Le « devenir-archive » d’un cinéma qui palpite

Accompagnée par l’Association Jocelyne Saab, cette première rétrospective des films documentaires réalisés par Jocelyne Saab au Liban durant la guerre civile a permis de discuter, par-delà le pouvoir des films eux-mêmes, du processus de leur restauration. Ce dossier d’Hors champ, qui fait suite à cet événement inaugural à la Cinémathèque québécoise, est l’occasion de lancer quelques nouvelles pistes de recherche autour d’un travail à venir ou d’un travail à faire, engageant tant la fabrication des films par une cinéaste dans son époque que l’émotion qui est la nôtre au contact de ces archives et de ce qu’elles nous apprennent sur ce qui n’avait jamais été mis en discours par la réalisatrice au sujet de sa pratique. Sans tirer de conclusion définitive, restant dans l’émerveillement de la découverte du matériel et des questions qu’il soulève, cet article a pour objectif de susciter la possibilité de nouvelles enquêtes à partir du matériel avec lequel nous avons travaillé, qui nous conduiront, si nous en suivons les pistes, à écrire autrement sur les pratiques de création spécifiques de la cinéaste.

L’expérience retracée ici concerne principalement le travail effectué dans le cadre du laboratoire CRAMP de KASK & Conservatorium, à Gand, où l’artiste Mohanad Yaqubi 1 est chercheur et enseignant et où il m’a accueillie. Cette étape du travail a consisté en l’inventorisation du matériel de même qu’en la numérisation sommaire et la photographie de l’ensemble des éléments existants. Ces éléments, qui donneront matière à des projets artistiques futurs pour Mohanad, m’ont servi à mettre en place nos protocoles de travail pour la restauration. L’intérêt que nous avons tous deux porté à ces fragments d’images montées est aussi symptomatique de notre fascination pour l’artiste, que j’ai côtoyée pendant six années et dont Mohanad savait l’engagement — sans pour autant connaître le travail. Pour Mohanad, qui avait l’habitude de travailler avec des archives militantes, le matériel qu’offrait le travail de Jocelyne révélait une nouvelle richesse et l’a surpris par son ampleur — bien que nous n’ayons la plupart du temps accès qu’à des copies de travail, assez endommagées pour la plupart puisqu’aucun internégatif n’avait été tiré et que toutes les copies positives avait été créées à partir de ce même matériel original. De mon côté, ayant assisté Jocelyne dans son processus de création (recherche, écriture, assistance à la réalisation, etc.) — comme des dizaines d’autres avant moi — avoir accès à ce matériel film dont je connaissais mal les enjeux s’est révélé être incroyablement précieux. Les détails scrutés jetaient la lumière sur de nombreuses histoires racontées par la cinéaste au détour d’une conversation, ou bien résonnaient avec d’autres travaux et recherches ultérieures que je connaissais bien.

L’émotion suscitée par la découverte de ce matériel a donc été motrice de notre activité et a ouvert, par notre curiosité croisée, un nouveau terrain de recherche et d’exploration. Nous avons pu le rendre possible en consignant et capturant les éléments qui entourent le film : les notes discrètes inscrites sur les perforations des films, les boîtes, les inscriptions sur les amorces originales, les erreurs de sens de montage de la pellicule, notamment ; autant de paramètres permettant de comprendre les méthodes et les conditions de travail avec lesquelles travaillait Jocelyne Saab entre 1974 et 1982.

Émotion et distance de l’archive

L’historienne Arlette Farge tentait, en 2013, de définir « la part de l’émotion » que l’archive suscite et l’impact qu’elle recèle au regard des sciences humaines. Pour elle, « l’émotion ressentie fracture les dispositifs habituels de la recherche ». Davantage, « rendre taboue la force de l’émotion, pour qui prétend étudier les faits sociaux […] serait se priver d’un outil de connaissance indispensable qui permet de traverser, autrement que prévu, l’espace et de l’esthétique et de l’intense fragilité des événements individuels et sociaux qui sont une des trames de l’histoire 2  ». La chance que nous avons eue d’ouvrir les boîtes de films de Jocelyne Saab, et la curiosité qui nous a animés au moment d’inventorier le matériel étaient précisément portées par une grande émotion. L’émoi, d’abord, de découvrir la nature et la fragilité du matériel, qui nous renvoyait au moment du tournage : la guerre civile, l’urgence, la nécessité de témoigner pour informer le plus grand nombre. À travers la poursuite du travail, en ce qui me concerne personnellement, cette émotion a évolué vers un sentiment de profond vertige devant les différentes réalités de la polysémie des œuvres. Jusque-là j’avais eu le loisir d’interpréter les images qui m’étaient offertes, sous l’œil lecteur curieux et bienveillant de Jocelyne. Or, ce travail que nous avons réalisé sur le matériel original, imposé par la disparition de la cinéaste, nous a poussés à spéculer sur la réalité des conditions de production, de tournage, de montage, sans jamais avoir de réponse claire — et n’étant pas même sûrs de poser les bonnes questions. Ainsi, suivant Derrida qui écrivait en 1995 que « les archives sont, dès lors, autant une question d’émotions qu’une question de pouvoir et de maîtrise de la mémoire 3  », et pour pousser d’autres chercheurs ou d’autres artistes à traverser ces éléments bruts dont nous avons désormais la trace numérisée, je souhaiterais témoigner sur la façon dont le contact avec le matériau des images a d’une certaine manière transfiguré le rapport que j’entretiens à l’œuvre depuis plus de huit ans. Un contact dont la teneur me semble aujourd’hui pouvoir permettre l’écriture d’autres réalités mémorielles.

Le travail de restauration des films a été et continue d’être réalisé au sein de l’Association Jocelyne Saab concomitamment du dépouillement, de la numérisation de ses archives papiers, et de la découverte des nombreux projets non-réalisés de Jocelyne Saab. Nous restent ainsi des textes, des recherches, des images, tout un univers complètement inconnu de sa filmographie au sens strict : un regard tourné vers l’Asie, un profond et perpétuel désir de fiction, une mémoire devant s’écrire par d’autres moyens. Néanmoins, l’existence matérielle de ces projets abandonnés a résonné dans ma mémoire de collectrice de souvenirs : rares sont, parmi les projets que nous avons retrouvés, ceux que Jocelyne ne m’avait jamais mentionnés — soit dans leur réalité artistique (le projet lui-même), soit parce que l’époque de l’écriture charriait de nombreuses anecdotes qu’elle se plaisait à raconter. Lorsque le film n’est encore qu’un sujet, qu’il n’est qu’une idée, plus ou moins recherchée, plus ou moins développée, posée sur papier, la sensibilité de celui ou celle qui découvre ces archives est évidemment touchée. Mais la projection, dans mon cas au moins, n’est pas la même : le papier de ces projets filmiques avait, quoiqu’il arrive, comme finalité de devenir archive. Il ne faisait pas œuvre en soi. Il devait donner vie à des images, à du son. Les films, eux, palpitent : ils traversent les frontières, débordent les générations, se réactualisent sans cesse dans les regards des uns et des autres. Le sentiment éprouvé au moment de percevoir ce qui devient archive dans ces films a donc été un choc infiniment plus grand. Il a créé chez moi une faille dans ma proximité à l’œuvre — une grande curiosité, mais, avant tout, une réelle perte d’équilibre — beaucoup plus difficile à combler que dans la découverte du reste des archives de Jocelyne.

Pour Julier Maeck et Matthias Steinle, « on ne naît pas image d’archives, on le devient 4  » — et cette question de la frontière floue entre œuvre de patrimoine artistique (entendu comme un héritage, une œuvre léguée à la communauté des hommes) et image d’archives (entendu comme document permettant l’écriture des événements historiques) , que posait Mohanad Yaqubi, a trouvé à mes yeux, pour le cas spécifique de la collection des films de Jocelyne Saab, sa résolution pratique dans l’ouverture des boîtes de matériel qu’elle avait fait conserver. La contextualisation théorique de ses films que je m’efforçais d’établir, alimentée d’anecdotes personnelles racontées par la cinéaste au détour des conversations, faisaient alors de ses films des témoignages historiques de premier plan, un patrimoine universel à partager et à réactualiser. Bien sûr, cet intérêt a été perpétuellement nourri par une relation de proximité avec l’individu qu’était Jocelyne Saab, dont l’énergie exemplaire et émouvante amplifiait la fascination inspirée par son travail. Et c’est sans doute en regard de cette proximité établie à un moment donné, très court dans l’histoire d’une vie, avec l’œuvre et l’artiste, que s’est imposée cette distance que pose l’archive — quand elle est conçue comme ce document-trace, imposant à son lecteur ou spectateur une distance temporelle, historique, mémorielle — au moment posthume de découvrir les films dans leur matérialité.

Dans l’ouvrage de Julier Maeck et Matthias Steinle déjà cité, Patrice Marcilloux écrit : « Dans la mutation d’un document iconographique en “image d’archives”, quelque chose d’autre se joue, postérieurement, qui est affaire d’usage, de devenir social et de regard porté 5  ». Ce jeu s’est joué, à mon échelle, alors que je n’avais jusque-là que les récits de Jocelyne, les récits de ce qu’elle croyait important de transmettre, avec brutalité. Accéder postérieurement aux traces de sa pratique a soulevé des centaines de questions qui resteront peut-être sans réponse. C’est à cet endroit-là que je peux dire que ses films sont devenus pour moi des archives. Des archives révélant non plus seulement le regard d’une femme que j’ai connue comme artiste sur une situation donnée, mais d’abord des images du Liban, faites dans un contexte que je ne comprendrai jamais vraiment et qui s’exposent de façon brute, comme des instantanés figés dans leur époque. En découvrant ces copies de travail et en faisant état de ce qui nous reste de ces méthodes (et surtout : ce dont il n’y a plus trace, et pour lequel nous n’aurons plus jamais de témoignage direct), une étrangeté a grandi. La cinéaste, à nouveau, est devenue une inaccessible faiseuse d’images, aussi inaccessible que bien d’autres cinéastes dont on peut admirer le travail en tant que cinéphile. Une étrangère dont les gestes, qui ne nous parviennent que par bribes rares, sont intégralement soumis à la spéculation.

Ce devenir-archive des images de Saab nous a poussés, Mohanad et moi, à les réfléchir à partir de leur matériel propre. Ce qui nous a intéressés de traverser, et qui me semble important de restituer pour permettre à d’autres chercheurs d’avoir la possibilité, s’ils le souhaitent, d’approfondir ce terrain de recherche, était dans un premier temps l’ensemble des éléments conservés et leur nature ; et dans un second temps, la manière et les raisons dont Jocelyne Saab a pu convoquer d’autres images. Des images à la fois extérieures aux siennes, mais impliquant également, par moment, les images tournées et utilisées dans ses propres films. Tandis que certains remplois sont des citations évidentes, servant une narration sur le désastre de la guerre qui tire sa logique de l’évolution des événements, d’autres sont des astuces anachroniques mais discrètes pour articuler le propos du film (comme par exemple le remploi d’images filmées en 1976 dans des films de 1978 pour illustrer une situation datant de 1978). D’autres encore interrogent l’origine de certaines images et sur le rôle de Saab dans leur fabrication. Ces quelques éléments n’offrent aucune conclusion, il s’agit seulement d’un état des lieux provisoire, mais qui pourrait servir de notice à l’ensemble du matériel que nous avons numérisé et que nous serions ravis de mettre à la disposition des chercheurs et des artistes.

État des lieux du matériel persistant

Dans ces boîtes reposait le matériel original des films — peu de chutes, de rushes, mais les montages originaux, souvent inconnus puisque les versions mises en circulation étaient par la force des choses les versions conservées par l’INA et correspondaient aux montages tronqués au moment de leur diffusion sur les chaînes de télévision. Ce matériel se composait généralement d’un positif inversible original dans sa version de travail, d’un négatif son et d’une bande son magnétique. Dans deux cas — Lettre de Beyrouth (1978) et Iran, utopie en marche (1980) — les éléments originaux étaient en négatifs collés ; dans le cas de Egypte, la cité des morts (1977), Jocelyne Saab disposait par ailleurs d’un internégatif couleur, réalisé à partir du positif inversible original caméra. Parfois, très rarement, les films étaient accompagnés d’un positif titre — Lettre de Beyrouth, Le Liban dans la tourmente (1975), Le Sahara n’est pas à vendre (1977).

L’une de nos premières surprises à l’ouverture des boîtes, a été de découvrir les multiples versions des commentaires : nous connaissions la version anglaise de Lettre de Beyrouth, dont Saab avait une copie Beta d’un télécinéma réalisé à partir d’une copie positive, et nous avions découvert en 2019, au moment du grand chantier de numérisation des formats de sauvegarde analogiques conservés par Saab 6 , la version anglaise du commentaire de Beyrouth, jamais plus (1976). Nous ne connaissions, par ailleurs, que la version arabe du Front du Refus (1975). Pour quelques films a été conservée la bande internationale — le son du film sans son commentaire — en magnétique. Ce détail témoigne de la volonté de Jocelyne Saab de diffuser son travail le plus possible et de ne pas freiner la possibilité de créer d’autres voix off, dans d’autres langues, pour d’autres publics.

Mais la chose qui nous a le plus frappés lorsque nous avons numérisé les films de Saab est, comme le dit Mohanad Yaqubi, cette « migration d’images d’un film à l’autre 7  », cette tendance à recycler ce qui avait déjà été filmé. Dans l’entretien que j’ai conduit avec lui, il se réfère sans distinction à différents types de remploi d’images : des images extérieures issues d’autres reportages tournés par d’autres journalistes sur la guerre du Liban, et des images filmées et montées par Jocelyne elle-même dans d’autres de ses films qu’elle reprend dans d’autres contextes pour leur faire dire d’autres choses. Les « migrations » dont fait usage Jocelyne Saab sont de nature multiple. En d’autres termes, si on se base sur les catégorisations établies par Nicole Brenez en 2002 8 , les remplois de Jocelyne Saab dans ses films documentaires sont à la fois des formes de recyclage endogène (les images reprises font directement partie de l’œuvre passée de la cinéaste) et exogène (les images reprises n’ont pas été tournées par la cinéaste), dont les usages et les méthodes de migration restent importants à décrire pour en soulever les enjeux.

Il est intéressant dans un premier temps de constater que le recyclage exogène dont témoignent les films de Jocelyne n’en n’est souvent pas vraiment un : lorsqu’elle utilise des images des actualités de la guerre, elle filme l’écran de télévision et n’intègre pas ces fragments dans son propre film : ce sont ainsi des images qu’elle tourne elle-même, mais pas directement. Sur les photogrammes, la torsion de l’image due à l’écran convexe du poste cathodique de la télévision apparaît davantage que dans la version projetée. Là déjà, c’est le matériau original qui attire notre attention sur ces détails, finalement pleins de sens. Jocelyne Saab refusait de filmer les morts et les blessés, et les plans d’hôpitaux dans Les Libanais, otages de leur ville (1982) ou Beyrouth ma ville (1982) sont des images filmées depuis la télévision — qu’elle réutilise, d’ailleurs, pour les deux films de la même façon. Elle ne se réfère pas, toutefois, au matériau original du film auquel elle pourrait sans doute avoir accès à la télévision française : en filmant directement l’écran de la télévision lorsqu’elle veut témoigner de scènes de violence ou leurs conséquences, c’est à l’image diffusée par les médias qu’elle se réfère, comme une source indispensable mais à replacer en contexte en s’en saisissant au deuxième degré. C’est une première marque de remploi, utilitaire, dont on témoigne aisément, et qui est une expression des principes éthiques de Jocelyne Saab dans sa pratique cinématographique.

Remploi exogène d’images de la télévision dans Beyrouth ma ville (1982).

Nous ne nous attarderons ici que sur de rares exemples de remploi délibérément endogène. Avec Beyrouth ma ville, les choix de remploi peuvent être désignés comme étant non pas simplement repris à des fins informatives mais bien comme des autocitations. En effet, à cet endroit de la filmographie de Jocelyne, Beyrouth ma ville était déjà considéré par la cinéaste comme le troisième volet d’une trilogie 9 , et s’inscrivait donc dans une continuité. Dans ce film, ces citations permettent de transcrire autrement l’horreur de la réalité vécue sur place ; c’est une manière, cinétique, de tenter de pallier ce que dénonce Roger Assaf plus loin dans le texte du commentaire lorsqu’il affirme qu’il existe « un fossé infranchissable entre celui qui pleure à cause de ce qu’il voit et celui qui pleure à cause de ce qu’il ne voit plus ». À l’occasion du tournage de Beyrouth jamais plus, Jocelyne Saab descendait chaque matin de 6h à 10h pour filmer ce qui restait de Beyrouth disparaissant ; et en 1982, ces mêmes images, qui deviennent les témoins d’un temps, sont convoquées pour nous montrer, à nous spectateurs distants, ce qui n’est plus après six ans de guerre. À l’inverse, le négatif de Lettre de Beyrouth nous indique un remploi d’images tournées en 1976 au Sud du Liban, utilisées dans leur matériel original dans Sud-Liban, histoire d’un village assiégé (1976) et reprises ici pour faciliter l’écriture de la narration du film : anachroniques, ces images permettent à Jocelyne de déployer la mise en scène de son propre personnage, dans sa Volkswagen blanche. Ce détail m’était resté inconnu jusqu’à la découverte du matériel original.

Beyrouth jamais plus (1976). Cette première image indique la qualité du matériel avec lequel Jocelyne Saab travaillait : une pellicule en positif inversible 16mm Kodachrome.

Les Femmes palestiniennes, 1974. L’observation des perforations permet de constater que cette image est une migration à partir d’une archive, très connue, de l’exil des Palestiniens après la Naksa de 1967.

Sud Liban, histoire d’un village assiégé, 1976. Le film reprend de nombreuses images, probablement issues des films militants propalestiniens de commande (on voit le maquis en image 1) ou d’autres sources filmiques. Comme en témoignent le dédoublement des perforations en image 1, les images de ces combattants sont des migrations. La deuxième image cependant est une importation directe dans le montage des images de Jocelyne d’un tirage pellicule d’un autre film (sonore).

Comme l’écrit Christa Blümlinger, « le remploi pose depuis toujours la question de la puissance esthétique et épistémique du cinéma 10  ». Dans ses films, Saab ne remploie pas ses images à des seules fins d’archives illustratives ou par commodité, comme dans le cas de Lettre de Beyrouth ; elle les convoque comme dialectique, pour appuyer le propos politique et poétique qu’elle défend dans son film. Dans Beyrouth ma ville, lorsqu’elle convoque les images de l’hippodrome en activité, filmées à l’occasion de Lettre de Beyrouth, c’est pour marquer le contraste avec la réalité fantomatique de la ville en 1982 : la bande son, créée pour appuyer cette atmosphère délétère, renforce ce retour de l’archive comme spectre au moment de la catastrophe. C’est la même chose lorsqu’elle montre les cafés du bord de mer, hauts lieux de socialisation en 1978, complètement abandonnés et marqués par la destruction et l’oubli en 1982, alors que les Libanais de l’Ouest sont assiégés. Dans ces cas précis, l’usage du remploi sert non seulement l’information mais aussi et avant tout la construction narrative du film : cela s’apparente à un procédé d’autosynthèse 11 , qui sera un motif récurrent de l’œuvre de Jocelyne Saab durant toute sa carrière, quel que soit le format et le type de création (fiction, installation mix-média, vidéo d’art).

Lettre de Beyrouth, 1978. Le matériel de ce film est un négatif 16mm. Ces deux images (qui se suivent dans une même séquence, comme l’indiquent les time codes) témoignent toutefois du fait d’une partie des images de cette séquence est une migration d’un autre film, imprimé sur le négatif : ces images du Sud du Liban ont probablement été tournées à l’origine par Jocelyne Saab en positif inversible en 1976 au moment du tournage de son documentaire Sud-Liban, histoire d’un village assiégé.

Partager le trésor, convoquer d’autres regard

Quel est l’intérêt de ces remarques, de ces notes ? Une recherche approfondie sur l’usage des matériaux, sur la qualité changeante des pellicules utilisées, peut certes nous en apprendre beaucoup sur les conditions de tournage dans lesquelles travaillait Jocelyne, mais encore davantage sur la réflexion portée par le travail. Ces remplois multiples laissent penser que, même en tant que reporter, Jocelyne Saab concevait son travail comme une œuvre à construire, relevant de l’art, par-delà la télévision. Bien sûr, le choix de travailler avec des poètes et des dramaturges en témoignait déjà ; toutefois, l’étude du matériel ouvre vers d’autres spéculations sur les intentions de production et de diffusion de Jocelyne Saab au moment de la création. Pourquoi a-t-elle tourné Lettre de Beyrouth en négatif, à cette époque où, déjà, elle rêvait de fiction, et ce dans un documentaire où tout — ou presque — est mis en scène pour les besoins du propos ? Le format (49 minutes) laisse aussi penser qu’elle espérait sans doute que le film soit diffusé au cinéma. De cela je n’ai trouvé nulle trace dans les entretiens qu’elle a donnés, et elle ne m’en a jamais parlé. Le film a circulé en festival, mais a d’abord trouvé sa place, comme les autres, à la télévision.

Le rapport de Jocelyne Saab à ces remplois d’autosynthèse est manifeste dans le reste de sa carrière. Il serait également intéressant de les analyser au niveau de la « mutation des dispositifs 12  » qui, en reconfigurant les images du passé devenues archives, permettent l’émergence de nouvelles interprétations et de nouveaux usages. Pour ne pas s’en tenir uniquement aux images des films présentés à Montréal, nous pourrions citer le travail mix-médias réalisé pour Strange Games and Bridges (2007), une exposition organisée au musée national de Singapour à la suite de la guerre de 2006 entre Israël et le Hezbollah, qui a à nouveau détruit le pays. Pour cette exposition, Jocelyne Saab a mélangé deux types de vidéos : des extraits des films qu’elle a réalisés durant la guerre civile, qu’elle a parfois remontés pour en faire des vidéos occasionnellement humoristiques, à l’image de ces miliciens tournant sur leur chaises comme s’il s’agissait de boîtes à musique dans Beyrouth jamais plus ; et d’autres images, récentes, des ponts détruits par l’aviation israélienne qu’elle a filmés et qu’elle diffuse en superposition les unes sur les autres, comme une mise en abîme infinie de la destruction. Le retour sur ces images en dit beaucoup sur le rapport qu’entretenait Jocelyne avec elles : les années de guerre ont ravagé sa vie et reviennent sans cesse, cycliquement, d’une année sur l’autre, d’une décennie à l’autre, signifiant toujours la même haine de la violence. Ce retour nous pousse, chercheurs, artistes, à faire l’archéologie de cette histoire dont nous sommes aussi témoin, à d’autres époques et pour d’autres raisons.

Ces quelques notes sont lacunaires, et ne permettent pas l’analyse qu’elles aimeraient annoncer. Elles sont simplement quelques détails présentés et quelques pistes lancées, nées d’une émotion à partager sur un matériel qui oblige à redéfinir tout un rapport, parfois trop esthétique, aux images. Nous sommes heureux de pouvoir, avec l’Association Jocelyne Saab, partager les différents éléments que nous avons inventoriés, numérisés et conservés dans leur forme brute, pour des recherches à venir.

Notes

  1. En 2016, Mohanad Yaqubi réalise Hors Champ : révolution jusqu’à la victoire à partir d’archives de films palestiniens retrouvés dans le temps de recherche de la fabrique du film. Au moment de notre collaboration, il travaillait à son projet « Tokyo Palestine Film Reels », exposé pour la première fois à la Documenta de Kassel en 2022.
  2. Arlette Farge, « La part de l’émotion », Socio-anthropologie, n° 27, 2013, p. 99–101, https://doi.org/10.4000/socio-anthropologie.1498.
  3. Jacques Derrida, Mal d’archive. Une impression freudienne, Paris, Galilée, 2008 [1995], p. 128.
  4. Julie Maeck, Matthias Steinle, « On ne naît pas image d’archives, on le devient », Julie Maeck et Matthias Steinle (dir.), L’image d’archives, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2016, p. 11.
  5. Patrice Marcilloux, « Images archivées, images d’archives : fortunes terminologiques », Maeck et Steinle (dir.), 2016, p. 53.
  6. À l’été 2019, l’Association des Amis de Jocelyne Saab a été accueillie au Polygone étoilé pour numériser l’ensemble du matériel analogique qu’elle avait retrouvé parmi les archives de la cinéaste. Ce chantier de numérisation a permis quelques découvertes, et a conduit à un grand travail de resynchronisation des bandes images et son, ainsi qu’à un premier travail de sous-titrage multilingue des copies. Ce travail a également permis l’organisation des rétrospectives de la cinéaste à DocLisboa (Lisbonne, Portugal) et à Cinemigrante (Buenos Aires, Argentine) à l’automne 2019.
  7. L’extrait cité de l’entretien est disponible dans le présent dossier Hors champ, dans l’article intitulé « Itinéraire en pointillés d’un processus de restauration collective », https://horschamp.qc.ca/article/jocelyne-saab-une-ville-suspendue
  8. Nicole Brenez, « Montage intertextuel et formes contemporaines du remploi dans le cinéma expérimental », Cinémas, Revue d’études cinématographiques, vol. 13, n° 1–2, automne 2002, p. 49–67, https://doi.org/10.7202/007956ar.
  9. Voir par exemple Gaston Haustrate, Corinne Mc Mullin, « Jocelyne Saab : le public a besoin de fictions et nous sommes plusieurs à aller dans ce sens », Cinéma, n° 278, février 1982, p. 53, disponible sur le site de Dérives.tv, http://derives.tv/entretien-avec-jocelyne-saab/.
  10. Christa Blümlinger, Le Cinéma de seconde main. Esthétique du remploi dans l’art du film et des nouveaux médias, Paris, Klincksieck, coll. « Collection d’esthétique », 2013 [2011], p. 8.
  11. Procédé de recyclage endogène par lequel « un cinéaste récapitule son œuvre en reprenant des fragments de films antérieurs, souvent pour les inscrire dans un parcours autobiographique », Brenez, 2002, p. 50.
  12. Blümlinger, 2013.