Tout le monde en parle

Le devenir parodique de la nation

- « Quand le social entre dans la phase humoristique, commence le néo-narcissisme, dernier refuge cérémoniel d’un monde sans puissance supérieure. À la dévalorisation parodique du social répond le sur-investissement liturgique du Moi. »
(G. Lipovetksy, L’ère du vide)

Tout le monde en parle est le succès de l’année à la télévision. Ce talk-show formaté, clone du concept éponyme qui triomphe en France depuis quelques années, s’est adapté comme un charme à la réalité des ondes québécoises. Sans vouloir passer outre les qualités intrinsèques de la formule, ni l’intérêt indéniable qu’elle réussit à distiller même auprès de spectateurs très critiques- dont l’auteur de ces lignes, qui fut un auditeur aussi fidèle qu’agacé – il semble possible d’expliquer ce succès autrement que par les habituelles jérémiades sur le déclin du niveau culturel de la télé d’État. Vrai, l’émission a remplacé dans une case horaire ingrate les défunts Beaux Dimanches, consacrés pendant plus d’un quart de siècle à mousser une certaine idée de la grande culture, aujourd’hui à peu près reléguée aux oubliettes. Mais ce simple fait, aussi regrettable fût-il, ne nous dit rien du caractère particulier de l’émission animée par Guy A. Lepage, ni des raisons qui permettent d’en comprendre l’indéniable popularité, sinon qu’il laisse faussement entendre que la médiocrité triomphe toujours sans combat.

Je proposerai d’abord une explication en forme de pléonasme, que je tenterai ensuite d’étayer un peu : le succès de Tout le monde en parle tient d’abord… au succès des gens qu’on y invite. Entendons, cela va de soi, une construction délibérée de l’idée de succès, qui dépend ici très largement d’un culte de la personnalité, partout visible dans les médias mais qui prend sur le plateau de Guy A. Lepage la forme aiguë d’un motif récurrent et exclusif. Car qui invite-on chaque semaine à cette émission ? La réponse se trouve dans son titre : les gens dont tout le monde parle… Autrement dit des personnalités publiques dont le nom est dans l’air (pour reprendre le titre d’un autre talk show…), des vedettes en représentation qui veulent profiter d’un peu de bonne publicité, et plus exceptionnellement quelque citoyen ordinaire sur qui les aléas capricieux de l’actualité ont braqué leurs feux. Notez bien que les membres de cette catégorie n’ont d’ailleurs pas droit à l’habituelle biographie, privilège réservé aux seuls citoyens de première classe, c’est-à-dire ces personnalités dont on connaît déjà la vie. Pour les médias, la meilleure manière d’exister reste encore le degré de notoriété.

Mais ce culte de la personnalité, devenu aujourd’hui si prégnant dans à peu près tous les domaines qu’il justifie la présence de vedettes absolument partout, n’épuise pas le problème.Tous les grands succès populaires de la télévision d’état (de Lance et compte à La p’tite vie, de La soirée du Hockey à Rue des Pignons en passant par Le téléjournal) offraient aux spectateurs du Québec un espace où se mirer, une arène où se jouait symboliquement l’identité de la nation. Tout le monde en parle ne fait pas exception, et je dirais même que ce que propose ce talk show, c’est une représentation – on pourrait dire un simulacre – tout à fait adéquat de l’espace public en cette époque de toute puissance des médias. Difficile en effet de ne pas déduire de la présence d’un fou du roi nommé comme tel, qu’il devient légitime de considérer son vis-à-vis comme le roi lui-même et les invités comme les ministres d’un État dont les sujets sont les spectateurs exclus de l’agora, des non-citoyens à qui il reste comme mode de participation à la vie publique la consommation de leur image mille fois reproduite sur ces nouveaux murs de la cité, les écrans de télévision.

Le fou et son roi

Que le roi en question soit Guy A.Lepage – un page devenu roi, c’est quand même une belle métaphore pour le Québec n’est pas du tout étranger au succès de Tout le monde en parle : humoriste, acteur, réalisateur, producteur, animateur, ce parangon médiatique en est venu à symboliser dans l’esprit de bien des Québécois non seulement la Réussite internationale – son émission Un gars une fille est un grand succès un peu partout dans le monde – mais également la Résistance : il tient tête aux Amaricains, à qui il refuse de laisser carte blanche pour l’adaptation de son concept. Le Québec qu’il incarne et représente à la fois s’en trouve magnifié de l’aura du petit village de résistants, ce qui n’est certes pas sans plaire à notre esprit gaulois. Mais Lepage est avant tout un humoriste qui trône au milieu d’une équipe d’ex-humoristes – son fou du roi, son scripteur, son chef recherchiste et qui ne passe pas une semaine sans inviter à son émission ses amis… humoristes. Cela, d’autres avant moi l’ont remarqué, finit par déteindre sur la forme même de l’émission ; et on ne parle pas du contenu.

De fait, concourament à l’effet-vedette dont nous parlions un peu plus haut et qui reste malgré tout central, se superpose dans Tout le monde en parle ce qu’on pourrait appeler une sorte d’effet-cool : quel que soit le sujet qui est abordé, on le fait d’une manière décontractée ; au besoin, le fou du roi est là pour détendre une atmosphère qui serait devenue trop lourde ; à partir d’un certain point dans l’émission on se met à boire du vin, comme entre amis, question de relâcher encore davantage les tensions qui auraient pu s’installer ; et, ultimement, une fois que l’enregistrement est terminé, on passe le tout sous le bistouri du monteur, qui ne gardera des échanges de la soirée que ce qui fait sens dans une économie générale de la bonne humeur, avec des hauts, des bas, des moments forts et des épisodes touchants, scénarisant a posteriori la spontanéité et en éliminant ces dangereux temps morts qui pourraient faire dériver les téléspectateurs vers d’autres chaînes.

C’est bien là, je crois, ce que le philosophe Gilles Lipovetsky décrit quand il parle du code humoristique qui tend à se généraliser dans nos médias, et du devenir parodique des représentations sociales qui va de pair avec cet impératif d’une drôlerie soft. Il suffit de voir comment Jean-Luc Mongrain conduit son bulletin de nouvelles sur TQS – un modèle que toutes les chaînes tentent d’imiter tellement il a de succès – pour se rendre compte qu’il n’y a pas seulement les émissions de divertissement qui doivent désormais répondre à cette demande parodique ; c’est tout l’espace public représenté qui est en train de verser dans le second degré, ce niveau Méta qui fait instantanément du spectateur un complice dans l’éradication du sens et son remplacement par une sorte de cynisme branché, sans portée critique véritable mais porteur de tous les signes d’un détachement de bon ton qui en mime les effets.

Tout le monde en parle, et au premier chef l’ex-RBO Guy A. Lepage qui est passé maître dans cette forme de cynisme, trouve là son ultime raison d’être. Le Québec y apparaît comme le théâtre d’ego sur-dimensionnés supposés former notre nouvelle élite, et sur la scène duquel se joue chaque semaine la comédie auto-satisfaite et hallucinée d’une grandeur récemment acquise – économique et industrialo-culturelle -, un spectacle qui est en réalité une auto-pub de Québec Inc. diffusée en heure de grande écoute. Et de la même manière qu’on doit interpréter au second degré, un sourire en coin, la petite chanson Je l’aime mon pays, je l’aime qui sert d’enveloppe et de caution politique au concept de l’émission, j’imagine qu’il faut également rire à la parodie de pays qu’on nous vend chaque dimanche soir, ce pays vidé de sa substance mais tellement cool qu’on aurait presque le goût d’y vivre…

Le roi et son ombre