’incapacité de réfléchir au problème. Mais ce problème n’est pas si simple. Nous nous trouvons au départ au coeur du paradoxe de la liberté d’expression. Tout le monde ayant droit à ses opinions, il est d’abord admis, si on respecte le principe à la lettre, que n’importe qui peut dire n’importe quoi, et c’est en fait ce dont les médias nous rendent quotidiennement témoins, si on relevait simplement tout ce qui contrevient à la raison, au savoir, à la pertinence et au traitement juste de certaines questions. Si on invoque une quelconque limite qui devrait être tracée, c’est habituellement suivant une loi tout aussi floue, qui bannit l’ « incitation à la haine ». Tantôt elle sert à traîner devant les tribunaux une enseigante canadienne qui critiquait la politique étrangère des États-Unis, tantôt elle vise des propos plus clairement racistes à l’endroit d’un groupe désigné (pas d’un « gouvernement »). Cette loi ne garantit pas non plus, donc, la définition d’une frontière morale sans équivoque.

Passons sur la probable impossibilité pratique de la solution proposée par les médias (peut-on mettre en poste un monteur capable d’une réflexion éthique instantanée à partir du premier mot d’une phrase?). Deux positions sont alors possibles, ou bien on essaie de penser l’institution d’une certaine norme, d’une limite au-delà de laquelle des propos peuvent être condamnés, ou bien il n’y a pas de problème du tout, suivant que l’on veuille, au-dessus de la mêlée, défendre à tout prix le concept même de la liberté d’expression. Cette seconde position est d’ailleurs défendue par certains intellectuels, qui craignent que toute entrave à la liberté d’expression ne constitue un précédent à la suite duquel d’autres discours pourront être muselés. Ils n’ont pas tout à fait tort, car si l’imposition d’une limite et de sanctions est envisageable, la question de juger ce qui se trouve d’un côté ou de l’autre de cette ligne morale est inépuisable. Que l’on pense par exemple à Noam Chomsky, qui vit l’un de ses textes sur la liberté d’expression publié en introduction d’un mémoire devant constituer la défense d’un révisioniste français, Robert Faurisson, démis de ses fonctions de professeur de littérature après avoir nié l’existence des chambres à gaz. Bien que Chomsky n’avait pas autorisé cette utilisation particulière de son texte, il dut néanmoins accuser les coups de ses détracteurs et rester sur sa position, réitérant que la défense du droit d’exprimer librement des opinions ne signifiait nullement qu’il fallait les partager. De même, aux audiences du CRTC, Jacques Zylberberg, professeur de science politique à l’Université Laval, est venu appuyer CHOI (ou plutôt le concept de la liberté d’expression), accusant le CRTC de tenir un procès visant à régir la critique et supprimer le droit à la liberté. Son discours était « enflammé », a-t-on rapporté. Position théoriquement défendable certes, mais on ne peut dire que l’arrière-plan idéologique qui sous-tend l’attitude du professeur demeure sans ambiguïté. Car, soit son attitude à l’endroit des propos d’Arthur et Fillion relève d’une neutralité « scientifique » (ce n’est pas « eux » qu’il défend), entraînant une indifférence qui l’exempt d’avoir à dénoncer leurs idées du même souffle (il ne faut subir aucun ébranlement de ses convictions pour être « enflammé »), au pire, de mauvaise langues diraient qu’au fond il ne trouve pas ces opinions problématiques, ou soit qu’il récuse personnellement, intérieurement, les opinions des animateurs, alors son intervention relève plutôt du courage, puisqu’il ne peut être facile de porter secours, au nom d’un principe, à des idées qu’on désapprouve. Mais c’est justement la base de l’argument : la liberté d’expression n’a de sens que si on l’accorde à ceux qui n’ont pas le même avis que nous.

Une distinction n’est toutefois pas faite dans le débat, et elle est fondamentale, c’est la confrontation entre la notion de problème et la sphère du droit. Si on adopte la position d’une défense du droit inaliénable à la liberté d’expression, on pourrait dire, à la limite, qu’on reconnaît qu’il y ait un « problème » dans le fait que des gens pensent et disent certaines choses, que les médias de masse s’en fassent le véhicule, mais qu’on ne peut concevoir que l’on n’ait pas le « droit » d’émettre toute opinion, quelle qu’elle soit. La liberté d’expression et les écarts de ses conséquences seraient alors une problématique sociale dans laquelle le droit n’est pas apte à intervenir. Il faut peut-être toutefois un certain optimisme jumelé à cette position, car si toutes les idées doivent pouvoir être émises (c’est alors « la société » qui discerne), mais que l’on croit que certaines idées sont plus souhaitables que d’autres, on doit espérer que ce soient celles-là qui finissent par dominer, et non les autres. On peut aussi penser, et c’est légitime, qu’il faut craindre davantage les extensions du droit que la portée des médias.

Autre nuance : se préoccupe-t-on ici de ce que quelqu’un pense, ou de ce qu’il dit? On peut dire, par exemple, que les propos de Cherry furent mal interprétés, qu’ils ne sont pas diffamatoires, et aussi entendre par là que Cherry n’entretient pas des idées racistes. On peut aussi dénoncer ses affirmations, mais dire que c’est une malheureuse glissade, qu’on ne peut en conclure que Don Cherry en sa personne puisse être considéré comme étant raciste. Ou bien, il est aussi possible de ne pas porter un jugement définitif sur ces propos en particulier, mais de conclure qu’au fil des ans, la somme des propos « ambigües » de Cherry à l’endroit des Québécois et des Européens suffit à démontrer qu’il est porté à des préjugés racistes. Sauf qu’une personne n’est seulement raciste, sur la place publique, qu’au moment où elle émet des paroles clairement racistes. Autrement, on pourrait demander à CBC s’il est souhaitable, peu importe la nature de ses propos dans tel cas particulier, qu’une personne raciste jouisse de ce temps d’antenne. Bien sûr, il y a les cotes d’écoute, précieuses pour un réseau public comme CBC et conférant à Cherry le pouvoir de dire ce qu’il veut, avec un certain consentement majoritaire. Mais n’est-ce pas justement le fait que des propos rejoignent des millions de personnes qui devrait inciter à ce qu’on les scrute plus sérieusement ? Une question comme le racisme n’est pas qualitativement différente lorsqu’elle concerne les médias, par rapport à une salle de classe ou un pamphlet par exemple, mais elle l’est certainement quantitativement, avec des différences importantes dans les conséquences des opinions émises comme du jugement qui les sanctionne.

Il faut noter les éléments de la défense chez les animateurs et les stations de radio et de télévision, leurs « alibis », si on veut, puisque ceux-ci sont toujours sensiblement les mêmes : « c’est de l’humour, c’est un « show », il faut remettre les choses en contexte… ». On peut bien admettre qu’en effet, dans une certaine mesure, « c’est un show », au sens où Arthur ou Cherry se soucient davantage de provoquer, d’être « colorés », de susciter la polémique, que du fond réel d’une opinion ou d’une autre. Ceci ne devrait toutefois pas déresponsabiliser quant aux paroles qu’on profère, car si le jugement moral des propos tombe pour certains dans le brouillard subjectif de l’interprétation, on pourrait alors questionner la définition de termes comme « humour » et « show ». S’il s’agit réellement du refuge des paroles libres et sans conséquences, il faut néanmoins pouvoir clairement justifier qu’il sagit effectivement d’humour ou de simple spectacle. Cherry, est-ce vraiment de l’humour? Juste un « spectacle »? Est-ce « drôle » en fait, pour qui, pourquoi? N’est-il pas plutôt présenté comme un analyste compétent du sport national? Et si le professeur de l’Université Laval accuse le CRTC de vouloir régir la « critique », est-il bien certain que le contenu des ondes de CHOI FM correspond à la définition de « critique »? Il n’est certainement pas très hilarant, ni fondé comme « critique », pour un étudiant africain de se faire traiter de cannibale.

Il serait difficile, bien entendu, de s’attaquer à des émissions « d’humour », sous le seul prétexte que ce n’est pas drôle, et à des émissions dont la raison d’être est la polémique, sous prétexte que leur contenu est offensant. Mais si toute entrave à la liberté d’expression est vraiment à exclure, et qu’on émet des doutes sur la légitimité de tout jugement d’ordre moral ou éthique, est-on autant voué à l’errance si on veut s’en remettre à la « raison », à la « vérité »? Est-il possible de simplement sanctionner le mensonge, ou l’irrationnel, à sa frontière dangeureuse ? Car il ne semble pas si difficile de prouver qu’il s’agit d’un « mensonge », que ce n’est pas fondé, d’affirmer que les Africains sont des cannibales, que les handicapés n’ont pas le droit de vivre, ou que les joueurs québécois et européens n’ont pas leur place dans le hockey professionnel.

On demandait à l’humoriste québécois Daniel Lemire, en entrevue, ce qui pouvait l’agacer dans les tendances actuelles de l’humour. Lemire a répondu : « ce qui m’ennuie, c’est quand quelqu’un s’en prend par exemple aux assistés sociaux pendant une heure et se défend de ne faire que de l’humour. C’est trop facile quand le spectacle revient à dire que les assistés sociaux sont la cause de tous les maux… »

La question demeure certes irrésolue, car si on veut remettre des propos dans le contexte du « statut » de leur source, on sera, selon les cas, tenté d’exclure cette considération pour en appeler de la responsabilité, du bien public, etc., donc dire par exemple que l’humour et le « show » n’immunisent pas un discours. Mais ailleurs on voudra défendre l’exemption légitime des jugements moraux pour certains statuts du discours, par exemple le statut de l’art. C’est sous cette enseigne qu’on défend des écrivains comme Salman Rushdie et Michel Houellebecq dans la tourmente que leurs livres ont provoquée. Alors double problème : juger du statut de l’art implique juger de la « valeur » artistique d’une oeuvre, pour ne pas sous-entendre que n’importe qui puisse se réclamer de l’art pour laisser libre cours à ses opinions douteuses sans aucune réelle intention artistique. Du moment qu’on peut s’entendre pour dire que le roman de Rushdie est une oeuvre littéraire accomplie, il constitue alors un monde à part, une question légitime sur le monde. C’est l’argument fort bien articulé de Milan Kundera, se portant à la défense des Versets sataniques. Il est pour le moins difficile de ne pas y adhérer, risquant sinon que le discours d’un écrivain soit jugé de la même façon que celui d’un politicien, ou que tout le champ artistique et intellectuel soit soumis à tous les intégrismes et leurs inquisitions, qu’il n’y ait plus de dictinction possible entre idéologie et représentation, questionnement, expression. De même Houellebecq prétend simplement que c’est son personnage qui émet les idées qu’on lui reproche dans son roman Plateforme, et même si ses livres ne sont pas de la grande littérature, on y reconnaît (selon les avis, bien sûr) des qualité artistiques et une interrogation valide sur notre monde. Dans les tribunaux, le droit tend généralement à honorer cette situation particulière de l’art. L’essentiel ici, que ce soit pour l’humour ou l’art, c’est qu’un jugement subjectif doit intervenir, auquel on doit pouvoir reconnaître une quelconque crédibilité, car il y a bel et bien nécessité d’un jugement et il ne peut y avoir de norme définie a priori, qui engloberait à la fois le statut et le contenu de tous les discours.

Pour terminer, si nous n’avons pas de réponses à toutes ces questions, il reste que l’intérêt n’est pas tant dans le problème éthique et juridique que dans ce que les médias, à travers ces événements, permettent d’entrevoir sur la société. CBC a reçu quelques dizaines de plaintes à l’endroit de Don Cherry, mais a reçu en revanche un milier de lettres d’appui. Chaque semaine, près de 10 millions de Canadiens boivent les paroles de Don Cherry et n’ont aucun problème avec ses idées. Il fait partie de la « tradition ». À Québec, chaque jours des audiences, des centaines de supporters de CHOI FM ont bruyamment envahit la salle. Ce sont eux qui criaient « liberté », et non les Noirs de l’université ou les déficients mentaux. Aux États-Unis, les points de vue furent bien sûr radicalement polarisés autour du sein de Janet Jackson, la bonne morale outrée d’un côté et l’ouverture libérale de l’autre, la première l’ayant toutefois emporté. Bien sûr on peut pointer du doigt le « puritanisme » américain, et les contradictions d’un monde médiatique qui diffuse continuellement des images bien plus dérangeantes. Mais ce que l’affaire a révélé d’aussi intéressant, du moins dans la cueillette des « opinions de la rue », c’est que pour bon nombre de gens, non seulement il était ridicule de faire tant d’histoires autour de cette image, mais celle-ci – un sein nu au milieu d’un stade – représentait l’idée même qu’ils se font de la liberté qu’ils sont prêts à défendre.