Pascale Ferland

L’ART DE L’HISTOIRE

« Une société se construit à partir de ses marginaux » -Michel Moreau
en exergue à son film La leçon des mongoliens

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Il y a à peine un an, j’ignorais l’existence des films de Pascale Ferland. Trois longs métrages documentaires plus tard, L’immortalité en fin de compte (2003, 80 min), L’arbre aux branches coupées (2005, 80 min) et Adagio pour un gars de bicycle (qui sera achevé en janvier 2008, 90 min), je me retrouve devant une œuvre aussi singulière que majeure. Un triptyque qui remonte paisiblement le courant du Temps, nous fait découvrir des bivouacs secrets, leurs habitants marginaux et les traces qu’ils laissent pour apprivoiser la réalité aussi bien que marquer leur passage sur leur coin de terre, car tous ont en commun d’être créateurs à leur manière, peintres et sculpteurs dit naïfs ou cinéaste inclassable comme René Bail. C’est donc au moyen d’un chassé-croisé de diverses démarches créatrices, incluant celle de la réalisatrice elle-même, que les trois films entreprennent avec le spectateur un réel dialogue sur la petite et grande histoires des êtres humains, non pas un monologue de type magistral comme la télévision en a fait sa spécialité avec ses doses rapides et massives d’information.

Les créateurs en question, dans L’immortalité en fin de compte, proviennent du Bas Saint-Laurent, de la Gaspésie et de Charlevoix, lieux qui ne sont toutefois pas identités comme tels afin de les rendre plus universels : Lionel Thériault, dont le lopin de terre est une véritable installation de drapeaux canadiens, – car il a la passion du rouge et du blanc sans arrière pensée politique -, de linge ultra blanc qui flotte sur la corde à linge, et de divers vestiges du passé; Roger Ouellette, pour sa part décédé en 1999, et ses sculptures géantes en ciment que sa femme Éléonore et sa fille Élisette, surtout, peignent et entretiennent; et Léone Durette qui fabrique des mobiles plus étranges les uns que les autres et transforme les échouries en animaux de toutes sortes. Dans L’arbre aux branches coupées, Pascale Ferland fait cette fois appel à deux vieux peintres naïfs russes qui ont vécu sous le régime communiste, Sizov, un ancien militaire recyclé en garde forestier, et Kantsurov, d’abord mécanicien dans la marine puis maçon, profession qu’il n’aimait pas, et qui déclare : «La peinture me vient en aide. Elle m’aide à survivre.» Enfin, Adagio pour un gars de bicycle nous met en présence d’un cinéaste «amateur» québécois des années 1950, de surcroît motocycliste passionné, René Bail, dont le long métrage Les désœuvrés, tourné en 1959 et récemment restauré, m’a personnellement montré la voie du cinéma indépendant en 1961(René est décédé à l’âge de soixante-seize ans, deux semaines après la projection d’une version du film en cours de montage, le 29 septembre 2007, à l’Hôtel-Dieu, en présence de quelques membres de sa famille et amis).

L’arbre aux branches coupées

L’arbre aux branches coupées

L’arbre aux branches coupées

Si les œuvres de ces six créateurs marginaux constituent le noyau dur des trois films, si on peut jouir de leur rarissime révélation, car elles n’ont pas droit aux tribunes artistiques habituelles, si elles témoignent du besoin inné des êtres humains d’extérioriser leur psyché profonde, elles constituent avant toute chose une fenêtre, qui s’ouvre lentement, délicatement, sur les relations entre les individus, leur milieu et l’Histoire. À preuve, Pascale Ferland s’est déplacée jusqu’en Russie au lieu de poursuivre au Québec une sorte d’inventaire de l’art naïf. Et quand je parle de douceur et de délicatesse, cela vaut tout aussi bien pour la manière d’aborder les gens et les sujets que pour l’aspect formel lui-même des films, l’efficace simplicité des cadrages (à la manière de Serge Giguère), la fluidité mélodique du montage, le dépouillement de la trame sonore et ses silences contemplatifs.

L’immortalité en fin de compte

L’immortalité en fin de compte

On imagine, à priori, que les œuvres naïves font peu de vagues, que l’art brut auquel elles sont associées a une fonction essentiellement thérapeutique. Voici l’extrait d’une lettre qu’un soi-disant ami fit parvenir à Roger Ouellette en 1986 : «Je trouve aujourd’hui que ces gens avaient raison de rire d’une telle farce. Cela m’attriste beaucoup. Pour l’antiquité, ça va, mais tes sculptures sont vraiment ridicules que j’ai honte de demeurer dans le même village où il y a des gens aussi stupides. J’ai pourtant voyagé pas mal et je n’ai jamais vu la stupidité et la bêtise humaines poussées aussi loin pour quelqu’un qui n’est pas renfermé. En plus d’être mal faites, de mauvais goût, non conformes à la beauté du corps humain, l’état d’érection de certaines d’entre elles prouvent hors de tout doute que ton esprit n’est pas plus évolué qu’un enfant, que ton niveau de culture est à zéro. Aussi, pour que cesse le déshonneur qui jaillit sur ta famille et tes concitoyens, détruis le plus vite possible toutes ces choses, tous ces monstres qui font horreur au paysage, à la nature humaine et à l’art.» Ne croirait-on pas entendre les propos et les anathèmes souvent prononcés par la société en général et la critique en particulier devant toute forme de création dérogeant aux dogmes et canons arbitraires de la représentation du réel et de l’imaginaire? (Un chroniqueur bien en vue(s) n’a-t-il pas par trois fois demandé publiquement qu’on m’interdise de faire des films?) Au reste, les télédiffuseurs n’ont pas encore été preneurs de L’immortalité en fin de compte et L’arbre aux branches coupées : parallèlement à la Sodec et Téléfilm Canada ils semblent appliquer de plus en plus aveuglement une loi de «zonage créatif» semblable à celle du zonage agricole qui voulait forcer Lionel Thériault à abstraire ses drapeaux et autres bébelles de la vue publique; mais il a finalement eu gain de cause et pourra achever ses jours, aussi pauvre que tranquille, sur le coin de terre qu’il a créé à la mesure de ses passions tandis que la revanche posthume de Roger Ouellette sera de voir sa sculpture de Victor De Lamarre entrer au musée de l’art brut de Lausanne.

L’essence même et le sujet des films de Pascale Ferland, faut-il cependant l’admettre, mettent directement en cause et en accusation le dit zonage créatif. Elle pratique un cinéma humaniste et contemplatif sans vedettes (car le documentaire s’appuie de plus en plus sur le vedettariat des individus et des événements); au contraire, ce sont des «hurluberlus» ordinaires qui ne font jamais la manchette, y compris René Bail, plus célèbre dans les années 1960 à cause de ses apparitions de gars d’bicycle dans plusieurs films québécois, dont Valérie, qu’en tant que cinéaste indépendant. Par ailleurs, Adagio pour un gars de bicycle parle avant tout de survivance, raconte la force d’un homme qui a survécu, physiquement et moralement, à un terrible accident de moto en 1972 qui l’a défiguré et rendu handicapé.

René Bail (photo: Izabel Zimmer, 2007)

Survivance, certes, mais à travers et grâce à la création, fusse-t-elle primitive, pratiquée par tous les personnages de ce triptyque, et celle de Pascale Ferland qui leur sert d’intermédiaire, je le répète. Création primitive qui fonde et explique l’existence millénaire de l’Art sous toutes ses formes. Voilà pourquoi je parle de «l’art de l’Histoire» plutôt que de l’histoire de l’Art : tous les créateurs, et nous le sommes potentiellement tous à cause de la nature inachevée de l’existence humaine, ont besoin d’avoir prise sur le cours des choses, besoin d’un fil d’Ariane entre la naissance et la mort, la famille et la société, hier et aujourd’hui. Les œuvres des six créateurs en question hurlent cette évidence avec peut-être encore plus de force que l’Art lui-même souvent embrumé par les outrances de l’esthétisme et du commerce, celles du cinéma plus particulièrement. Le vieux Sizov de L’arbre aux branches coupées fait même de ses toiles et poèmes des objets de revendication politique pour décrier la misère du peuple russe. Quant à Kantsurov, il déclare cette vérité aussi primitive – dans le sens de première – que sa peinture : «Reproduire la nature, c’est très difficile. Il faut beaucoup de patience, de compréhension, mais le plus important, c’est le désir. (…) Je peins la nature selon une composition de mon cru. C’est alors que le tableau se révèle.» Le désir. Le dur désir de durer, n’est-ce pas monsieur Éluard. Par ailleurs, «une composition de mon cru» rappelle la phrase d’Yvon Deschamps : «Tout a été dit, je sais, mais pas par moi-même!». Ainsi, la création permet la mise en commun de ce que les êtres humains ont de fondamentalement différent. C’est une des petites choses que la vie m’a apprise et que les films de Pascale Ferland démontrent avec une tendre compassion et une humble lucidité, si bien qu’en voyant ses films on se croirait dans l’œil paisible de l’ouragan humain.

Pascale Ferland en tournage (avec François Vincelette)

*Vous pouvez consulter le site officiel de Pascale Ferland à l’adresse suivante : www.quivivraverrafilms.com

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P.-S. Au début de cet article, j’ai parlé du «monologue de type magistral comme la télévision en a fait sa spécialité avec ses doses rapides et massives d’information.» Je n’ai pas mis de renvoi en bas de page pour ne pas briser le ton de mes propos. Mais je veux donner ici un exemple qui m’a horripilé et démontre par l’absurde à quel point les films de Pascale Ferland s’écartent des modèles télévisuels actuels. Il s’agit de la première émission d’Une heure sur la terre à Radio-Canada en septembre dernier. On nous avait assommé tant à la radio qu’à la télé avec l’auto promotion de l’élément vedette de cette première : l’incident tragique survenu en Afghanistan le 27 août 2007 lors d’une mission de l’armée canadienne, mission qui s’est soldée par la mort de deux militaires tandis que le journaliste Patrice Roy s’en est tiré indemne contrairement à son caméraman à qui on a dû amputer une partie de la jambe. On avait par ailleurs pris le soin de parler de la durée de ce reportage «exceptionnel» de seize minutes.

Après l’ouverture de l’émission, la présentation du nouveau décor, de la nouvelle formule et d’une conversation de quelques minutes avec Patrice Roy et son caméraman, débute le document en question. Au bout de douze minutes, retour en studio, interruptions publicitaires (au moins deux minutes), quelques bribes de conversation avec les concernés et retour, nous dit-on, «à la conclusion tragique du reportage». Quatre minutes. Et voilà.

Premier constat : le document en question n’étant que de seize minutes, n’aurait-il pas été possible de le montrer sans interruption ne serait-ce que par simple respect pour les militaires qui ont perdu la vie?

Deuxième constat : Patrice Roy ayant précisé qu’il s’agissait d’une mission extrêmement pénible de treize heures, d’une part, et ce genre de mission faisant rarement l’objet d’un reportage au petit écran, d’autre part, n’aurait-il pas été logique, nécessaire, humain, d’y consacrer l’émission entière et de permettre ainsi aux télé spectateurs de vivre un peu plus en profondeur la gravité de l’événement – et éventuellement se faire par eux-mêmes une meilleure idée des raisons de la mission de l’armée canadienne en Afghanistan?

Troisième constat : on (des gens associés au télé diffuseur) a grandement vanté le montage du reportage, plus particulièrement celui du son qui nous permettait d’entendre les conversations des soldats entre eux; mais ces dernières étaient plaquées sur des images sans lien, sans synchronisme, avec elles. Cette compression du temps banalisait à la fois le visuel et le sonore.

Bref, on a fait d’une tragédie humaine un petit show «punché» pour qu’il soit commandité et fasse des vagues, un petit show sans compassion aucune, car la compassion naît du temps passé à vivre avec autrui et à faire vivre les événements qui marquent leur destinée. Pourtant, le même télédiffuseur a consacré deux heures entières au mélodrame de Geneviève Jeanson.

On peut malheureusement imaginer de quelle manière on comprimerait dans la machine à effacer le temps de la télévision les sujets des trois films de Pascale Ferland, si on s’y intéressait, bien entendu, ce qui n’est pas du tout évident.