Le carnaval du pouvoir
Werner Herzog n’a pas encore trente ans lorsqu’il réalise Aguirre, la colère de Dieu en 1972. Ce film marque le début d’une collaboration fructueuse et souvent houleuse entre le cinéaste et son acteur fétiche, Klaus Kinski qui obtient enfin un véritable rôle à sa dimension.
A la fin de l’année 1560, une expédition d’aventuriers espagnols partie des sierras péruviennes et conduite par Don Gonzalo Pizarro, dévale les pentes abruptes de la cordillère des Andes. Parvenue aux abords d’un affluent en pleine forêt amazonienne, elle se heurte à une nature sauvage et hostile qui l’oblige à s’arrêter. Pizarro charge alors un détachement formé d’une quarantaine d’hommes de trouver des vivres et de se renseigner sur la situation exacte de l’El Dorado ainsi que sur la présence d’indiens en descendant le fleuve en radeau. Il nomme Don Pedro de Ursua, accompagné par sa fiancée Dona Inez de Atienza, commandant, et en second, Don Lope de Aguirre qui amène sous sa garde sa fille Florès. Le moine Gaspar de Carvajal, auteur du journal de l’expédition, aura pour mission d’évangéliser les païens du nouveau continent, autre but des conquistadors. Don Fernando de Guzman, preux chevalier qui donna l’assaut à la forteresse de Saxahuaman dix ans auparavant, représentera la Maison Royale. Afin de rendre compte de sa décision Pizarro signe un document qui sera soumis au Conseil des Indes pour approbation. Ce microcosme reflète la société très hiérarchisée de l’époque. Toutes les institutions sont présentes : l’armée, le roi, l’église. Chacune symbolisant les valeurs essentielles de la civilisation conquérante, le devoir et l’obéissance, la puissance et l’autorité, la foi chrétienne ; mais toutes animées par la même soif de conquête du nouveau monde. La signature de Pizarro donne à cette structure un aspect officiel que rien, semble-t-il, ne peut venir déstabiliser ou compromettre.
Durant la première nuit, les membres d’équipage d’un des radeaux pris dans un tourbillon sont tués. Ursua, malgré le danger que cela représente, décide de les enterrer chrétiennement. Aguirre suggère alors à Perucho, son fidèle homme de main, de détruire à coup de canon l’embarcation afin de ne pas retarder la mission. Le lendemain, la perte des deux autres radeaux, à la suite de la montée des eaux, pousse Ursua à rebrousser chemin et à rejoindre Pizarro demeuré en amont avec le reste de la troupe. Mais Aguirre, qui a déjà donné l’ordre de construire un nouveau radeau, s’y oppose. En s’appuyant sur l’exploit de Hernando Cortez qui conquit Mexico malgré l’ordre de faire demi-tour, il exhorte les hommes à poursuivre la descente du fleuve et à se rendre maître de la vallée de l’or. Perucho tire sur Ursua et le blesse. Aussitôt la foule se range autour de leur nouveau commandant rebelle.
Nous n’assistons pourtant pas à une simple mutinerie mais à une véritable carnavalisation de la société dans laquelle était jusqu’ici enraciné l’ensemble de l’expédition. L’ordre hiérarchique est renversé et laisse la place à un monde à l’envers. Tout le rituel du préambule est tourné en ridicule, les valeurs officielles sont profanées. Aguirre en maître de cérémonie organise un véritable simulacre de prise du pouvoir. Il propose d’élire Guzman comme nouveau chef, façon de faire participer, sous la contrainte, le peuple à la constitution de cette monarchie. Lors de son intronisation, véritable parodie de cérémonies officielles, Guzman est déclaré empereur de l’El Dorado en lieu et place de Philippe II roi de Castille. Ce rite rappelle la nomination bouffonne du roi carnaval. Mikhail Bakhtine, dans son ouvrage La poétique de Dostoïevski, a décrit longuement ce processus :
« Au premier plan des actes carnavalesques figurent ici l’intronisation bouffonne puis la destitution du roi carnaval. (…). Il y a, à la base de l’acte rituel de l’intronisation-détronisation, la quintessence, le noyau profond de la perception du monde carnavalesque : le pathos de la déchéance et du remplacement, de la mort et de la renaissance. Le carnaval est la fête du temps destructeur et régénérateur. (…). L’in-détronisation est un rite ambivalent, « deux en un », qui exprime le caractère inévitable et en même temps la fécondité du changement-renouveau, la relativité joyeuse de toute structure sociale, de tout ordre, de tout pouvoir et de toute situation (hiérarchique). L’intronisation contient déjà l’idée de la détronisation future : elle est ambivalente dès le départ. D’ailleurs, on intronise le contraire d’un vrai roi, un esclave ou un bouffon, et de fait éclaire en quelque sorte le monde à l’envers carnavalesque, en donne la clef. Dans le rite de l’intronisation, tous les moments de la cérémonie, les symboles du pouvoir que reçoit l’intronisé, les vêtements dont il est paré, deviennent ambivalents, se teintent d’une rivalité joyeuse, sont presque des accessoires du spectacle (mais des accessoires rituels) ; leurs significations symboliques se situent sur deux plans (alors qu’en dehors du carnaval, en tant que symboles réels du pouvoir, ils se trouvent sur un plan unique, absolu, lourd et monolithiquement sérieux). A travers l’intronisation on aperçoit déjà la détronisation et cela s’applique à tous les symboles carnavalesques : tous contiennent en perspective la négation et son contraire ».
Tout le grotesque de la situation est révélé par les propos mêmes de Aguirre concernant le trône sur lequel Guzman rechigne à s’asseoir : « qu’est-ce un trône sinon une planche et un peu de velours, majesté ». Aguirre glisse ensuite, en guise de sceptre, dans la main du monarque enfin intronisé et qui ne peut retenir ses larmes, le document qui officialise la création du nouveau royaume et décrète la rupture des liens avec l’Espagne. Ce simulacre d’intronisation laisse toutefois présager de la fin. En effet, une fois la liesse terminée, Guzman sera déchu de son trône, véritable cette fois, puisqu’il sera étranglé à côté des toilettes. Lors du jugement de Ursua le moine Gaspar de Carvajal prononce la sentence tel un inquisiteur et déclare le condamné, comble d’ironie, coupable de trahison. On ne peut imaginer meilleure parodie de la société officielle. Le carnaval réfléchit tel un miroir tous les éléments constitutifs de cette société. C’est en quelque sorte une « vie à l’envers » selon la propre expression de Bakhtine.
Naturellement, cette carnavalisation n’est pas une fête, malgré la musique interprétée à la flûte par un indien. L’humanisme que l’on ressent chez Pizarro et Ursua cède sa place à la cruauté de Aguirre. C’est pourquoi on a souvent considéré ce film comme une tentative d’analyser la folie meurtrière des conquistadors générée par la soif de l’or symbole de pouvoir et de liberté. Mais, me semble-t-il, si l’on demeure au niveau psychologique en expliquant le comportement de ces hommes par la démence qui les gagnait progressivement on ne peut pleinement comprendre l’interprétation de Kinski. En effet, Aguirre n’est ni un fou, ni un mutin. Toute son attitude témoigne du désir intense d’imiter son modèle, Hernando Cortez. C’est en désobéissant à ses supérieurs que Cortez a acquis gloire et reconnaissance. La rébellion de Aguirre s’inscrit dans cette volonté qui l’anime d’imiter le conquérant de Mexico. Cependant, Aguirre est envahi par un désir encore plus grand, puisqu’il veut détrôner Philippe II, le puissant roi de Castille, avoir une emprise totale sur le Destin et sur la nature, devenir ainsi Dieu lui-même. Il demeure insensible aux choses qui touchent les humains : la faim, les flèches, la mort. Ses propos ne sont pas le fruit du délire, mais symbolisent la démesure de son désir mimétique. En tant que Dieu, il ne peut concevoir d’unions charnelles qu’avec sa fille.
Mais il n’est pas dupe de son illusion. « Nous mettrons en scène l’histoire comme d’autres mettent en scène des pièces de théâtre », déclare-t-il. Dans la séquence finale, pure merveille cinématographique, toute l’intensité dramatique de son monologue n’a d’équivalent que le grotesque de la situation dans laquelle il se trouve : dernier survivant et entouré de singes, il est devenu, mais pour peu de temps, bouffon à son tour.