Le ciel dans un jardin
Analyser un film de Stéphane Breton, c’est accepter que parmi les images ethnologiques destinées à la télévision, il en existe qui parviennent à se défaire du modèle médiatique mettant en avant l’exotisme et l’informatif. Stéphane Breton, ethnologue français et maître de conférence à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales, part vivre plusieurs années en Nouvelle-Guinée indonésienne où il étudie plusieurs tribus avant de s’installer parmi les Wodani, peuple de Papouasie occidentale. Il apprend leur langue et, près du village, il construit sa propre maison. Lors des séjours passés parmi eux, il réalise deux films sur trois ans de tournage : Eux et moi (2001) et Le Ciel dans un jardin (2003), diffusés sur la chaîne franco-allemande Arte. Ce sont deux documentaires qui suivent la vie quotidienne d’une communauté Papou mais qui mettent aussi en abyme le travail du cinéaste ethnologue, sa tentative d’introduire de la poésie dans l’ethnographie et d’exposer un regard porté à la fois sur l’autre et sur soi-même.
Plusieurs aspects de ces deux films les assimilent à des films ethnographiques. Stéphane Breton passe d’abord beaucoup de temps avec la communauté qu’il souhaite filmer et pratique ensuite l’ « observation-filmante » définit par Christian Lallier. En effet, dès son premier film, Eux et moi, Stéphane Breton se fait ethno-cinéaste en filmant au plus près les interactions de ses personnages et s’intègre de plus en plus « dans le champ social 1 ». Dans Le Ciel dans un jardin, sa relation avec la population a définitivement évolué, il est désormais accepté comme un ami et un voisin. Comme l’explique Lallier, « si l’ethnocinéaste n’est pas socialement reconnu par les membres du groupe, il ne pourrait s’insérer durablement dans la situation d’échanges observée 2 . » Ici plus encore que de simplement s’insérer dans la situation d’échange, le cinéaste en devient parfois l’un des acteurs. Chez les Wodani, une épouse est échangée contre des coquillages bien spécifiques, et dans Eux et moi Stéphane Breton cherche à financer l’épouse d’un de ses amis, Esau, qu’il appelle son « fils ». Pour cela il fait affaire avec différents individus de la communauté, à la recherche du bon coquillage. Ces échanges alternent entre sincérité et tromperie car le cinéaste ne connaît pas encore tous les aspects de cette société, et certains en profitent, amicalement. Parfois désarçonné par ces coutumes, le filmeur ne peut que fusionner avec la caméra, oublier le geste filmique, pour être entièrement disponible à la vie qu’il apprivoise un peu plus chaque jour. On ne sait jamais très bien si l’individu filmé s’adresse à Stéphane Breton ou à la caméra. Le regard tend à se perdre quelque part entre les deux.
Cette évolution de l’implication du cinéaste au sein du système social des Wodani se ressent également à travers la méthode de tournage utilisée et l’esthétique de l’image. S’occupant seul de l’image et du son avec une DV numérique, Stéphane Breton suit les les habitants du village dans leurs occupations quotidiennes, caméra à la main. Sans utiliser le zoom, le cinéaste parvient à être proche des corps, la caméra se faisant très intime, se partageant entre les gros plans de visages et de gestes au travail, et les plans plus larges, intégrant les individus à leur environnement. Dans Eux et moi, la caméra est souvent très mobile, parfois instable, bougeant au rythme du corps, se faisant prolongation physique du cinéaste qui apprend à filmer parmi une communauté qu’il découvre au jour le jour, en même temps que sa caméra. Dans Le Ciel dans un jardin, on retrouve la même modestie du dispositif, mais le cinéaste semble avoir pris de l’assurance puisque ses plans sont mieux posés, stables, cadrés. Une nouvelle fois, cela traduit bien les propos de Christian Lallier : « l’image produite dépend de la relation que l’opérateur entretient avec le sujet filmé : la prise de vue traduit avant tout l’attention ou l’inattention du regard 3 ». Ce changement de forme prouve en effet que le cinéaste a acquis une certaine aisance dans le milieu filmé, ce qui lui permet davantage de prendre son temps, de rentrer tranquillement dans le rythme des choses. Une maîtrise et une concentration qu’il semblait moins posséder dans le premier film.
Si dans Eux et moi, il s’agit de faire accepter la caméra, de trouver un terrain d’entente et d’échange à travers de nombreuses interactions (l’auteur se confrontant souvent à l’incompréhension des personnes filmées), dans Le Ciel dans un jardin, le cinéaste, beaucoup moins bavard, fait désormais parti du décor, et filme ses amis comme s’il réalisait un film de famille. D’abord parce que Stéphane Breton considère certains des villageois comme sa propre famille, ainsi Esau est son « fils » et Obapue, son « vieux père » (et cette considération est réciproque). Ensuite parce qu’il n’idéalise ni n’exotise les Papous : il les filme dans leur quotidien, accordant une plus grande place aux évènements apparemment insignifiants, ou du moins banals (repas, discussions, travail au jardin…), qu’aux évènements qui seraient plus de l’ordre du cérémoniel. En effet, on remarque seulement deux scènes de l’ordre du rituel à caractère ethnographique : l’enterrement d’un jeune enfant, qui consiste à l’emballer d’écorce avant de le suspendre à un arbre pour le laisser pourrir et qu’il retourne à la terre (ici on ressent une véritable empathie envers cette coutume particulière) ; et la scène de l’abattage des cochons, dont la violence de l’action lui accorde un caractère unique dans ce film. Dans ce paysage pourtant étranger, on reconnaît ainsi beaucoup de scènes de notre propre quotidien : une mère qui gronde ses enfants, les mêmes enfants jouant dans le jardin, un vieux monsieur qui se plaint du temps et des mauvaises récoltes, des hommes qui n’ont pas le courage d’aller travailler, etc. Le cinéaste présente de simples mais signifiantes relations de voisinage, auxquelles il est lui-même intégré. Comme il l’explique dans l’article « Lettres d’amour en Papouasie » : « C’est une caméra subjective. Ce qui lui arrive c’est ce qui m’arrive. Quand les gens me parlent, ils me regardent droit dans les yeux. Mais moi on ne me voit pas, donc ils parlent à tout le monde. (…) Et le téléspectateur se sent terriblement concerné par ces simples conversations de voisinage 4 . » Ainsi, selon François Ekchajzer, dans son article « Le Papou de Paris », cette façon dont Stéphane Breton filme les Papous comme s’ils étaient ses « voisins de palier » permet de mettre en avant « tout à la fois la différence de l’autre et ce qu’il a de semblable à soi 5 ».
C’est une nouvelle façon de « capter du savoir » : plutôt que de décrire scientifiquement toutes les coutumes de ce peuple, le cinéaste « préfère nous le faire découvrir en même temps que lui, au cours de ses conversations 6 ». Si on n’obtient pas de chiffres ou de définitions concrètes, on « comprend le système d’échange des Papous et on se régale de découvrir des hommes, eux et lui – car Stéphane Breton ne s’épargne pas – dans leurs ambiguïtés, leurs attitudes et leurs contradictions 7 . » En effet, cet échange est à double sens, si le cinéaste alimente sa connaissance (et la notre) des Papous, eux-même apprennent également à connaître le cinéaste, puisque lui aussi est soumis au regard de l’autre. D’ailleurs, il doit souvent faire face aux railleries de ces nouveaux camarades, notamment dans Eux et moi quand il ne comprend pas le sens d’un rituel, celui de punir une femme qui a trompé son mari en la jetant à l’eau… Le cinéaste observe tout autant les gens qu’ils filment qu’eux l’observent, et c’est pour lui comme « une mise à nu » : « Filmer une personne, ce n’est pas comme filmer une libellule. Une personne, ça vous regarde 8 . » Dans le verbe « regarder » il y a une intention, tout en filmant, Stéphane Breton est exposé simultanément aux pensées des personnes filmées, à leur possible jugement. En cela, on peut dire aussi qu’on est face à un documentaire réflexif.
Ce qui nous amène à un autre point très particulier de ce documentaire. Si porter le regard sur l’autre lui permet de remettre en question ses propres valeurs, Stéphane Breton décide aussi de mettre en perspective sa propre pratique d’ethno-cinéaste. Pour cela, on remarque d’abord que sa voix est très présente tout au long du film. D’abord simplement en hors-cadre quand il s’adresse aux Wodani dans leur langue, intégrant ainsi sa voix autant que son corps à la communauté filmée, la mêlant aux autres et lui permettant de toujours affirmer sa présence au sein du groupe (car si on ressent et entend la présence du cinéaste, on ne le verra jamais à l’image). Mais aussi et surtout en voix-off narrative : à la première personne et en français, le cinéaste livre ses réflexions personnelles. Il commente son propre film en parlant de ses sentiments, de ses attentes, de ses déceptions, de la progression de sa démarche d’ethno-cinéaste. Contrairement à la forme standardisée de nombreux films ethnologiques, la démarche du cinéaste ainsi que son processus d’intégration dans la communauté apparaissent à l’image (l’exemple le plus frappant est la scène de Eux et moi où il distribue des billets de banque aux villageois). Par ailleurs, celui-ci n’hésite pas à révéler par ses commentaires les rapports d’argents et les divers enjeux de pouvoir que d’autres auraient sans doute préférés cacher pour ne montrer qu’une image idéale ou naïve de la communauté filmée. Cette approche sans compromis nous permet alors d’éprouver la sensation de se trouver dans les coulisses du tournage, au côté d’un ethnologue en apprentissage qui se livre à nous comme à son journal de bord ou son journal intime.
Selon plusieurs points évoqués jusqu’ici, comme la grande subjectivité de la caméra et la mise en abyme du travail du cinéaste, le film s’écarte du genre proprement ethnographique pour se rapprocher de la pratique documentaire. Il ne cherche pas à être exhaustif sur la communauté filmée, mais accorde plutôt une grande place à la durée, au temps qui passe et donc à la contemplation. Ainsi dans des scènes où a priori rien ne se passe, où l’action est suspendue (ex : temps de repos dans une maison, où des hommes sont assis autour d’un feu, fumant tranquillement leur tabac, absorbé dans leur pensée, et baillant de fatigue ou d’ennui), toute notre attention se porte sur les visages, et plus encore sur le regard. Le cinéaste dira lui-même que c’est lors de ces moments qu’il est le plus réceptif à ce qui se passe. Mais même dans les rares moments d’action pure, comme l’abattage des cochons, le cinéaste ose détourner sa caméra de l’action pour la poser sur le regard de ces hommes en action, les visages venant ainsi se succéder au premier plan, exprimant chacun à leur tour une émotion singulière.
Plutôt que de s’en tenir à une description purement ethnologique, Stéphane Breton construit un espace-temps qui cherche à traduire le mode de vie des Papous, eux qui « travaillent peu parce qu’ils n’ont pas envie que leur travail leur coûte plus que le temps qui coule 9 » et qui ne sont pas surexposés à tous les divertissements du monde occidental. Cette acceptation de la durée permet aussi d’accorder plus d’attention aux détails apparemment insignifiants. Je pense à ce gros plan magnifique sur les mains du vieil Obapue pelant une patate douce. La lumière blanche venant du dehors éclaire cet instant comme un petit miracle, met en relief les rides de la peau de l’homme et celle de la patate, pour les réunir en un seul élément. Sans aucune explication, par le simple regard du cinéaste porté sur ce geste, on comprend que le repas est la chose la plus importante pour ces hommes.
Cette exploration de la durée apparaît dès la séquence d’introduction du Ciel dans un jardin. Stéphane Breton filme en gros plan les pieds nus d’un Wodani avançant lentement sur un pont de liane et met ces images en parallèle avec des plans montrant les chaussures pressées de passants se croisant sur l’asphalte gris des trottoirs de France.
Un montage poétique, qui fait une simple comparaison entre deux sociétés mais qui invite aussi le spectateur à se laisser porter par un nouveau rythme. La structure d’ensemble de ces deux films tend d’ailleurs vers cette forme poétique et cette expérience de la durée : il est notamment très dur de les diviser en plusieurs séquences distinctes, car les plans (souvent longs) s’enchaînent de façon continue, en raccord cut, sans indications temporelles, ce qui accentue la sensation d’un temps qui passe lentement. On se laisse ainsi bercer par le rythme intérieur des plans et celui du montage qui paraît retranscrire celui du quotidien des Papous. Un film qui pourrait durer éternellement si n’y a avait pas la limite de temps imposée par la forme télévisuelle. Dans ce sens, le cinéaste ne propose pas de dénouement ou de conclusion, c’est un récit non-clos.
Dans ces deux films, nous avons d’ailleurs très peu d’indices formels sur l’évolution narrative du récit, si ce n’est peut-être dans Le Ciel dans un jardin l’utilisation parcimonieuse de la musique extra-diégétique (absente dans le premier film). Mais celle-ci, très lyrique et essentiellement composée de violons, a plutôt une fonction poétique et émotionnelle, permettant d’exprimer la nostalgie du réalisateur. Comme il le dit lui-même dans un commentaire du film 10 , c’est une musique personnelle, « d’état d’âme » et non pas « d’illustration ethnographique » (les musiques ordinairement présentes dans les films ethnographiques sont directement issues de la production musicale de la communauté filmée, ce qui montre une nouvelle fois que Stéphane Breton s’écarte de cette pratique). En effet, au moment où il réalise ce film, Stéphane Breton sait qu’il ne reviendra pas sur ce territoire, ou bien seulement dans très longtemps (à cause de la situation politique : l’Indonésie décide de fermer les portes de cette province coloniale).
Plus que la musique, ce qui participe aussi d’une tentative de poétisation du film ethnographique, ou du moins d’une proposition autre que seulement descriptive, ce sont une nouvelle fois les commentaires du cinéaste. Si dans le premier film, ils tenaient plutôt de l’anecdote, dans Le Ciel dans un jardin ils s’assimilent à une parole intérieure, à travers laquelle on perçoit un véritable talent d’écrivain et de philosophe. L’image nous montre un enfant qui joue dans la terre, un arc à la main, puis s’éloigne le long d’un tronc d’arbre tandis que la voix-off déclame : « Un enfant est plus vaste qu’une seule personne. Il contient ceux qui l’ont précédé. Il les répète et les invente. Ils viennent du fond des âges tous ceux qui ont gratté cette terre avant lui. Grâce à lui je suis arrivé jusqu’à sa mère et puis jusqu’aux autres comme en suivant un fil. » Ici, le fil pourrait correspondre au tronc d’arbre puisque le plan suivant nous montre les parents de l’enfant au travail. La parole traduit l’image et en même temps la dépasse. Plus loin, Stéphane Breton filme le travail au jardin, et sa voix nous propose là encore un supplément poétique qui invite à la réflexion : « On transforme un désordre imposé en un désordre choisi. Il est difficile d’échapper au désordre car contrairement à l’ordre, le désordre pousse, surtout s’il a plu cette nuit. » Le cinéaste part de choses très concrètes et singulières et parvient à des réflexions poétiques sur la vie, pouvant toucher n’importe qui.
Mais déjà le titre du documentaire nous annonçait un film poétique. Si l’intitulé de son premier film, Eux et moi, illustrait clairement sa démarche : « filmer les Papous par le biais des rapports qu’il a avec eux 11 », Le Ciel dans un jardin est un titre beaucoup plus évasif, non explicite, de l’ordre du rêve. On trouvera cette métaphore visuellement traduite par des plans sur le mouvement des nuages dans le ciel, qui viennent plusieurs fois ponctuer le film.
Dans ces deux documentaires, Stéphane Breton accorde beaucoup de place à l’autre, et surtout à sa relation avec l’autre. Nous ne sommes pas dans un reportage télévisuel où « la relation avec ceux qui sont regardés n’entre pas en ligne de compte 12 ». Stéphane Breton n’impose pas son rythme et ne semble pas chercher à induire le comportement des gens qu’il filme, c’est plutôt lui qui rentre dans leur espace-temps et tente de le traduire à l’image. Le film devient alors un véritable lieu de partage entre le filmant et le filmé, et si le cinéaste filme les autres c’est aussi pour se filmer soi-même, se remettre en question, interroger ses propres valeurs, explorer ses propres façons de pensée. Le film qu’il réalise quatre ans plus tard, Le Monde extérieur, où il s’intéresse à son propre quartier parisien, prouve bien l’importance pour lui de cet aller-retour du regard. C’est comme si l’expérience de l’ailleurs avait été nécessaire pour qu’ensuite il puisse observer sa propre société. Dans ce moyen-métrage, il porte son attention sur les choses banales rencontrées au détour d’une rue, et par son regard, permet à l’objet ou à la personne observée d’acquérir un nouveau degré d’existence. Accorder de l’importance au familier au point de le rendre singulier, c’est regarder les choses autrement, c’est s’offrir une « vision délestée du poids de l’habitude 13 ».
Notes
- Christian Lallier, « L’observation filmante – Une catégorie de l’enquête ethnographique », L’Homme, n°198-199, 2011/2, p.113 ↩
- Ibid., p.116 ↩
- Ibid., p.106. ↩
- Stéphane Breton, cité dans Cécile Maveyraud, « Lettre d’amour en Papouasie », Télérama, n°2702, 24 octobre 2001, p. 90-91. ↩
- François Ekchajtzer, « Le Papou de Paris », Télérama, n°3015, 24 octobre 2007, p.84. ↩
- Cécile Maveyraud, op. cit., p. 92. ↩
- Ibidem. ↩
- Stéphane Breton, cité dans Cécile Maveyraud, op. cit., p.91. ↩
- Ibid., p.92 ↩
- Version commentée du film par Stéphane Breton et sa monteuse, Catherine Rascon, dans les bonus du DVD Arte video. ↩
- MAVEYRAUD Cécile, op. cit., p.90 ↩
- Ibid., p.91-92 ↩
- EKCHAJZER François, op. cit., p.84 ↩