Le cinéma détruit
Symposium créer/montrer/conserver
Le cinéma qui sert de décor au film de Mendoza, Serbis (2008), est envahi par des scènes d’actes sexuels, tapis dans le noir de la salle, et par la rumeur assourdissante de la ville. Le film campe un mélodrame familial à l’intérieur d’un jadis luxueux cinéma art déco désormais en ruine, labyrinthique et tordu, au centre de Manille. Des logements de misère sont entassés au-dessus, en-dessous ou devant l’espace de la projection. La sœur à peine pubère espionne son jeune frère tandis qu’elle pose nue devant un miroir brisé, murmurant « je t’aime, j’aime » tout en se recouvrant les lèvres de rouge : un frère, plus âgé, projectionniste, urine dans une bouteille de Coke et copule avec des travestis durant les projections, tandis qu’un autre frère se façonne un studio de misère dans un débarras où s’empilent de vielles bobines 35mm, peignant de grandes fresques érotiques, tout en grattant constamment un furoncle purulent, sur le point de crever, planté au milieu de son postérieur. Le récit du film se déroule au milieu de la cacophonie urbaine de Manille : les dialogues sont enterrés par le bruit, la pollution brouille l’écran. Le cinéma que gère la famille est presque en faillite. Ils sont réduits à projeter des films érotiques à une clientèle composée essentiellement d’homosexuels qui vont au cinéma pour trouver des prostitués. Lorsque nous pénétrons la salle de projection, décrépite, effondrée, soudain, les sons de la ville sont absents. Personne n’est assis sur les sièges, ça erre dans les allées, on s’accote aux murs, personne ne regarde l’écran. L’image projetée ne sert qu’à offrir une lumière ambiante aux jeux de séduction et de sollicitations sexuelles bien réelles qui se déroulent devant le sexe filmé, dramatisé, fictionnel, représenté à l’écran. À la fin du film, une orgie est interrompue par l’irruption d’une chèvre qui pénètre par un trou du mur extérieur du théâtre. Les lumières se rallument soudain, on reboutonne les pantalons à la hâte, la panique prend. Les prostitués et leurs clients dégringolent des escaliers ornés du cinéma en ruine, et retrouvent la lumière aveuglante et le chaos de la rue.
Le cinéma est un pur produit de la ville, son architecture a été inspirée et modelée afin de contrebalancer le voyeurisme et l’anonymat émancipatoires de la métropole. C’est un espace soustrait à la ville pour satisfaire le désir naissant pour une catharsis émotionnelle, propre, médiatisée. La salle sombre est un lieu tout désigné pour offrir un poétique spectacle solipsiste, qui va en même temps renforcer les typologies sociales que faisaient naître ces nouvelles métropoles. Dans son article « Métropoles et mentalité », George Simmel suggère une analyse physiologique afin de décrire de quelle manière la migration de petites communautés, tricotées serrées, vers les grandes villes, nous a transformés. La disposition blasée que nourrit la métropole est la conséquence de la réduction de nos relations sociales et qualitatives à des abstractions quantitatives de moyens pour des fins, à des transactions monétaires. L’homme est, selon Simmel, un « être de différence ». La métropole émergente nous a englouti dans un océan de différence, alors pour compenser, pour nous protéger, nous avons développé une « disposition d’esprit [qui se veut] le fidèle reflet subjectif de l’économie monétaire tout à fait intériorisée : en étant l’équivalent des choses diverses, l’argent exprime toute différence qualitative entre elles par des différences quantitatives 1 ». Cette « intellectualité » des nouvelles communautés se traduit par la ponctualité, le calcul, l’exactitude 2 En somme, on préférera la rationalité à l’émotion, l’extériorité à l’intériorité.
Avec la mise en péril de l’espace physique dans la ville bondée, selon Simmel, pour la première fois, on peut percevoir l’expansion d’un espace purement rationnel. Le retrait d’un corps perceptif intuitif (caractéristique des petits villages, des relations familiales) vers un corps abstrait défini par les échanges capitalistes a conduit à un repli sur soi. La ville encouragea une sorte de dualisme cartésien où les corps s’engourdissent afin de parer au choc engendré par la violence des stimuli et l’absence d’espace de la ville. Ainsi, l’architecture des salles de cinéma a été conçue pour satisfaire une forme de divertissement désincarnée : le cinéma est un cocon, un lieu de rêve pour réfléchir et se retrouver en se perdant. Ce design des salles, par rapport à l’agora des Grecs ou au marché central des villes, présentait un nouvelle façon, désincarnée, d’assister à une représentation abstraite du monde, fixée cette fois sur une pellicule nitrate.
« C’est parce que je suis enfermé que je travaille et brille de tout mon désir » écrit Barthes dans « En sortant du cinéma », en décrivant la structure du dispositif de la salle de cinéma : l’oisiveté des corps, contraints, regardant un film ensemble ou regardant un film seul. Selon Barthes, « L’oisiveté des corps […] définit le mieux l’érotisme moderne, non celui de la publicité ou des stripteases, mais celui de la grande ville 3 . » Sans ville et sans l’affection physiologique sur notre psyché, il n’y aurait nul besoin de cinéma, d’affectivité médiatisée. Dans le noir on ne partage rien, on crie et on pleure seul. L’espace cinématographique sculpté par la mise-en-scène assouvit notre besoin d’un espace intellectuel qui ne repose pas sur le toucher, sur le frottement avec des corps excités. Se couper de la ville, s’offrir un espace de protection, une clairière pour que l’esprit flâne. Arrive une chèvre, culbutant maladroitement entre les ruines du cinéma. On ignore l’écran, des grommellements sexuels sculptent l’espace obscur. Finalement, la chèvre saute devant l’écran, l’image projetée recouvre son corps de poils échevelés. Le sexe s’interrompt d’un coup. Les gens regardent vers l’écran pour la première fois. Alors que les lumières de la salle s’allument, on peut se dire que ce moment décrit en fait la mort du cinéma. La ville a infiltré l’espace sacré de la projection, des corps se sont révoltés contre la prescription d’oisiveté et le sexe a redéfini l’espace de la salle comme un moyen de réinventer le corps du spectateur, remplaçant l’anonymat du visionnement par l’anonymat du toucher. Ce sont nos corps qui ont fait tombé les murs du cinéma ; et entre une chèvre.
L’oeuvre de Dan Graham, Cinema (1981), est une maquette qui déconstruit le dispositif immersif de la projection en utilisant des miroirs sans tain sur sa façade et son écran. Il s’est inspiré du design Bauhaus-constructiviste de l’architecte Johanes Duiker’s pour le Handelsblad Cineac, un cinéma construit en 1934 à Amsterdam.
Dans le cinéma de Duiker, sur plusieurs niveaux, les coins de la façade furent retirés et remplacés par du verre, exposant ainsi le lobby, la cabine de projection et le balcon supérieur. Cette architecture cherchait à démystifier la technologie et le pouvoir de fascination des images en exposant littéralement l’architectonique du dispositif de projection aux yeux des piétons. Le théâtre de Dan Graham est une inversion du cinéma de Duiker. Plutôt que d’exposer les mécanismes de la projection et de la production du spectacle, Graham présente un jeu de points de vues oscillants.
Quand la salle est plongée dans le noir, les spectateurs voient le film ainsi que les passants à l’extérieur de la salle. L’écran, lui aussi construit comme un miroir sans tain, est suspendu à la hauteur des yeux. Durant la projection, les passants peuvent voir à la fois l’image projetée à travers le miroir sans tain de la façade, et le regard, de face, des spectateurs, quand le cône lumineux rebondit sur l’écran-miroir en éclairant l’intérieur du théâtre. Quand les lumières du cinéma sont allumées, les spectateurs deviennent conscients de leurs corps, « l’écran et les côtés du théâtre deviennent littéralement des miroirs (par opposition au « miroir » illusoire que représente le film), reflétant un espace réel et des corps et des regards de spectateurs » (je traduis). La proposition architecturale de Graham crée ainsi des perspectives vacillantes ; une surveillance anonyme des espaces situés à l’extérieur du cinéma, avec une conscience et une auto-régulation de la subjectivité spectatorielle, de leur propre présence dans le cinéma.
L’ouverture que Graham proposait par rapport à la salle de cinéma et sa série de propositions architecturales ont été l’inspiration des expérimentations que nous avons lancées et que nous avons appelé le « Situated Cinema Project ». Les cinq versions du projet (de 2011 à 2015) consistaient à reconfigurer un espace de projection 16mm en un lieu temporaire, mobile, d’intervention artistique dans l’espace public. J’ai créé cette œuvre avec un nombre à géométrie variable de collaborateurs, afin de créer des situations alternatives, tactiles, afin d’interagir avec le cinéma expérimental. Située dans divers lieux urbains à travers le Canada, une curieuse installation faisait une apparition éphémère. Dans le cadre du projet, les spectateurs étaient invités à pénétrer un lieu suffisamment sombre pour s’apparenter à une réelle salle de cinéma, mais avec un écran qui était placé de telle sorte à créer des rencontres surprenantes avec la pellicule. Toutes les versions du Situated Cinema Projected incluaient des boucles 16mm qui étaient produites selon des procédés artisanaux comme le développement à la main et le tirage optique. Les images étaient composées d’improvisations photochimiques imprimées sur la peau du film, attirant ainsi l’attention sur la matérialité de la pellicule. Inspirés par de telles rencontres tactiles avec des films expérimentaux dans des espaces de projection plus traditionnels, nous avons tenté de repositionner et de jouer avec la projection afin de mettre de l’avant la matière du film, et de permettre au spectateur littéralement de toucher la lumière. Cette préhension élargie créait une rencontre avec l’image qui était à la fois tactile et localisée. Au lieu de simplement s’asseoir dans une salle de cinéma et d’être touché par un cône lumineux, les spectateurs étaient appelés, ici, à pénétrer un espace d’exposition expérimental temporaire. L’image projetée est aplatie et le cône lumineux est redirigé vers une surface que l’on peut approcher, rencontrer, analyser, comme on le ferait devant une carte ou un tableau. La main traverse des couches de lumière et d’ombre.
La première version a été réalisée dans le cadre du Festival WNDX, et consistait en une collaboration avec les designers Tom Evan, Craig Rodemore et Will Vachon. Conçu comme un labyrinthe, il permettait aux visiteurs de passer d’un projecteur jouant une boucle de pellicule vers une plateforme de visionnement. Une série de miroirs placés stratégiquement projetaient des bobines de films 16mm de façon horizontale sur des surfaces de plexiglass blanche, ce qui permettait d’examiner les textures et la matérialité du film développé à la main comme une carte, un post-mortem faisant référence à la mort du cinéma.
Le Situated Cinema croisait le chemin des piétons qui tombaient dessus par hasard, qui entraient et sortaient librement, y demeuraient pour des visites plus ou moins longue, silencieuses ou indisciplinées : ceci nous offrait une première occasion de voir ce qui se passe quand l’espace public de la ville intervient dans l’expérience privée de l’art — c’est-à-dire, ce qui se passe quand l’expérience privée de l’art est perturbée, dérangée ou recadrée par des rencontres et des événements qui surviennent dans l’espace public de la ville.
La seconde version du projet est conçue comme espace de projection intimiste, avec des sièges pour s’asseoir et une plateforme de projection 16mm qui fonctionnait également comme des caisses d’expédition. Le revêtement extérieur est modulaire, et construit avec un matériau léger et des feuilles de coroplast. Sa structure angulaire en accordéon ressemble, une fois assemblée, à un soufflet de caméra photo. Le projet fut complété par Will Vachon, Samantha Bruegger, Paul Zylastra et Craig Rodmore.
La troisième version du projet, le Sky Cinema, fait référence aux origines primitives du cinéma (celles de la contemplation céleste) et du potentiel radical d’un cinéma qui ne serait pas contraint par les conventions du dispositif cinématographique classique. Il a été conçu en collaboration avec Thomas Evans, John Mandeveille et Alexandre Larose, et est encore à l’état de projet, en vue de son installation à Halifax.
Le Sky Cinema se présente comme une structure verticale, avec un large socle capable d’accueillir un projecteur jouant une boucle de 16mm. La lumière est réfléchie vers le haut et oriente le regard du spectateur au ciel. Le revêtement particulier du cinéma engendre des effets différents selon que l’on se trouve le jour ou le soir. Le jour, la lumière du soleil est filtrée par une série de permutations, de façon à créer une lanterne magique inversée —précurseur comme on le sait de la cinématographie. Quand la ville sombre peu à peu dans le crépuscule, le cinéma s’allume. Un clignotement d’images celluloïd émane à travers le revêtement, engendrant un type de source lumineuse radicalement différent de la lumière homogène et vaporeuse des diffusions nocturnes en vidéo.
À travers le Sky Cinema, de multiples axes de l’histoire du cinéma convergent, et l’artifice du cinéma est exposé. L’utilisation du 16mm révèle la mécanique de la production du film ainsi que de la projection, et en même temps, la perméabilité de la structure du cinéma altère l’expérience ordinairement hermétique du spectateur en y introduisant les sons de l’environnement ambiant provenant de la ville qui continue d’exister. Les yeux vers le ciel, les spectateurs sont invités à redevenir des contemplateurs d’étoile et de ciel. Et ce faisant, ils font l’expérience de l’histoire et des tensions au cœur de l’image en mouvement — une histoire incarnée par le cinéma et reflétée dans ses projections.
Au croisement de l’architecture et du cinéma expérimental, le projet conceptualise une nouvelle forme de spectature en entremêlant l’expérience de la galerie et l’intimité relative du film. Pour ce faire, la version du Situated Cinema pour le Artspace réinvente un espace cinématographique temporaire, éphémère, et plutôt qu’auto-suffisant [self-contained], il est en fait contenu dans la galerie. Des boucles en 16mm et 8mm, muettes, ont été placées à l’intérieur de la galerie, qui a été réaménagé comme un espace négatif du cinéma à l’intérieur de l’espace de la galerie. Le silence des films qui rejoint le silence relatif de la galerie, permet de mettre l’emphase et d’exposer la mécanique du cinéma et de révéler ce qui est si souvent et de plus en plus maintenu dans l’ombre, parfois fétichisé.
Cette itération du Situated Cinema fut une commande qui nous a été présentée à Alexandre Larose et moi-même. Exposant et éclairant la mécanique brute de la production et de la projection de film sur pellicule, cette installation immersive révèle des éléments du processus cinématographique que les spectateurs ont rarement l’occasion de côtoyer.
L’Artspace a été réaménagé pour accueillir la structure architecturale adaptée à l’espace dans le fond de la galerie. En glissant sous le mur de l’espace de visionnement, il était possible de voir défiler une boucle 16mm d’un film qui montrait les murs en ruines d’un théâtre de Vaudeville à Sackville, au Nouveau-Brunswick. Tourné uniquement à l’aide de la lumière naturelle qui passait à travers les portes et les fenêtres brisées de ce cinéma-théâtre en ruines, nous avons incorporé des techniques de longue exposition et avec des expérimentations sur les propriétés alchimiques du film photochimique, et ce, afin de créer un pur document visuel de lumière au sein du théâtre, comme la trace des performances passées et les couches successives de récits déposés dans ce lieu qui en fut jadis gorgé.
À la droite de cette structure, deux projections jouent en boucle afin de reconcevoir une archive déteriorée. Les films ont été transformés au fil du temps par des conditions d’entreposage aléatoires et de multiples visionnements. Les deux projections combinent du found footage qui documente la vie quotidienne des familles et des bandes de pellicule 8mm Kodachrome (un support très fragile et aujourd’hui obsolète) qui ont été analysées et recadrées. Le résultat est un flux coloré fulgurant de pellicule détérioré ; une célébration des gestes des caméras amateur, des cadrages fautifs, et des montages tourné-monté ; une manière de mettre en valeur les images originales et leur processus de décomposition, de destruction.
Traduit de l’anglais par André Habib.